La crise profonde liée à la pandémie du covid-19 et à la crise systémique du Capitalisme posent de nombreuses questions. Alessio Arena, secrétaire national du Fronte Popoplare en Italie, Jean-Pierre Page – militant syndical CGT bien connu, Fadi Kassem – secrétaire national adjoint du PRCF, et Annie Lacroix-Riz – professeur d’histoire contemporaine – ont accepté de répondre en exclusivité aux questions d’Initiative Communiste. L’occasion d’apporter avec leur point de vue de communistes italien et français, de syndicaliste et avec l’éclairage historique de la connaissance des grandes crises du système capitaliste, une analyse de la situation, de ses causes et conséquences, et des solutions et mobilisation à construire dès maintenant pour s’en sortir.
Vous trouverez ci-après la première partie de cet entretien réalisé entre Paris et Milan le 29 mars 2020.
Initiative Communiste : Comment selon vous le mode de fonctionnement de la société actuelle, sur les plans national, européen et mondial, a-t-il précipité la diffusion du virus et l’engorgement catastrophique des systèmes de soins ?
Annie Lacroix-Riz : Le péril de pandémie est signalé par les scientifiques du monde depuis vingt ans. Comme dans toute l’Europe et le « monde libre », les gouvernements de France, qui gavent les grands groupes, ont cassé l’université et la recherche autant que le système de santé. Ils ont estimé que la recherche des vaccins, peu rentables, surtout dans le monde sous-développé que l’impérialisme mondial tient dans la misère, devait s’arrêter. Le gouvernement français a rappelé en mars 2020 qu’il maintenait sa ligne des « appels à projet », à court terme, qui ont porté une atteinte fatale à la recherche, fondamentale et appliquée.
Les mandataires des monopoles ont cassé notre système de santé, avant de passer à nos retraites, pour pouvoir le remettre aux assurances privées. Quant aux médicaments, ils ont cessé d’être fabriqués en France (et dans toute l’Union européenne parce que les groupes pharmaceutiques les jugent « non rentables »). À leur guise, les groupes pharmaceutiques les déclarent en « rupture de stock », pour pouvoir en faire exploser les prix [1]. Le capitalisme à son stade actuel est incompatible avec la santé des populations : il faut absolument lire ce « jeune retraité de la recherche pharmaceutique » qui démontre que, « sous les apparences d’un pays à la modernité clinquante, se cache une réalité digne du Tiers-Monde » [2], bref, « les eaux glacées du calcul égoïste »[3].
Jean-Pierre Page : Beaucoup de choses sont dites sur la pandémie de coronavirus, sur les retards, la sous-estimation, les consignes contradictoires et y compris sur le choix politique délibéré de dissimuler, de ne rien faire ou de laisser traîner les choses de manière irresponsable. Tout ceci est très important, mais est-ce cela l’essentiel ?
Cette crise sans précédent n’est pas la conséquence d’une fatalité ou d’une punition divine qui se serait abattue sur nous comme les 10 plaies d’Egypte. C’est le résultat de décisions politiques et économiques, de choix et de priorités stratégiques et finalement d’une crise systémique annoncée. Goldman Sachs la prévoyait pour mars 2020 ; le Forum de Davos s’en était fait l’écho : nous y sommes, et cela s’accompagne d’un coup d’Etat social !
La crise bouleverse complètement la donne et soulève une foule de questions inédites, en particulier pour les travailleurs et les peuples. Elle oblige à réfléchir autrement, d’abord dans l’urgence car des vies sont à sauver et cela implique de se donner les moyens pour cela. Ensuite, elle exige de réfléchir sur la stratégie à suivre si l’on veut être à la hauteur des exigences : elle suppose de faire un état des lieux précis – y compris internationalement – voir en quoi l’état des forces en présence est en train d’être modifié et même d’être profondément bouleversé.
La pandémie est mondiale : plus de 170 pays sont frappés, mais tout le monde ne le sera pas de la même manière. Pour les peuples, le prix à payer sera très lourd : le recul social et celui des libertés s’annonce sans précédent, les inégalités déjà criantes vont s’aggraver. On dit que la meilleure défense c’est l’attaque ! C’est ce que veut faire le Capital en se servant de cette situation comme prétexte pour un vaste « coup de torchon ». Le capitalisme a toujours su le faire avec l’usage des guerres ! Aujourd’hui, il veut passer aux actes ; toutefois, avec des risques véritables pour lui, car le cataclysme que nous vivons est aussi un formidable révélateur. Au fond, il faut observer les causes si l’on veut comprendre comment on en est arrivé là !
