Initiative communiste propose une réflexion personnelle stimulante d’Adrien Delaplace, qui établit un lien entre l’agonie du “capitalisme de la séduction” analysé par Michel Clouscard et son potentiel dépassement par le salaire à vie socialisé, décrypté par Bernard Friot… sans oublier les nécessaires mesures d’un “communisme de guerre”.
La crise du coronavirus et la sénescence du capitalisme
Alors que quelques ultra-réactionnaires ont assumé sans vergogne leur préférence de laisser mourir massivement des personnes âgées ou malades plutôt que de trop perturber le fonctionnement de l’économie capitaliste face à la pandémie du nouveau coronavirus, il est une victime collatérale déjà en fin de vie que, pour de tout autres raisons, nous ne pleurerons pas : « le capitalisme de la séduction », magistralement caractérisé et dénoncé par le regretté sociologue marxiste Michel Clouscard.
L’agonie du « capitalisme de la séduction »
La nouvelle forme prise par les sociétés impérialistes après la Seconde Guerre mondiale, venue des Etats-Unis et importée en Europe de l’Ouest par le plan Marshall, souvent décrite de façon erronée comme une « société de consommation », a déployé des trésors d’imagination pour reconquérir l’hégémonie culturelle parmi la classe ouvrière, dans laquelle l’adhésion ou la sympathie communistes étaient très fortes. Les rhétoriques patronales classiques, en appelant à la défense de la nation, au sens du devoir, des réalités et des responsabilités, tendirent à se montrer plus discrètes, pour exalter l’hédonisme individualiste (présenté comme désormais accessible aux masses), le frivole, le ludique, la transgression : le principe de plaisir prenait de l’importance sur le principe de réalité dans la propagande à destination des couches populaires.
Cette entreprise de replâtrage à grande échelle des formes socio-culturelles du capitalisme impérialiste visant à désorienter et démobiliser massivement la classe ouvrière a aussi coïncidé avec des progrès sanitaires incontestables, marqués par une hausse importante de l’espérance de vie, et notamment une réduction considérable de la menace infectieuse grâce à l’avènement des antibiotiques et au développement de la vaccination (qui permit l’éradication mondiale de la variole en 1977). Il ne s’agit pas d’un élément déterminant dans la réussite de la stratégie du capitalisme de la séduction, mais néanmoins d’un facteur facilitateur indéniable : face à la menace permanente de terribles épidémies, le discours libéral-libertaire (une expression également due à Clouscard) serait passé beaucoup moins bien. Les incitations à la prise de risque individuelle, fussent-elles réservées aux prolétaires, se montreraient même dangereuses pour la bourgeoisie qu’aucune forteresse ne peut protéger efficacement du reste du monde en matière microbienne.
Comme Clouscard l’a montré (bien avant qu’on arrive si près de la réalisation de ses analyses !), le capitalisme de la séduction, libéral-libertaire, tend à accoucher du néo-fascisme. Dès le début du XXIe siècle, la prétendue « guerre contre le terrorisme » a achevé de balayer les illusions anticommunistes sur « la fin de l’histoire » à la suite de la « fin de la guerre froide », signifiant un retour, souvent progressif mais massif, aux mesures liberticides et au contrôle policier à grande échelle. Tout cela sans anéantir complètement les formes libérales libertaires : on assiste plutôt à une certaine fusion entre ces dernières et les formes ouvertement autoritaires de la dictature du capital. C’est tout l’art du « en même temps » macronien ; dès la campagne électorale de 2017, nous alertions sur le danger de fascisme libéral-libertaire incarné par le banquier converti à la politique.
Comme toute tactique ou stratégie de classe, la forme séductrice du capitalisme, devenu exterministe, se heurte à deux oppositions en interaction permanente, objective – évolutions techniques, événements « naturels » prévisibles ou pas, etc. – et subjective – les luttes de classes. Ces dernières, sous leur forme « traditionnelle » ou celle, au contenu classiste plus confus mais assurément populaire et résolue, des gilets jaunes, ont contribué de façon importante et salutaire (quoiqu’insuffisante) à affaiblir le pouvoir qui n’a de plus en plus que la répression violente à opposer aux protestataires, rendant de plus en plus difficilement crédibles les mythes de la « société de consommation » et du primat du « sociétal » y – alors que les couches populaires, et même moyennes, de la population peinent toujours davantage à « joindre les deux bouts ». En revanche,la crise sanitaire déclenchée par le nouveau coronavirus pourrait bien constituer le facteur objectif signant l’acte de décès d’un capitalisme de la séduction agonisant.
