Dimanche 02 Août 2009 – Paul Jorion – économiste
Les banques américaines savent que la crise n’est pas finie. D’ailleurs, sous couvert de redistribution de fonds, elles mettent leur argent de côté pour faire face à toute éventualité. Mais selon Paul Jorion, elles n’ont pas prévu une chose: et si le capitalisme mourait vraiment? ( Dans ma chronique du mois de juin dans Le Monde, reproduite dans mon billet Le Monde – Économie, lundi 29 mardi 30 juin : Etats-Unis : de bien curieux remboursements, j’essayais de comprendre pourquoi un certain nombre de banques américaines avaient voulu rembourser de manière anticipée les fonds qui leur avaient été donnés dans le cadre du TARP (le Troubled Asset Relief Program), le programme mis en place pour leur permettre de se recapitaliser et de procéder à nouveau à l’allocation de crédits.
Je rappelle que le TARP avait été mis en place une fois qu’avait été écartée la formule envisagée en premier : celle d’une « bad bank », d’une banque de défaisance, où seraient mis en quarantaine les produits financiers dévalorisés : les Residential Mortgage-Backed Securities dévalués en raison des défauts des emprunteurs, en particulier dans le secteur « subprime », celui qui regroupe les ménages les moins nantis.
Je dressais un parallèle entre ce comportement des banques échappant au carcan du TARP et ce que j’avais pu personnellement observer à l’époque où j’étais cadre chez Countrywide, le principal établissement financier américain dans le domaine des crédits hypothécaires. À une série de rumeurs très favorables à la firme et dont on affirmait parmi les cadres qu’elles émanaient probablement de la direction succédait la vente par ses dirigeants de la quasi-totalité de leurs actions. Opération que l’on pouvait résumer de la manière suivante : vider la caisse avant de s’éclipser.
Une rémission plus que relative Alors que le remboursement des sommes avancées dans le cadre du TARP par, en particulier, Goldman Sachs, JP Morgan Chase et Morgan Stanley, apparaissait aux yeux du public comme un signe de bonne santé de la finance, je me demandais s’il ne fallait pas y lire au contraire le signe d’une aggravation de la situation : le signe d’une désespérance de la part de leurs dirigeants, déterminés à tirer le maximum d’argent de leurs opérations avant que celles-ci ne doivent s’interrompre une fois pour toutes.
Un autre élément vient confirmer cette interprétation, un indice utilisé généralement comme baromètre d’une reprise économique éventuelle : l’achat d’actions de leur propre firme par les dirigeants d’entreprises. Or cet indice demeure en baisse : profitant d’un rebond boursier favorisé par le relâchement des règles comptables relatives à la valorisation des produits financiers, les patrons continuent de vendre les actions de leur compagnie et n’en rachètent toujours pas. Si l’on répète partout que les choses vont mieux, une chose est sûre en tout cas : les chefs d’entreprise n’en sont pas eux persuadés.
Autre indice, allant lui aussi dans le même sens, des chiffres disponibles depuis hier, révélés dans un rapport diffusé par Andrew Cuomo, l’Avocat Général de l’État de New York : sur les 175 milliards de dollars distribués dans le cadre du TARP, 36,2 milliards, soit 18,6 % de la somme furent immédiatement redistribués en bonus aux dirigeants de ces entreprises, mieux, si l’on concentre son attention sur les trois principales banques qui remboursèrent les fonds obtenus dans le cadre du TARP : JP Morgan Chase, Goldman Sachs et Morgan Stanley, la somme distribuée en bonus atteint 18 milliards de dollars, à comparer aux 45 milliards reçus, soit 40 % du total.
Bien sûr, ces trois banques ont remboursé les fonds obtenus, mais s’agissait-il d’une véritable prouesse quand les 60 % restants, les 27 milliards, ont pu être utilisés pour la spéculation dans un univers de concurrence décimé ? Ces firmes continuaient aussi de bénéficier de la garantie du gouvernement américain dans leurs opérations, et avaient toujours accès aux fonds procurés par la Federal Reserve à un taux extrêmement bas.
Mettre l’argent à l’abri… Pourquoi cette prodigalité choquante alors que les chiffres seraient nécessairement connus ? Les montants des bonus apparaissent en effet au bilan, la presse américaine et les blogueurs sont par ailleurs extrêmement curieux et, dans le monde du travail américain où les licenciements sont extrêmement aisés et ne requièrent aucune justification, les employés éprouvant du ressentiment envers leur firme présente ou passée sont extrêmement nombreux et toujours disposés à vendre la mèche.
Sans doute parce que la période où ce partage des restes demeure possible présente un créneau de très courte durée, obligeant du coup à agir dans la précipitation. Ces dirigeants envisageraient-ils même qu’ils puissent être arrêtés et punis, agir au plus vite leur permet de mettre les sommes soustraites à l’abri d’une confiscation éventuelle, tactique utilisée par des gangsters sachant déjà qu’ils seront pris mais prenant toutes les précautions nécessaires pour pouvoir récupérer le plus gros des sommes volées à leur sortie de prison.
Si donc ces dirigeants d’entreprise et moi pensons au contraire du public que la situation continue inexorablement de se dégrader, partagent-ils avec moi le sentiment que l’on observe ici les signes de la fin du capitalisme ? Probablement non : leur attitude révèle sans doute qu’ils considèrent la crise comme beaucoup plus sévère que celles qui furent observées dans les années récentes, mais le fait qu’ils tentent de constituer des réserves dans la précipitation et en se souciant peu que ce soit au vu de tous, suggère qu’ils envisagent un « come-back » futur dans un cadre identique à celui qui existait auparavant.
Si l’on parle en effet beaucoup d’inflation, voire même d’hyperinflation, à venir, en raison des sommes énormes injectées depuis deux ans par les autorités monétaires, le fait est que ces fonds sont en réalité indisponibles, une portion importante en étant placée par les établissements financiers auprès de leur banque centrale, ou bien étant, comme on vient de le voir, directement redistribuée entre dirigeants d’entreprises. Ces fonds sont donc, de fait, gelés sous la forme de réserves et, ne circulant pas, ne génèrent aucune pression inflationniste. Rien ne vient du coup contrer les tendances déflationnistes que constituent de leur côté la récession et les pertes d’emplois. Lorsque les prix seront tombés au plus bas, les sommes que l’on voit raflées en ce moment pourront sortir de leur cachette et racheter à bas prix les biens dévalorisés.
… avant la fin du capitalisme?
Les événements se dérouleront-ils selon ce scénario ? Je ne le pense pas personnellement, et ceci, pour deux raisons. La première est que les sommes perdues cette fois-ci sont beaucoup plus considérables que lors de crises précédentes : la taille des dettes accumulées est cette fois disproportionnée par rapport aux richesses créées entretemps, trait qui a empêché que le recours à la formule bien rodée de la « privatisation des profits, socialisation des pertes » ait pu constituer cette fois la réponse appropriée : la socialisation des pertes ne suffit plus à la tâche, le corps social étant incapable cette fois de l’absorber. On a vu Mr. Alan Grayson, parlementaire américain, ironiser sur le fait que le prêt de la Federal Reserve à la banque centrale néo-zélandaise représente 33.000 dollars par ménage de ce petit pays, soulignant la disproportion que j’évoque.
La deuxième raison, c’est l’horizon de la planète elle-même : le fait que l’orgie productive que lui ont permis au cours des deux derniers siècles les carburants fossiles arrive à sa fin et que le réchauffement de la planète le fait que ce soient les hommes qui en soient responsables ou non étant indifférent nous obligera désormais de vivre dans un monde beaucoup moins accueillant à l’espèce.
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