Alessio Arena : Tout d’abord, nous devons examiner comment l’économie mondiale s’organise actuellement, des marchés financiers aux chaînes de production. Le monde contemporain développe un niveau d’interconnexion sans précédent entre des régions et des peuples auparavant très distants les uns des autres. La fragmentation des chaînes de production et la répartition des processus particuliers dans des usines de production distantes de milliers de kilomètres, la circulation de plus en plus “libre” des capitaux à l’échelle mondiale, qui alimente d’énormes bulles spéculatives et des cycles de “valorisation” purement virtuels, mais aussi le modèle de consommation impliquant d’énormes masses de population, ont engendré une mobilité humaine inédite. Ce n’est pas un hasard si cette contagion s’est d’abord étendue aux principaux centres économiques des différents pays et s’est davantage enracinée là où la productivité est plus élevée et où, par conséquent, la mobilité sociale et la concentration de la population sont plus prononcées. Jamais auparavant la production de richesse n’a été socialisée comme aujourd’hui, dans une perspective où la socialisation s’étend à l’échelle planétaire. Jamais la richesse n’a été concentrée dans les mains de si peux d’individus par rapport à la population.
Fadi Kassem : Le mode de fonctionnement actuel porte un nom : le système capitaliste et ses déclinaisons : nationale, avec le MEDEF comme principal représentant en France ; européenne, à travers l’UE qui, dès ses origines remontant bien avant 1945, n’est qu’un cartel d’industriels, banquiers, financiers et grands commerçants défendant ses intérêts de classe et ses profits ; et mondiale, à travers ce qu’Alain Minc a nommé la « mondialisation heureuse ». Ce capitalisme a opté pour un visage dit « néolibéral » depuis 45 ans, une « nouvelle raison du monde » qui sanctifie un « sujet entrepreneurial » consacrant sa vie tout entière au travail (effaçant au passage la distinction entre vie privée et vie professionnelle), chante les mérites de « l’offre », du « risque », de la « liberté d’entreprendre », dénonce les « contraintes » que seraient les « législations sociales » et autres normes (notamment environnementales et… sanitaires !), et finalement démantèle les services publics nationaux, jusque dans leur appellation : l’UE ne parle pas de services publics mais de « services d’intérêt général » qui, selon la Commission européenne, « peuvent être fournis par l’Etat ou le secteur privé ».
Annie Lacroix-Riz : La liquidation multi-décennale de l’industrie, prioritairement organisée dans les pays à forte combativité ouvrière, comme la France et l’Italie, a des conséquences lisibles dans la gabegie sanitaire présente : en mai 2019, la direction britannique de l’usine Luxfer de Gerzat (Puy-de-Dôme), « la seule en Europe à fabriquer des bouteilles d’oxygène médical », l’a fermée, comme elle l’avait annoncée fin 2018 malgré des résultats florissants (jamais assez) [4]. On peut dresser le même bilan en tout domaine. Et que dire de la non-production des tests de dépistage, qui pour les mandataires du capital, « coûterait “un pognon de dingue” »[5], des masques, des vêtements de protection? Les effets de la « mondialisation », qui n’a été qu’une course délirante à la baisse des salaires et revenus non monopolistes, sont désormais démontrés.
Alessio Arena : C’est pourquoi il faut définir une politique industrielle pour la crise qui garantisse l’accès de la population aux biens nécessaires pour faire face à la période de quarantaine. Mais en même temps, il faut garantir la sécurité et la santé sur les lieux de travail qui devront continuer à fonctionner pendant un état d’urgence qui va durer plusieurs mois. Pour ce faire, nous ne pouvons cependant pas compter sur le gouvernement et les patrons. En Italie, Fronte Popolare a lancé le mot d’ordre du contrôle ouvrier sur la sécurité sanitaire et du pouvoir de direction des travailleurs sur la production, qui doit être reconnu par une loi. Cela correspond aux principes déjà inscrits dans notre Constitution. Il est impératif que les classes laborieuses proposent une politique industrielle de la crise et une capacité à guider la société dans son ensemble, définies en fonction de leurs intérêts, qui, à l’heure actuelle, correspondent plus que jamais à l’intérêt général du pays.
