L’année Beethoven est l’occasion pour la classe dominante de célébrer en Beethoven un « grand compositeur » prétendument détaché des enjeux révolutionnaires de son époque, voire de récupérer son « Hymne à la Joie » (9ème Symphonie), mis en musique sur les paroles de Schiller, au profit de l’UE, la nouvelle « Sainte Alliance » que Beethoven a combattue toute sa vie en défendant l’indépendance des peuples et l’héritage de la Révolution française jacobine. Nous publions ci-dessous un court extrait du chapitre « Pour une esthétique matérialiste » qui figure dans le tome V (« Fin(s) de l’histoire) du livre LUMIÈRES COMMUNES, traité de philosophie générale à la lumière du matérialisme dialectique, de Georges Gastaud, réédité en 2020 par les éditions Delga.
Inspiration révolutionnaire et révolution formelle chez Beethoven
De manière sans doute moins politiquement consciente (au sens où s’entend le mot politique de nos jours), les grands peintres, architectes et sculpteurs de la Renaissance italienne ont révolutionné le regard et la sensibilité du public en introduisant dans leur œuvre une savante perspective géométrique ou encore en laïcisant et en érotisant les sujets et les thématiques, y compris les thèmes nominalement « religieux »[i]. Par ex., Léonard de Vinci n’a cessé de dialectiser concrètement, voire biographiquement, les rapports de l’art, de la science et de l’ingénierie, non seulement en passant sans cesse au débotté de la mécanique à la biomécanique et réciproquement, non seulement en développant l’approche anatomique du corps humain et l’étude géométrique du vol des oiseaux, mais en étudiant de manière très précise le rapport entre l’ombre et la lumière dans la confection de ses portraits, comme on le voit par exemple dans La Jeune Fille à l’hermine. Ces peintres italiens ont ainsi agi sur l’histoire d’une manière aussi efficace qu’indirecte en changeant, non pas directement les concepts, mais les percepts de la réalité, pour le dire comme Deleuze. Il en va de même dans le domaine musical du patriote révolutionnaire qu’était Beethoven tant en politique (sympathisant de la Révolution française jacobine, il soutint la lutte nationale des Allemands contre l’Empire napoléonien puis s’opposa à Metternich : un sans faute !) que dans le domaine musical où les innovations formelles foisonnent : à en croire le musicologue marxiste[ii] Alan Woods,
« … l’univers musical de Beethoven ne flatte pas l’oreille. On ne le siffle pas en tapotant du pied. C’est une musique accidentée, une explosion musicale, une révolution musicale qui traduit l’esprit de l’époque. Il n’y a pas seulement la variété mais aussi le conflit. Beethoven utilise fréquemment la direction sforzando qui signifie « attaque ». C’est une musique violente, pleine de mouvements, de soubresauts et de contradictions (…). Ce n’est pas une musique pour distraire. Elle est faite pour émouvoir, choquer, pousser à l’action. C’est la voix de la révolte »[iii].
Une appréciation que confirmait par avance le compositeur russe Igor Stravinsky[iv] :
« Beethoven fut l’ami et le contemporain de la Révolution française et lui demeura fidèle même à l’époque de la dictature jacobine lorsque des humanistes aux nerfs fragiles, du type de Schiller, lui tournaient le dos et préféraient détruire des tyrans sur des scènes de théâtre avec des épées en carton. Beethoven, ce génie plébéien, méprisait fièrement les empereurs, les princes et autres magnats – et c’est le Beethoven que nous aimons pour son optimisme inébranlable, sa tristesse virile, le pathos inspiré de sa lutte et cette volonté d’acier qui lui permettait de saisir le destin à la gorge ».
N’oublions pas, comme le signale encore Woods, que lors de la Restauration monarchique qui suivit la défaite de Napoléon,
« … la musique de Beethoven n’était plus du tout à la mode »,
… que les forces qui dominaient l’Europe de Metternich se délectaient désormais de la musique de Rossini et du « retour de la mélodie »[v] et que le compositeur rugueux, butor et mal-pensant qu’était Beethoven dut à l’époque opposer une « résistance musicale inflexible » à la vague contre-révolutionnaire qui submergeait alors la politique, l’idéologie… et la musique même[vi] !