Souvenons-nous de ce début de mois de mars 2020 où le ploutocrate Macron, s’exhibant au théâtre (quelques semaines après en avoir été exfiltré sous escorte policière, hué par des travailleurs en lutte…), invitait avec indécence et irresponsabilité les Français à vivre normalement, à sortir (comme si les prolétaires, même en temps normal, pouvaient se le permettre fréquemment…), sauf pour les personnes âgées ou fragiles, plus vulnérables au Covid 19. Posture typique du capitalisme de la séduction… pendant que la crise sanitaire servait de paravent au gouvernement pour minorer l’utilisation du 49.3 afin d’imposer la contre-réforme des retraites, prolongeant l’autoritarisme violemment employé contre les grévistes et manifestants.
Mais il s’agit d’un chant du cygne : devant la réalité morbide de la progression explosive de l’épidémie, impossible, même en Angleterre et aux Etats-Unis, de poursuivre le discours libéral-libertaire et la promotion du « laisser faire ». Peuvent subsister des appels cyniques voire criminels à ne pas trop entraver le fonctionnement de l’économie (entendre : des profits capitalistes) ; mais l’injonction à la consommation ludique caractéristique du capitalisme de la séduction ne fonctionne plus : elle se heurte à une réalité objective trop forte, quelques puissants que soient les ressorts de la propagande de classe. La rhétorique guerrière macronienne est significative : pour tenter de faire oublier les fautes inexcusables de sabotage des hôpitaux, de l’industrie nationale propre à leur fournir le matériel nécessaire, d’avoir laissé l’épidémie se propager hors de tout contrôle sur le territoire malgré les alarmes de l’OMS (et même, en interne, de l’ex-ministre de la santé A. Buzyn, si l’on en croit les aveux de l’intéressée), il ne reste plus que le ressort traditionnel de la patrie en danger nécessitant l’union nationale, l’appel au sens du devoir et des responsabilité de chacun.
Ce naufrage du capitalisme de la séduction durera-t-il au-delà de la pandémie de coronavirus ? Nous gageons que, au vu de l’agonie qui est la sienne pour de multiples raisons que nous avons esquissées précédemment, la forme séductrice du capitalisme, dont il ne faut hélas pas sous-estimer la grande résilience (due d’ailleurs en partie à sa capacité considérable à changer de forme pour survivre aux crises), sera bel et bien enterrée. Malgré la domination des forces petites-bourgeoises, réformistes ou gauchistes sur la majorité des luttes françaises, depuis plus d’un an que les « marches pour le climat » se sont développées, les jonctions avec les gilets jaunes et les luttes de classes traditionnelles n’ont cessé de croître (fût-ce sur des bases réformistes et très confuses).
Le même constat s’applique aux luttes féministes : le mensonge éhonté de la macronie d’une contre-réforme des retraites qui serait « particulièrement bénéfique aux femmes », un peu trop gros, a produit l’effet inverse de celui espéré : une convergence accrue du féminisme et des luttes de classes. Bien sûr, on peut compter sur un opportuniste eurobéat et « Macron-compatible » comme le faux écologiste Jadot pour tenter de continuer à faire croire que des questions « sociétales » comme la protection de l’environnement priment sur les rapports de production ; mais la crise objective que subit de toutes parts le capitalisme sénescent – crise systémique et globale, où les aspects économiques, sociaux, militaires, environnementaux ou sanitaires interagissent intimement – rend le maintien du paradigme libéral-libertaire des plus douteux.