Alessio Arena : En Europe occidentale, dans les décennies de la guerre froide et aussi grâce à la pression du camp socialiste, les luttes sociales ont imposé le développement de systèmes de protection sociale souvent à l’avant-garde et richement financés. C’est le cas de l’Italie, qui a créé en 1978 son Service national de santé sur la base des principes de gratuité et universalité. Les trente années du régime de Maastricht n’ont pas réussi à expulser complètement ces principes de notre système : c’est pourquoi, dans cette crise, notre santé publique montre encore des éléments de qualité. Cependant, ce modèle a été fortement pollué : en 2001, une réforme constitutionnelle a régionalisé le système de santé, augmentant les inégalités entre les citoyens en matière d’accès aux soins. Une grande partie des ressources a été détournée des soins de santé publics vers le secteur privé. Rien qu’au cours des dix dernières années, la santé publique a perdu 37 milliards d’euros de financement. Cela a entraîné une réduction drastique des lits d’hôpitaux, une diminution des unités de soins intensifs qui, au début de la crise du coronavirus, étaient moins de 6 000 dans tout le pays, une baisse du nombre de médecins par habitant et un effondrement du nombre des infirmiers. Ces facteurs et d’autres encore, ont provoqué la détresse de notre système de santé dans cette phase d’urgence, à laquelle la mobilisation des meilleures énergies du pays – des énergies parfois extraordinaires – tente de remédier tardivement.
Fadi Kassem : Oui, la stratégie néolibérale a débouché sur une immense vague de privatisations et de dérégulations afin, d’une part, d’assurer une « totale liberté de circulation » (surtout des capitaux, amateurs de paradis fiscaux et autres « zones franches ») au sein d’un monde « sans frontières » – chose que revendique notamment le MEDEF dans son manifeste Besoin d’aire de 2012 – ; d’autre part, de réduire les « coûts » et les « déficits budgétaires » en sabrant dans les « dépenses » sociales concernant des secteurs comme les transports (autoroutes, SNCF), les énergies (ex-EDF et GDF), l’Education nationale… et bien entendu les structures hospitalières jugées insuffisamment « rentables » et « efficaces ». Résultat : en France, 17.500 lits d’hôpitaux de nuit ont été fermés entre 2013 et 2019, et le budget 2020 prévoyait une coupe budgétaire de 3,5 milliards d’euros pour le secteur de la santé !
Jean-Pierre Page : De quelles armes dispose-t-on alors pour se défendre et pour vaincre ? Comment passer à l’offensive quand l’adversaire de classe est sur la défensive, comment passer à l’acte par l’initiative et si oui, comment en tirer avantage pour partout affaiblir et durablement les positions du Capital ? Il n’y a pas d’autres voie que de s’adresser au peuple, aux travailleurs pour les appeler à refuser de subir et à entrer en résistance sous toutes les formes possibles. Nous ne sommes pas à contre-courant, les luttes récentes en portent témoignage. Toute action participe au rapport des forces et à inverser le cours des choses : agir contre les réquisitions, utiliser le droit de retrait de manière systématique, refuser les licenciements, prendre le contrôle de la production partout ou c’est possible et nécessaire pour assurer la vie des gens. On nous parle de nationalisations, mais quelles nationalisations ? Rappelons-nous qu’en 2008 on a nationalisé mais pour utiliser l’argent publique et privatiser ensuite. Alors de quoi parlons nous ! Passer à l’offensive, c’est donc appeler sans tarder les travailleurs à assumer leurs responsabilités à tous les niveaux. Il ne saurait y avoir de domaine réservé.
Fadi Kassem : Aujourd’hui, nous voyons combien cette stratégie austéritaire, dictée par l’imbécile Banque centrale européenne attachée à ses dogmatiques « critères de stabilité et de convergence » maastrichtiens et par les « recommandations » de la Commission européenne, appliquée par des euro-gouvernements zélés comme celui du tandem Macron/Philippe, a plongé les pays ayant appliqué la « thérapie de choc » néolibérale dans le désastre. Il est significatif de constater que ¾ des décès se concentrent en Europe, particulièrement en Italie, en Espagne et en France… soit les pays du « club Med » (comme les nomme avec dédain Angela Merkel) qui ont le plus souffert de la mise en œuvre dictatoriale des directives et autres « recommandations » européistes ; et si jamais la Grèce est sévèrement touchée à son tour par la pandémie, gageons que les conséquences seront désastreuses.
