Dans une série d’articles, nos jeunes camarades des JRCF reviennent à travers l’analyse de différentes questions très concrètes concernant la Martinique et la Guadeloupe sur le système néocolonial qu’est toujours au XXIe siècle l’impérialisme français. Le 1er article de la série s’intéresse aux Békés.
L’un des mérites de la dernière conférence nationale du PRCF[1] est d’avoir parlé, au travers de sa résolution politique, sur un sujet important pour tout communiste français : la question du système colonial que subissent plusieurs territoires de la France, que ce soient les DROM ou d’autres terres propriétés de la France.
Nous nous sommes positionnés contre le système issu de la période coloniale, au sein duquel la classe dominante est la même élite issue de la période esclavagiste et désormais adossée aux trusts métropolitains, dominant économiquement, socialement et politiquement la vie des îles qui sont propriétés de la France.
Si un « métropolitain » lit ces lignes, sans doute sera-t-il étonné, voire surpris face à de tels termes. Et en effet, comment pourrait-il en être autrement ? Le métropolitain n’est quasiment jamais informé de la vie dans ces territoires, même lorsqu’ils sont officiellement des départements à l’instar de la Réunion ou de Mayotte. Dans ce dernier cas, plusieurs manifestations massivement suivies ont provoqué le blocage l’île au cours de ces dernières années, sans pour autant que la télévision française n’envisage de les évoquer. Ainsi, il n’est pas étonnant que des hommes bardés de diplômes, tel Emmanuel Macron, puissent penser que la Guyane est une île ![2] Nous allons devoir donner des exemples concrets afin d’expliquer brièvement ce que signifie cette dénonciation. Pour faire court – il ne s’agit pas de faire un ouvrage sur la question –, nous allons parler des Antilles françaises (Martinique et Guadeloupe) pour les raisons suivantes :
- Leurs caractéristiques communes ;
- la monopolisation économique des ressources au profit d’une même élite issue de la colonisation et de la métropole ;
- la cherté de la vie et la difficulté d’accès aux premières nécessités.
- la pollution au chlordécone ;
- le chômage de masse.
Monopolisation de l’économie guadeloupéenne et martiniquaise : économie de colonie et élites Békés
Les deux îles antillaises possèdent certaines denrées exploitables, surtout en matière agricole : impossible de ne pas évoquer l’exploitation bananière, mais il nous faut aussi considérer la production du café, du melon ou encore de la canne à sucre. Ces exploitations furent accaparées par une élite qui en détient le quasi-monopole, c’est-à-dire qu’elle réunit entre ses mains la quasi-totalité de l’économie des îles.
Cette élite se nomme les « békés ». Ils sont les descendants des colons et des esclavagistes français, blancs de peau. Habitant à la fois en Guadeloupe et en Martinique, leur présence est toutefois plus marquée sur cette dernière car, si durant Révolution française et la révolution (sic) industrielle, la Guadeloupe avait pu subir un semblant d’épuration, les békés martiniquais ont su préserver leur pouvoir en Martinique en y faisant pénétrer les Anglais au moment de la Terreur[3], ce qui explique le fait que nous retrouvions exactement les mêmes familles à la tête de la Martinique contemporaine qu’à l’époque !
En 2009, les békés représentaient 1% de la population totale de l’île, mais détenaient 52% des terres agricoles, 20% de la richesse de l’île[4], 90% des entreprises de la filière agroalimentaire, 40% de la grande distribution et 50% du commerce d’importation alimentaire[5]. Dans les années 90, ils contrôlaient 29,2 % des entreprises de plus de vingt salariés en Martinique et 16,5% des entreprises de plus de dix salariés en Guadeloupe. Cette élite blanche naît et vit sur l’île, et ses membres se considèrent parfois comme étant les seuls vrais Martiniquais. Pourtant, ils possèdent d’excellentes relations avec la métropole ; ainsi, certains de leurs enfants ayant étudié dans les grandes écoles parisiennes, ils sont parfaitement capables de faire utilement du lobbying lorsque cela est nécessaire, par exemple quand un concurrent à la banane martiniquaise risque de faire du tort à leur profit[6]. Cela leur a permis, en Guadeloupe et en Martinique, de faire pression afin de pouvoir conserver jusqu’en 1993 – soit bien après son interdiction en métropole – un pesticide censé lutter contre le charançon de la banane : le chlordécone, connu pour ses risques cancérigènes. Un produit qui est accusé d’avoir empoisonné les Antilles de manière durable et dont nous allons reparler.
L’une des caractéristiques des békés est de vivre en vase-clos et selon une hiérarchie socio-raciale toujours active aujourd’hui, ce qui leur permet à la fois de se différencier des noirs et des mulâtres[7]. En effet, et encore une fois surtout en Martinique, ce groupe a très peu bougé à travers les époques, notamment parce qu’ils appliquent une stratégie matrimoniale sévère centrée sur l’importance de la famille[8], dont l’objectif est le maintien de sa pureté raciale et de son pouvoir économique. La pire des infractions morales chez les békés, c’est le mariage avec un noir ou un mulâtre, pouvant entraîner l’exclusion de l’individu du cercle familial (et vu son importance, c’est une arme de dissuasion) et de son groupe entier. Les unions hors mariage entre hommes békés et femmes noires sont tolérées à défaut d’être recommandées, mais celles entre femmes blanches et hommes noirs sont taboues, pouvant même mener à l’exclusion car elles risqueraient de détruire la position dominante des békés, rajoutant ainsi la misogynie au racisme… Cet entre-soi mène aussi en conséquence à une sorte de ghetto résidentiel des békés, loin des autres habitations, leur permettant de vivre entre eux dans leurs « grandes villas à l’aspect soigné, sur des terrains clôturé au gazon parfaitement tondu et entretenu »[9].