Repousser le techno-fascisme et l’écologisme bourgeois
Comme nous l’avons rappelé, la disparition du « capitalisme de la séduction » ne signifie nullement, hélas, dans les conditions actuelles, l’aube de la révolution socialiste : la pente « naturelle », prédite par Clouscard, conduit plutôt au néofascisme. On le voit avec la loi d’urgence « sanitaire » récemment adoptée au parlement, où des mesures effectivement sanitaires côtoient de lourdes attaques contre le monde du travail et des restrictions de liberté qu’il sera facile au gouvernement de tenter de pérenniser… tout comme les attentats qu’a connus la France en 2015 ont aidé le faux « socialiste » Hollande à normaliser des mesures de l’état d’urgence – d’une façon qu’il avait aussitôt utilisée pour entraver l’action de militants écologistes sans aucun lien avec la mouvance terroriste.
La forme macronienne de la fascisation tend vers le techno-fascisme, tandis que l’extrême droite classique (R.N.) demeure un danger considérable que la bourgeoisie maintient en réserve pour le cas où Macron serait trop affaibli. Le techno-fascisme consiste, dans la lignée du « capitalisme de la séduction », à utiliser les progrès technologiques comme facteur ségrégatif de classe majeur pour parer la course à l’abîme des atours modernes et respectables de la science, enrôlée d’une façon de plus en plus militaire (comme elle l’a toujours été en matière d’armement mais aussi pour « justifier » l’injustifiable, en théorisant le racisme eugéniste pour légitimer la colonisation, par exemple) dans tous les secteurs de la société.
Nous avons souligné dans notre article précédent à quel point l’invocation de la science par le pouvoir macronien dans sa gestion de la crise sanitaire actuelle dissimulait fort mal une démarche objectivement obscurantiste (voir aussi à ce propos ce communiqué de l’UFAL). Les connexions largement dénoncées par les scientifiques entre destruction massive des écosystèmes et périls sanitaires (voir par exemple cet article du Monde Diplomatique) fragilisent également l’alliance entre la techno-fascisation macronienne et la frange la plus rétrograde de l’« écologie politique », qui repose notamment sur la religion européiste : l’incurie totale de l’U.E. dans la crise sanitaire, maintes fois dénoncée par Initiative Communiste (voir par exemple cet article) ou son rôle très actif et délétère dans une déforestation qui n’est pas étrangère à la multiplication des maladies infectieuses émergentes (1), rendront plus difficile à avaler la couleuvre de « l’Europe qui protège l’environnement » aux écologistes sincères, tandis que les dogmes libre-échangistes consubstantiels de l’européisme volent en éclat devant l’urgence sanitaire.
L’un des tragiques rappels à la réalité matérielle que dispense la crise du coronavirus à tous ceux qui ont cru aux sirènes du « primat du sociétal » ou de la « fin de la classe ouvrière », c’est que ce sont les forces productives, tant dans leur développement que leur organisation, qui déterminent en premier lieu le cours de la vie de l’humanité. Malgré toutes les manœuvres propagandistes (là encore retranchées derrière des avis « experts » rassurants), notre gouvernement si connecté et technophile n’aura pas pu cacher longtemps la vérité : si la France se retrouve dans la terrible situation que nous connaissons, c’est en grande partie parce que ses services publics et son industrie ont été tellement détruits, que le dogme des flux tendus et le rejet de la planification au profit de la « concurrence libre et non faussée » ont tant conduit à l’imprévoyance que nous ne sommes plus en mesure non seulement de disposer des lits d’hôpitaux et du personnel soignant en nombre suffisant, mais aussi parce que nous ne sommes plus capables de fabriquer assez de masques, de médicaments, de matériel de dépistage et d’autres appareils indispensables au fonctionnement du système de santé. Le techno-fascisme est démasqué (au double sens du terme !) : la technologie tant vantée pour justifier les « restructurations » à tout va contre le monde du travail, sans cesse promouvoir de nouveaux produits ou services à l’utilité douteuse, justifier le saccage de l’environnement au nom de la science et du progrès, n’est même pas là, sous des formes parfois beaucoup plus rudimentaires mais éprouvées, quand il s’agit d’éviter le marasme et des milliers de morts !