Annie Lacroix-Riz : On notera cependant l’avantage relatif de l’Allemagne, qui a écrasé, depuis 2008, ses « partenaires » de l’Union européenne par ses exigences d’austérité et de « paiement de la dette » ‑‑ dette privée des banques transformée en dette publique ‑‑ qui ont, entre autres, de 2010 à 2015 et depuis appauvri la population grecque autant que sous l’Occupation allemande. Il reste au tuteur de l’UE, qui a frappé durement sa propre population mais qui, à la différence de ses États satellites, n’a pas entièrement cassé son industrie, des avantages dans la gestion de la crise sanitaire (tests, équipements, masques, etc.). À cette date, l’Italie, l’Espagne et la France ont perdu toute autonomie : la marée de l’infection dans les pays latins, où la population n’est pas testée, pas protégée (soignants en tête), pas traitée, illustre les merveilles de « la concurrence libre et non faussée », du « renard libre dans le poulailler libre ».
Jean-Pierre Page : Certes, les modifications du rapport des forces intervenu il y a 30 ans ne sont pas sans influence, la prétendue « Fin de l’histoire » a donné des ailes au néolibéralisme et à l’unilatéralisme, à une vision hégémonique organisant le chaos, justifiant une conflictualité permanente et des guerres qui ont été banalisées ; en outre, la frénésie financière s’est développée comme jamais, l’explosion des inégalités et l’enrichissement obscène d’une petite oligarchie mondialiste n’ont cessé de croitre, la pensée dominante est devenue le prêt à porter des médias, la « gauche » politique et syndicale s’est convertie au « capitalisme à visage humain ». Ce fonctionnement au service exclusif de la classe dominante a produit une crise économique, sociale, environnementale, alimentaire, politique et démocratique sans précédents pour les peuples mais pas pour les privilégiés. Maintenant vient le moment du prix à payer.
Pour le capitalisme dominant, il n’y a pas d’autres choix que de présenter la note aux peuples et aux travailleurs. Il y aura des dommages collatéraux mais, nous disent des politiciens américains, « si c’est le prix à payer pour sauver l’économie américaine, alors il faut accepter de faire ce choix, en sachant qu’il faudra décider qui parmi les victimes » ; les nazis avaient beaucoup recouru à l’eugénisme pour justifier leurs crimes. Les gouvernements au service exclusif du Capital craignent en effet de voir les places boursières continuer à s’effondrer. Pour eux, le danger est là et ils s’attendent à voir s’aggraver plus encore une récession qui, elle, n’avait pas attendu le coronavirus. Résultat : on fait pleuvoir les milliards, mais on se demande comment fabriquer des masques, des ventilateurs respiratoires, des lits pour les hôpitaux. On encourage les pays du Sud à s’endetter plus encore en faisant appel au FMI pour accroitre leur dépendance. Les priorités du Capital ne sont pas et ne peuvent pas être les nôtres : pour le système dominant il faut assurer sa survie ; pour les peuples, il y a là un défi à relever !
Annie Lacroix-Riz : C’est important de le souligner : « l’Europe » de Bruxelles n’a rien de plus pressé à faire – en sus de gaver ses monopoles de fonds que les travailleurs-contribuables devront rembourser, comme après 1931, comme après 2008 – que d’examiner au 26 mars les conditions d’adhésion à l’UE de l’Albanie et de la Macédoine du Nord. Et que son tuteur allemand a simultanément déclaré qu’il gâterait ses seuls monopoles, excluant toute mutualisation « européenne » avec les États satellites.
Alessio Arena : Il n’y a aucun doute que nous sommes confrontés à un double échec : celui du néolibéralisme et celui de l’Union européenne, qui a été la grande source d’inspiration et d’orientation de l’effondrement des services publics et des politiques d’austérité.