Qui trouvons-nous parmi eux ?[10]
Nous trouvons dans les noms, les Hayot, propriétaires du Groupe Bernard Hayot, l’un des géants des îles en matière d’importation et de distribution. Le groupe détient entre autres les magasins Carrefour, Euromarché, Yves Rocher, Mr Bricolage ou encore Renault. En 2010 son chiffre d’affaires était de 400 millions d’euros. Il y a une dizaine d’années, son dirigeant avait tenu des propos racistes et négationnistes sur l’esclavage…[11]
Les Huyghues Despointes sont eux aussi des géants en matière de d’importation et de distribution, propriétaires des principales usines de production alimentaire. Dix ans après l’accord issu de la grève historique en Guadeloupe de 2009, les syndicats ont pointé le sérieux manque d’engagement du groupe au sujet de la prime de 200 euros à accorder aux salariés, pourtant inscrite dans le fameux accord.
À noter qu’il existe aussi une hiérarchie au sein même des békés s’opérant selon des critères comme la fortune, le nom, l’éducation, la réputation et les fréquentations. Ainsi après le haut du panier, nous avons les békés moyens (notions floues), puis les békés « goyaves », c’est-à-dire les blancs pauvres méprisés à la fois par les békés possédant la puissance économique et les gens de couleurs ayant une position sociale supérieure à la leur. Sans parler des békés qui ont un ancêtre noir, ce qui les exclut du groupe des békés, à l’instar d’une famille puissante comme les Monplaisir.
À noter que dans leur grande majorité ces bourgeois ne possèdent pas le pouvoir politique sur l’île : la domination économique et les liens forts avec Paris (agissant comme puissance politique) suffisent largement à assurer leur pouvoir. En observant ce cas, il serait intéressant que ceux qui prétendent le primat du politique sur l’économique nous expliquent cette situation[12].
On remarquera aussi la persistance du pacte colonial de la France avec les îles en ce sens que sous l’Empire, la France s’octroyait le droit exclusif d’approvisionner ses colonies de tous les objets dont elles avaient besoin[13]. Aujourd’hui, la métropole fournit toujours (en 2016) 68,9 % des importations de la Martinique et 60,6% de la Guadeloupe. La métropole garde aussi le monopole sur les exportations.
Il s’agit très clairement d’un capitalisme monopolistique, privé, dont les quelques possédants profitent assurément, la libre concurrence n’existant visiblement pas là-bas. Est-ce que cela profite, en un sens quelconque, aux populations locales ?
A suivre.
Ambroise, militant JRCF.
[1] Du 1er au 2 juin 2019.
[2] « Emmanuel Macron et ‘’l’île’’ de Guyane », Le Point, 27/03/2017.
[3] Soit durant la période du Comité de salut public et de Robespierre. Ce qui nous permet de rappeler que si les békés avaient peur, c’est que Robespierre a été le premier à abolir l’esclavage en France !
[4] « L’œuvre négative du colonialisme français aux Antilles. La production et la reproduction d’une pigmentocratie », Saïd Bouamama, 15 juin 2018.
[5] « La hiérarchie « socio-raciale » en Martinique. Entre persistance postcoloniale et évolution vers un désir de vivre ensemble », Ulrike Zander, 2013.
[6] « Les derniers maîtres de la Martinique », documentaire de 2016.
[7] Les mulâtres sont un groupe qui se différencie des deux autres catégories, mais dans un sens bien plus flous. Leur origine est dûe majoritairement à l’exploitation sexuelle de la femme esclave noire par le maître blanc. Ayant bénéficié de la politique assimilationniste de la Troisième République, ils représentent majoritairement l’élite intellectuelle et politique des îles et essayent de grimper dans l’échelon sociale par le blanchiment de la peau.
[8] Ulrike Zander : « Il ressort de ces discours qu’il existe un fort sentiment identitaire béké : on est d’abord Béké, avant d’être Martiniquais et Français. Etant donné qu’il s’agit d’un groupe numériquement restreint à caractère largement endogame, l’appartenance familiale joue un rôle central. »
[9] Ulrike Zander, 2013.
[10] Nous ne donnons que quelques noms, pas tous.
[11] Bernard Hayot, soit le chef de famille et des békés, dans le documentaire « Les derniers maîtres de la Martinique »…
[12] C’est le cas d’Étienne Chouard, exposé dans son ouvrage Notre cause commune et dont nous avions fait la critique.
[13] « L’œuvre négative du colonialisme français aux Antilles. La production et la reproduction d’une pigmentocratie », Saïd Bouamama, 15 juin 2018.