Le rappel au primat du développement des forces productives sera également utile pour dénoncer l’impasse de la mouvance décroissante de l’écologie politique : si la Chine populaire est parvenue à arrêter l’épidémie d’un nouveau virus très contagieux apparu sur son territoire, où elle en a évité la généralisation incontrôlée (et à la clef de très nombreux morts : l’Italie, peuplée d’environ vingt fois moins d’habitants que la Chine, a très largement dépassé cette dernière en matière de décompte macabre des victimes du coronavirus), c’est aussi parce qu’elle a su mobiliser son immense appareil productif et sa science (qui a permis de séquencer le génome du virus et de mettre au point des tests avec une grande célérité), méprisés avec une arrogance aussi stupide que néocoloniale par nos « élites », pour construire en urgence de nouveaux hôpitaux et du matériel médical (qu’elle expédie maintenant en masse vers l’Europe), dépister massivement la population.
Pour rester dans le registre médical, on peut comparer la « croissance » du capitalisme sénescent à celle des tumeurs d’un patient atteint d’un cancer avancé : anarchique, destructive (telle celle de l’impérialisme, qui détruit les travailleurs et l’environnement, et favorise de plus en plus les secteurs parasitaires : armement, pub’, com’…), et qui s’opère au détriment d’une croissance, elle positive et ordonnée, celle des cellules saines du malade. Le socialisme, c’est l’éradication du cancer de la croissance exterministe, non pas pour tuer ou affaiblir dangereusement le malade selon un modèle « décroissant » indiscriminé, mais pour organiser harmonieusement, selon une planification démocratique, une croissance raisonnée (2), respectueuse des travailleurs et de leur environnement, consciente des enjeux à long terme de la préservation des ressources limitées (toujours revenir à la réalité matérielle !) de la planète.
Nous n’abattrons pas le néofascisme qui nous guette au sortir de la crise sanitaire, qui se déroule sur une toile de fond de crise environnementale majeure et aggravera la crise économique structurelle du capitalisme, sans revenir aux fondamentaux marxistes ! La vraie écologie politique, le vrai principe de précaution sanitaire, ce n’est pas la décroissance, c’est le développement des forces réellement productives (c’est-à-dire débarrassées de leurs chancres parasitaires) dans le cadre d’une économie planifiée dirigée par la classe ouvrière, entendue au sens large, incluant les travailleurs intellectuels : jamais un communiste ne tombera dans l’obscurantisme anti-scientifique sous prétexte de défendre une prétendue pureté révolutionnaire prolétarienne. Ainsi armés, nous ne devons bien sûr négliger en rien de « mettre les mains dans le cambouis », de faire de la politique et de décliner concrètement, dans les conditions actuelles, les conséquences programmatiques à court, moyen et long terme des crises sanitaire et écologique en matière d’organisation de la société (politique agricole, énergétique, de transports, d’urbanisme…).
Car répéter que la socialisation des moyens de production et la planification résoudront les problèmes ne saurait en rien suffire : pour ne pas donner raison à nos adversaires, nous devons montrer dès maintenant comment ces principes fondamentaux d’organisation communistes pourront faire face aux défis considérables auxquels l’irresponsabilité destructrice du capitalisme nous a conduits. Bien sûr, l’exemple cubain – dont même des organisations internationales officielles sont obligées de reconnaître les succès remarquables en matière de santé et d’environnement – doit nous servir de point d’appui (il s’agit de se défendre avec Cuba) constant, mais sans nous exonérer d’une réflexion propre pour trouver les chemins français du socialisme au XXIe siècle, à partir des conditions (matérielles – le climat est par exemple très différent de celui de Cuba ! – et idéologiques : la riche histoire de luttes de classes de la France et la chape de plomb actuelle dans le cadre de l’U.E. contrastent avec les conditions de la révolution cubaine de 1959) nationales et historiques qui sont les nôtres.