Jean-Pierre Page : Il y a des signes de prises de conscience de cela. Le rapport annuel 2020 du très libéral laboratoire de recherches Edelman, qui porte sur une étude auprès de 35 millions de personnes des 5 continents, montre que 74% de l’opinion mondiale considère que le capitalisme est un système injuste, 56% qu’il fait plus de mal que de bien et 73% pensent qu’il faut changer de système. Aujourd’hui, la démonstration est éclairante : le capitalisme entraîne l’humanité vers le gouffre, il n’y a donc pas à réfléchir indéfiniment et de manière savante sur ce que doit être l’alternative. Si le capitalisme est partout en question et mondialement sur la défensive, ne faut-il pas envisager cette situation à haut risques comme également une période de choix et d’opportunités ? Paul Nizan disait : « la bourgeoisie comme classe doit convaincre qu’elle agit pour le bien de l’humanité et elle doit faire en sorte de le croire elle-même »
Car tout ramène finalement au choix de société que nous voulons et aux moyens que l’on se donne pour y accéder. Si nous sommes en guerre – et c’est une guerre sociale –, comment allons-nous faire face, avec quels moyens, pas dans des mois ou des années, mais maintenant ?! Le temps presse, et c’est bien de résistances et de lutte des classes dont il faut parler ! Nos prédécesseurs l’ont fait quand il s’est agi de combattre le fascisme : Nous vivons une de ces périodes où l’histoire s’accélère.
Il y aura un avant et un après : les choses doivent changer radicalement. Tout ce que nous vivons actuellement ne sera pas mis entre parenthèses, les choses ne reprendront pas comme avant, à la même place ! Le croire serait tromper ceux qui sont autour de nous et se berner soi-même.
Initiative Communiste : Les autorités françaises et européennes ont-elles, selon vous, réagi de manière opportune et pertinente face à l’épidémie ?
Jean-Pierre
Page : La première
décision du G7 a été de déverser des milliards d’aide aux entreprises et aux
banques ; mais dans le même temps, on est incapable de donner les moyens
au système de santé d’assurer ses missions. La France est un exemple : depuis
de nombreuses années, elle connaît les luttes de médecins, d’infirmières, d’urgentistes,
d’aides soignants. Pour faire face à cette situation catastrophique, le
gouvernement mobilise 45 milliards et de nouveaux cadeaux pour soutenir les
entreprises et les banques… et 2 milliards pour la santé : c’est la
recette du pâté de cheval et d’alouette ! Autre exemple, plus extrême,
celui des Etats-Unis où plus de 50 millions de personnes sont sans protection
sociale, où l’on compte un taux de 2,8 lits pour 1000 habitants quand il est de
12,3 pour la Corée du Sud, et même de 3,2 pour l’Italie (selon la Banque
mondiale). Le confinement pour un travailleur américain équivaut à perdre son
salaire, ses indemnités, sa couverture santé minimum, mais il n’y a pour lui ni
sécurité, ni dépistage ; être traité contre le coronavirus vous coûtera
32000 dollars. Il faudrait, selon le ministre de la santé états-unien, plus du
double de ventilateurs pour faire face à ce qui s’annonce comme le pire ;
déjà, le comptage sordide des victimes montre qu’il est plus élevé qu’en Chine.
Pour résoudre ce problème et comme dans un film de série B, les Etats-Unis ont
cherché précipitamment, mais en vain, à accaparer des ventilateurs en Corée du
Sud en échange d’obtention de contrats ; ils ont aussi cherché à dévaliser
un laboratoire allemand de recherches mettant au point vaccins et traitements
contre l’épidémie.
On pourrait multiplier les exemples ! Comment s’étonner alors de l’asphyxie du
système hospitalier quand il a été et est soumis aux choix du libéralisme le
plus cynique, aux privatisations, au pillage, à la corruption, au piratage et à
la marchandisation ?
Alessio Arena : Concernant l’Italie, la première question à se poser est de savoir si la situation est sensiblement différente du reste de l’Europe. Il est certain que le premier foyer d’infection en Italie a été détecté entre le 21 et le 22 février et que, dès lors, la situation a explosé dans toute sa gravité. Les semaines suivantes ont permis de démontrer qu’il y avait eu des foyers d’infection depuis longtemps dans d’autres pays, dont certains ont connu dans les semaines suivantes une augmentation de la propagation du Covid 19 encore plus rapide que l’Italie.