Salaire à vie et « communisme de guerre »
Parmi les richesses conquises de haute lutte par la classe ouvrière française – très gravement menacées, mais pas encore complètement détruites – se trouve le rôle de la cotisation sociale et de son pendant, le statut de la fonction publique, mis en place à la Libération par les ministres communistes Ambroise Croizat et Maurice Thorez. Ils sont au cœur de ce qui fit l’efficacité remarquable du système de santé français et dont, a contrario, le démembrement par les purges euro-austéritaires répétées conduit au désastre sanitaire actuel. Les analyses et revendications portées par l’économiste communiste Bernard Friot, grand spécialiste du sujet, nous éclairent largement.
Tout d’abord, dans le domaine de santé, la socialisation est toujours restée inachevée en France, l’industrie pharmaceutique demeurant hors du champ de la cotisation sociale. De ce fait, elle bénéficie au plus haut degré du principe de socialisation des pertes (via la sécurité sociale et l’investissement public dans la recherche) et de privatisation des profits, garantissant à ceux-ci des taux indécents malgré – ou à cause… – des investissements dans la recherche médicale en berne de la part des multinationales pharmaceutiques, qui dépensent davantage dans le secteur parasitaire de la corruption légale du corps médical (publicité, financements et avantages divers fournis aux médecins, etc.). La nationalisation sans indemnité aux gros actionnaires du secteur doit s’accompagner non seulement d’un vaste plan de réindustrialisation, de réorientation vers la recherche, mais aussi de l’intégration des personnels à la fonction publique et du financement directpar la cotisation sociale des investissements dans le secteur. C’est indispensable, en parallèle du rétablissement d’une recherche fondamentale réellement publique et indépendante des diktats du court terme, pour limiter au maximum les conflits d’intérêts (que la seule nationalisation ne supprime pas, si le mode de gestion demeure celui du capitalisme) et favoriser les vraies innovations médicales, qui se conçoivent sur le temps très long.
Mais les enseignements de la crise sanitaire en matière de cotisation sociale ne se limitent pas aux secteurs médical et scientifique : la réorganisation temporaire brutale de toute l’économie, chaotique dans le cadre capitaliste actuel, que nous connaissons met en exergue la pertinence du salaire à vie (financé par la cotisation sociale et attaché à la qualification) tel que proposé dans une acception communiste par le camarade Friot ; proposition bien sûr opposée aux diversions social-démocrates… voire « ultra-libérales » de revenu universel au rabais garanti par l’État, se substituant commodément au salaire dû par les capitalistes.
Serviteur zélé du patronat, le gouvernement français a naturellement commencé, avant même d’envisager la moindre mesure sanitaire réelle, à se soucier des profits capitalistes menacés par la crise économique mondiale annoncée par l’épidémie de coronavirus : tout pourfendeurs qu’ils s’affichent souvent du « refus de la prise de risque » ou de l’État-providence, les grands bourgeois sont toujours les premiers à refuser la prise de risque pour eux et à enjoindre à l’État de garantir leurs bénéfices quand ils sont menacés pour une raison ou une autre. Mais la situation de travailleurs « indépendants », de petits patrons (de fait, subordonnés aux grandes entreprises) voire de travailleurs salariés, a dû aussi, fût-ce avec un retard, une mesquinerie et des lacunes indécents, être prise en compte par le gouvernement, ne serait-ce que pour éviter une explosion sociale doublant l’explosion du virus. Évidemment, cette mise en place temporaire d’un revenu minimum hors des situations déjà prévues pour une partie des classes populaires n’a strictement rien à voir avec le salaire à vie communisant, mais elle fournit un élément fort pour mettre en exergue, a contrario, la pertinence des propositions de B. Friot dans le débat programmatique actuel.
La situation sanitaire exceptionnelle montre qu’une cotisation sociale réellement universelle(c’est-à-dire couvrant non seulement la vieillesse, la maladie, le chômage tant qu’il existe, etc., mais aussi l’ensemble des accidents individuels ou collectifs de la vie) afin d’assurer en toute circonstance le revenu des travailleurs pourrait constituer un levier fondamental pour faire face à tous les imprévus, même en système socialiste, où les épidémies – ou catastrophes naturelles imprévisibles – ne disparaîtraient pas par magie (même si leur fréquence et importance serait limitée par des mesures préventives structurelles permanentes).
Le financement par cotisation sociale, complété du recours généralisé à la subvention pour les investissements comme le préconise Friot pour mettre fin aux mécanismes pervers, consubstantiels de l’économie capitaliste, de l’endettement, n’a rien d’utopique, quand on voit la religion euro-austéritaire des 3% de déficit subitement mise entre parenthèses et le prétendu « argent magique » refusé odieusement par Macron aux soignantes et soignants en lutte pour l’hôpital public et désormais « sorti du chapeau » dans des proportions gigantesques pour « sauver l’économie ». A nous d’exiger et d’obtenir par la lutte, une fois la crise sanitaire terminée, qu’un tel mode de fonctionnement de l’économie soit généralisé, dans une direction opposée : pas pour alimenter les bénéfices d’actionnaires, mais pour satisfaire les besoins du peuple, qui peut et doit assumer la direction de l’économie contre les parasites capitalistes, dont le recentrage forcé des activités autour des secteurs essentiels illustre encore plus que d’habitude l’inutilité (qui fait tourner les hôpitaux ? Qui ramasse les ordures ? Qui assure l’approvisionnement de la population ? Etc.).
La crise sanitaire nous rappelle également que le socialisme consiste aussi à savoir prendre en main rapidement l’intérêt général, parfois au prix de mesures temporaires très contraignantes pour les individus, de manière très disciplinée. Les contempteurs anticommunistes des mesures de confinement chinoises contre le Covid 19 se sont ridiculisés et appellent maintenant, pour la plupart, à la discipline martiale. Pour un communiste, le principe émancipateur du salaire à vie financé par la cotisation sociale (permettant la pleine réalisation de l’individu, que le marxisme n’a jamais prétendu entraver, bien au contraire, en dépit des fantasmes et mensonges véhiculés par l’adversaire de classe) et la discipline collectiviste vont de pair : chacun se défend en défendant les autres, tous ensemble, de manière rationnelle, coordonnée, planifiée. Comme les premières nations socialistes de l’histoire l’ont douloureusement expérimenté, la lutte permanente et acharnée menée contre elles par l’impérialisme, sous de multiples formes, impose de concevoir, souvent dans l’urgence, un « communisme de guerre » (3).
Dans les circonstances crépusculaires actuelles, il va de soi que la dégradation majeure de l’environnement, le changement climatique et les risques sanitaires émergents, largement liés aux deux précédents (qui sont tous trois, sinon causés, au moins très lourdement amplifiés, par l’irresponsabilité exterminisme du capitalisme), constituent des facteurs supplémentaires majeurs auxquels nous aurons à faire face pour réussir et pérenniser les prochaines révolutions socialistes. Même si ces menaces sont de nature différente des guerres et sabotages réactionnaires, elles invitent à convoquer en partie les mêmes mécanismes de communisme de guerre, pour gérer dangers et catastrophes collectivement, en vue de leur dépassement pour le bonheur commun de l’humanité.
L’articulation entre salaire à vie et « communisme de guerre » pourrait se penser comme suit. Rappelons que Bernard Friot propose un salaire à vie lié à une qualification dont le premier grade serait attribué automatiquement à chaque citoyen à sa majorité, la progression de cette qualification étant ensuite obtenue par l’ancienneté et les diplômes. Tout en approuvant le principe proposé pour la progression (qui reprend celui du statut de la fonction publique), votre serviteur estime que l’entrée inconditionnelle dans le salaire à vie présente quelques dangerstant au vu des dures nécessités du communisme de guerre que du déclassement des couches populaires et de l’indispensable reconstruction de l’industrie et des services publics de la France, qui imposeront à tout gouvernement progressiste de faire en sorte que chacun « retrousse ses manches » – faute de quoi l’expérience socialiste ou socialisante s’écroulera très rapidement !). Le principe proposé par Friot serait certainement approprié dans une société communiste avancéeoù les forces productives auront retrouvé leurs couleurs, l’éducation sera de très haut niveau pour tous, et où les dégâts de l’individualisme de masse instillé dans les consciences par le capitalisme pourrissant appartiendront au passé, mais avant d’en arriver là, le principe socialiste à chacun selon son travail ne peut être éludé.