Le nombre de personnes infectées se nivelle rapidement dans tout le continent, tandis que les États-Unis ont dépassé depuis des jours l’Italie et la Chine en nombre total de cas détectés, et il convient de rappeler que dans ce pays, les structures médicales destinées à protéger les couches plus pauvres de la population sont infiniment plus faibles que celles disponibles en Italie. Il est nécessaire de souligner, dans ce sens, que la science nous dit que le nombre de personnes réellement infectées est probablement un multiple de celui qui a été établi (certaines estimations disent même dix fois plus) et que les mesures de confinement servent à contenir et à briser la chaîne de diffusion d’une contagion qui est déjà, malheureusement, un phénomène de masse.
Fadi Kassem : La première responsabilité des autorités françaises et européennes est d’avoir sous-estimé, voire carrément négligé la menace : en janvier 2020, Yazdan Yazdanpanah, membre du Conseil scientifique auquel aiment tant se référer les macronistes pour justifier leurs (non-)décisions, assurait que la France ne serait pas touchée par la pandémie ; le 6 mars 2020, au théâtre, Macron expliquait avec une infantile inconséquence qu’il fallait que « la vie continue » et qu’« il ne faut pas, sauf pour les populations fragiles, modifier les habitudes de sortie » ; le 15 mars 2020, il sortait fier-à-bras de la mairie du Touquet pour exhorter la population à accomplir son « devoir civique » en votant aux élections municipales ; remarquons d’ailleurs que nombre d’assesseurs officiant dans les bureaux de vote ce jour-là ont été contaminés…
Jean-Pierre Page : La crise que nous vivons autour de la pandémie est aussi celle des relations internationales. Où est la coopération ? Où sont l’impulsion et la mobilisation des pays les plus développés ? Elle n’existe même pas au niveau européen, et pour cause : le seul objectif des gouvernements et des institutions européennes, c’est de sauver l’Euro.
Alessio Arena : S’agissant de l’adéquation des mesures prises par les gouvernements et l’Union européenne, la question est complexe. Les mesures prises par le gouvernement italien, bien que manifestement tardives car il fallait se préparer dès l’apparition du coronavirus en Chine, ont été les plus rapides en Europe : l’Italie a été objectivement le premier pays à identifier un foyer et à prendre des mesures. Mais il s’agissait aussi de mesures très graduelles, limitées par l’obéissance du gouvernement aux priorités dictées par le patronat : le refus d’établir une zone rouge dans la province de Bergame, la plus touchée par l’épidémie mais aussi l’une des plus industrialisées du pays, est emblématique.
Fadi Kassem : Même causes, mêmes effets en France : alors que la pandémie se répandait sous leurs yeux – le 6 mars, le préfet du Haut-Rhin évoquait un « stade 2 avancé » pour le département qui saturait déjà –, Macron et le gouvernement Philippe ont continué de faire comme si de rien n’était, incapables d’anticiper quoi que ce soit ; désormais acculés, ils tentent de sauver les meubles. Seulement voilà : les masques, les lits d’hôpitaux et les respirateurs manquent… et le personnel médical, admirable de courage et de dévouement mais exténué et en colère (à juste raison), commence à compter ses morts ; et plutôt que d’utiliser l’un des rares traitements potentiellement efficaces, la chloroquine, le gouvernement entre dans une vaine et stérile « polémique » faisant perdre un temps fou.
Alessio Arena : En ce qui concerne les autres pays européens, la situation doit être évaluée en partant du principe qu’il est très peu probable que le virus soit arrivé en Italie avant que ce soit le cas en France, en Allemagne ou en Espagne. La question est de savoir si quelques gouvernements ont tenté d’obtenir un avantage dans la concurrence sur les marchés mondiaux, en appliquant au moins partiellement la politique que Boris Johnson à déclaré publiquement de façon si maladroite : laisser la contagion se diffuser et espérer une “immunité des troupeaux”. Une telle attitude, pleinement dans l’esprit antihumain du capitalisme, constituerait un véritable crime contre l’humanité et il est de notre devoir, en Italie comme en France et ailleurs, de nous battre pour que ce point soit pleinement éclairci.
Fadi Kassem : Totalement dépassés, les gouvernements italien, espagnol et français ne peuvent de surcroît compter sur l’UE – mais cela n’est pas une surprise – qui rechigne à « suspendre » (et certainement pas abandonner) ses imbéciles « critères de Maastricht ». A tel point que la presse italienne crache – légitiment et très justement – son venin sur l’UE et estime que « le projet européen est terminé ». Il faut admettre que les Italiens ont de quoi râler contre la « solidarité » de l’UE : la République tchèque a ainsi détourné des masques de protection en provenance de Chine et qui leur étaient destinés !