C’est pourquoi une piste envisageable et soumise à débat serait de conditionner l’entrée dans le salaire à vie à l’exercice d’un vaste service militaire et civique populaire (sans aucun rapport avec ce que préconise Macron, faut-il le spécifier) formant chacun à au moins une tâche productive indispensable à la vie de la nation (soins médicaux, production ou approvisionnement alimentaire, défense nationale, assistance aux jeunes enfants ou personnes vulnérables, etc.), surtout en période de crise ou d’urgence (militaire, sanitaire, environnementale ou autre), et préparant aussi démocratiquement que possible la mobilisation pour de tels temps troublés.
Étendre ainsi la défense nationale, dans une conception réellement défensive et populaire, pourrait aussi contribuer à réaffirmer la centralité de la classe ouvrière et aider à réorienter les forces armées et policières (où l’influence de l’extrême droite est très forte) vers un ancrage de classe laborieux, que la fin de la conscription républicaine a mis à mal. Cela rejoint en un sens la proposition du camarade Friot, en la précisant : tout citoyen de plein droit, dans une société socialiste, aurait un salaire à vie garanti, financé par cotisation sociale, mais l’accession à la qualité de citoyen nécessite un engagement en faveur de la nation, de la collectivité, une mobilisation potentielle de communisme de guerre (4).
Il en va aussi de la solidité de l’assise de la cotisation sociale qu’on peut concevoir, suivant Friot, comme l’un des piliers, avec la propriété et la gestion collectives des moyens de production, de l’édification socialiste : pour garantir le caractère effectivement collectivisé des moyens de production et de la gestion des cotisations sociales, ceux qui la produisent, les travailleurs, doivent disposer du contrôle de l’appareil d’État (dans une longue première phase de construction et consolidation du socialisme, l’objectif de dépérissement de l’État n’appartenant qu’à un horizon lointain) qui n’est, en dernière instance, qu’une bande d’hommes en armes(Engels).
Adrien Delaplace – www.initiative-communiste.fr
(1) Voir par exemple cet article tout récent de Reporterre, ou celui-ci, un peu plus ancien, qui montre combien l’U.E. favorise le massacre des forêts indonésiennes au profit de multinationales profitant des avantages accordés aux « biocarburants » issus de l’huile de palme, dont le bilan environnemental est encore plus désastreux que les carburants issus du pétrole.
(2) On peut poursuivre la comparaison : les cellules cancéreuses consomment beaucoup plus d’énergie que les cellules saines ; de même, une économie socialiste consommera beaucoup moins d’énergie et de ressources primaires qu’une économie capitaliste. Sans traitement, les cellules cancéreuses tuent l’organisme du fait qu’elles-mêmes sont devenues immortelles (triste leçon de dialectique) : cela nous rappelle l’observation du philosophe Yves Vargas selon laquelle Quand le capitalisme est malade, il fait mourir les autres, et le fait que le capitalisme ne disparaîtra jamais de lui-même (sauf à exterminer en même temps toute l’humanité…), quelque puissante que soit sa crise systémique : il faudra l’y « aider » par une thérapie radicale, la révolution !
(3) Quel que soit le nom donné – période spéciale dans la Cuba dans les années 1990, prise en étau entre le blocus états-unien et la trahison gorbatchévo-eltsinienne liquidant avec l’URSS et l’Europe socialiste toute coopération avec l’île des Caraïbes, demeurée révolutionnaire.
(4) L’un des facteurs internes les plus lourds de la réussite (pour notre adversaire de classe) de l’assassinat, maquillé en suicide, de l’URSS réside assurément dans la démobilisation des masses qui, tout en continuant de plébisciter le socialisme, sont restées relativement passives devant la destruction de leur nation et de leur parti communiste : la reconstruction d’une alternative communiste en France (où des phénomènes partiellement analogues, dans le cadre du capitalisme de la séduction, se sont déroulés démobilisant la classe ouvrière) dans le monde ne peut faire l’économie de cette analyse. La discipline bolchévique, le sens de l’engagement collectif y compris par la mise en danger individuelle contrôlée quand l’intérêt général l’impose doivent redevenir des évidences pour les militants de classe.