Annie Lacroix-Riz : Cette pandémie, qui s’est heurtée à une effarante passivité, chronologiquement démontrée, notamment en France[6], est une épreuve de vérité contre la propagande et l’idéologie dominantes. Enfin s’affiche la différence fondamentale entre les pays socialistes qui, si atteints qu’aient été ceux qui ont survécu à la chute de l’URSS, accablés par les sanctions impérialistes, tiennent tant à la santé de leurs travailleurs et se portent au secours de ceux du « monde libre », et le pays du capitalisme triomphant, qui n’a jamais cessé de maltraiter les siens (la synthèse de l’historien américain Howard Zinn l’a rappelé)[7]. On peut penser que beaucoup d’Italiens s’en souviendront. Elle est où, la dictature?
Initiative Communiste : Justement, que vous inspire le fait que l’UE et les USA sont au mieux, restés passifs face à la catastrophe italienne, sans parler des « pays de l’Europe du Nord » ordinairement montrés en exemple par les médias, alors que la Chine populaire prenait des mesures drastiques efficaces chez elle et que Cuba socialiste ou le Venezuela bolivarien strangulés par le blocus occidental, envoyaient aussitôt de l’aide médicale à l’Italie (c’est d’ailleurs aussi le cas de la Russie et de la Chine, inlassablement présentées comme nos ennemies !) ?
Alessio Arena : En tant qu’Italiens et communistes, nous remercions la Chine, Cuba, le Vietnam et la Russie pour l’aide qu’ils ont apportée à notre peuple. D’autre part, le peuple italien a toujours fait preuve d’une forte solidarité internationale et nous pouvons dire que cette aide montre la solidité de liens de solidarité mutuelle consolidés au fil du temps et de nombreuses urgences. Nous demandons également à notre gouvernement de contribuer à mettre fin à la politique de sanctions économiques de la part de l’UE et des États-Unis, qui persiste même pendant cette situation d’urgence et à laquelle les gouvernements italiens de toutes les couleurs se sont souvent et volontairement associés.
Quant à l’Union européenne, elle mérite d’être étudiée en profondeur séparément. La question des “coronabonds” révèle le caractère du projet “ultra-impérialiste” que représente l’UE et remet en cause son caractère et sa hiérarchie, à la tête de laquelle l’impérialisme allemand s’est placé jusqu’à présent. Une fois de plus, nous pensons que les classes ouvrières doivent passer à l’offensive : nous sommes en train de définir avec nos alliés une campagne en ce sens, composée de propositions concrètes, que nous espérons développer en Italie et ailleurs. Ce qui est sûr, c’est que le modèle européen montre aujourd’hui son échec et que son amputation est nécessaire pour éviter que le continent tout entier, coincé par l’emprise de la crise sanitaire actuelle et de la crise économique à venir, n’entre de façon irréversible dans une gangrène sociale.
Fadi Kassem : En réalité, dans cette crise, ce sont la Chine populaire, le Venezuela bolivarien et Cuba socialiste qui sont à l’avant-garde du combat, apportant des masques et personnels médicaux et ayant, dans le cas de la Chine, opté pour une stricte politique de confinement ayant porté ses fruits pour juguler la diffusion du virus. Les Italiens ne s’y trompent pas : voici que le drapeau de l’UE est désormais descendu et remplacé par celui de la Chine populaire ! Et pendant ce temps, l’illuminé Trump refuse d’aider financièrement le Venezuela pour lutte contre le virus et accuse les Chinois d’être responsable de la diffusion du virus…
Jean-Pierre Page : Oui, les Etats-Unis utilisent la crise sanitaire pour accroitre les tensions en s’en prenant systématiquement à la Chine, jusqu’à refuser de signer la déclaration commune du G7 au nom du fait qu’il faudrait stigmatiser l’action du Parti communiste chinois (sic). Les Etats-Unis instrumentalisent le système onusien et contestent le rôle, l’action lucide et responsable de l’OMS. Ils paralysent le multilatéralisme au bénéfice de l’unilatéralisme qu’entend poursuivre Washington comme dans le cas du Venezuela. L’obsession hégémonique américaine sur l’Amérique latine vient de conduire un tribunal américain à inculper Nicolas Maduro .Les manœuvres de l’OTAN « Defender 2020 » se poursuivent en Europe et vont jusqu’à établir un lien entre la pandémie et des préparatifs de guerre y compris nucléaire contre la Russie.
Je pense donc, qu’on ne peut parler de passivité de l’UE et des Etats-Unis. L’impérialisme est plus que jamais dangereux et ne masque pas la permanence de ses intentions belliqueuses à fortiori quand il se trouve placé sur la défensive. Dans ce contexte, il a d’autres préoccupations que de s’intéresser à l’Italie, où la tragédie à laquelle on assiste fait figure pour Bruxelles et Washington de simples « dégâts collatéraux ».
Je veux ajouter que les peuples en Europe font l’expérience amère et concrète de ce qu’est la finalité de l’U.E et ce à quoi elle sert. Pour éviter la faillite de l’euro, la BCE mobilise 750 milliards pour soutenir le Capital spéculateur, mais pas un euro pour se doter des équipements hospitaliers ou encourager la recherche médicale alors que nous sommes en manque de masques, de lits en réanimation et de ventilateurs respiratoires.
A l’inverse, à Cuba, où la santé est gratuite, on forme 15.000 professionnels de santé par an, on mobilise tous les moyens matériels et humains face à l’épidémie. La recherche y a fait des progrès spectaculaires, au point de placer Cuba aux tous premiers rangs des pays dans la lutte contre le cancer. Pourquoi ne parle-t-on pas du traitement des chercheurs cubains mis au point pour soigner le coronavirus ? En Chine, on a innové, construit des hôpitaux en dix jours, produit des centaines de millions de masques dans un temps record, mobilisé des moyens considérables pour la recherche, y compris appliquer les thérapies de la médecine chinoise vieille de 5000 ans. A Wuhan comme dans plusieurs provinces, on a fait le choix politique de mettre l’activité des entreprises et l’économie entre parenthèses et de faire de la vie des gens la priorité absolue : on a mis en place des structures de proximité pour le dépistage comme pour l’alimentation avec la participation directe des citoyens rue par rue, quartier par quartier.
Quelle leçon que de voir l’Italie renoncer à faire appel à Bruxelles pour se tourner vers la Chine, Cuba, le Venezuela et la Russie ! Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas en Europe, comme on le voit avec l’Autriche, la Serbie, la Belgique, l’Espagne. Il n’est plus possible de ne pas en tirer toutes les conséquences et de continuer à s’agripper à l’illusion d’une Europe prétendument sociale quand elle fait la démonstration du contraire.
La Chine, Cuba, le Venezuela, la Russie, sont des pays par ailleurs soumis à des sanctions, des blocus et des pressions de toutes sortes. S’ils volent au secours des peuples en Europe, ils le font aussi ailleurs pour fournir du matériel sanitaire, des expertises, du personnel médical. A elle seule, la Chine apporte sa coopération à 80 pays et a fait un don de 20 millions de dollars à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ; Cuba a envoyé ses médecins internationalistes dans bien d’autres pays que l’Italie ; et même au Brésil dont ils avaient été chassés il y a un an et où, cruelle ironie Jaïr Bolsonaro, les a fait rappeler. Ces pays ne sont pas des modèles, ils sont des exemples.
Dans ce sens, il s’agit bien d’une guerre, entre deux logiques, deux visions, deux conceptions du monde ! Dans une barricade dit-on, il n’y a que deux côtés : cela s’applique particulièrement à la situation que nous connaissons et aux premières leçons à en tirer.
[1] Clair sur « les causes des ruptures d’approvisionnement »http://www.ordre.pharmacien.fr/Le-Dossier-Pharmaceutique/Ruptures-d-approvisionnement-et-DP-Ruptures,
[2] https://lundi.am/Entretien-avec-un-jeune-retraite-de-la-recherche-pharmaceutique
[3] Karl Marx, Le manifeste du Parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 35.
[5] https://lundi.am/Entretien-avec-un-jeune-retraite-de-la-recherche-pharmaceutique
[6] Pascal Marichalar, « Savoir et prévoir. Première chronologie de l’émergence du Covid-19 », La Vie des idées, 25 mars 2020.
[7] Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002 (1e édition, 1980).