Si donc un peu d’engagement politique éloigne du souci esthétique, un engagement mieux compris et surtout, mieux situé, ramène inévitablement l’artiste au souci primordial de la forme, celle-ci se devant de refléter les conflits révolutionnaires d’une manière qui soit elle-même formellement et esthétiquement révolutionnaire. Ainsi Jean Ferrat expliquait-il comment il a « chansonné » sans vergogne les textes poétiques d’Aragon (y compris en ajoutant des refrains dans des poèmes qui n’en comportaient pas) ou comment à l’inverse (car la musique n’est pas forcément servante de la poésie, cf. le Don Giovanni de Mozart où le librettiste Da Ponte n’est manifestement pas l’«homme de base »de l’opéra !), il a « parolé » certaines musiques de son crû :
« … la musique souligne le sens, commente ainsi Ferrat, elle doit le sublimer et le rendre encore plus évident. Si la musique n’est pas réussie, alors la mise en chanson ne dit rien ».
Et Ferrat de regretter que Brassens – que le chaleureux chanteur communisant a pourtant toujours admiré – ait « musiqué » sur un seul et même air la Prière de Francis Jammes et le poème ô combien païen d’Aragon Il n’y a pas d’amour heureux.Mais la réciproque ne vaut pas moins : une recherche formelle totalement dédaigneuse à l’égard des intérêts et des idéaux populaires, ne peut déboucher que sur des formes vides, donc sur de la « non-forme », voire sur de l’informe, puisque toute forme est forme de quelque chose ou n’est rien, et cela ne vaut pas seulement dans le champ esthétique ; c’est ce que voulait dire György Lukács, l’esthéticien marxiste hongrois si souvent caricaturé quand, visant les artistes « formalistes », il déclarait que…
« … les amis de la forme ont fini par tuer la forme ».
Ou pire, ce soi-disant « Art pour l’Art » qui domine l’idéologie esthétique de l’art mondialisé et hyper-américanisé, ne peut que déboucher sur des contenus triviaux, à la fois pédants et réactionnaires, qui n’ont même pas le courage de s’afficher comme tels : ces prétendues « formes neuves » ont alors pour contenu réel non assumé le « marché de l’art » ou l’« art du marché » (dans une sorte de warholisation générale de l’art effaçant les frontières entre pub et création, le pubard « créatif » se substituant au véritable « créateur »), c’est-à-dire en définitive la dictature de l’argent-roi, de la com, de l’exterminisme linguistique au service du Business Globish, etc.[vii]
[i] Sans parler à ce sujet de l’urbanisme. Voir par exemple comment Hausmann a, sous Napoléon III, reconfiguré le Paris des révolutions populaires en l’enserrant dans la toile de ses larges boulevards (si impropres à l’érection de barricades et si faciles à canonner en cas d’insurrection prolétarienne) et en transformant les places de Paris, de lieux conviviaux qu’elles étaient ancestralement, en autant de carrefours facilitant les flux de passants et de marchandises de la naissante révolution industrielle…
[ii] Ou plus exactement, trotskiste, mais en ce domaine ce n’est pas forcément gênant !
[iii] Cité sur le site La Riposte sous le titre Beethoven : l’homme, le compositeur, le révolutionnaire, samedi 13 novembre 2010.
[iv] Ce qui n’empêchait pas Stravinsky de défendre une conception parfaitement formaliste – et fondamentalement anti-beethovenienne – de la musique ; le compositeur du Sacre du Printemps déclarait ainsi : « Je considère la musique, par son essence, comme impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, un état psychologique, un phénomène de la nature » (Cité dans le Ludwig Van Beethoven de Brigitte et Jean Massin, Club français du livre, 1955). Ce qui nous semble jurer, heureusement, avec le contenu puissamment évocateur du Sacre !
Tous ceux qu’intéresse l’approche matérialiste de l’art doivent lire ce livre des Massin qui montre avec précision comment la musique de Beethoven « signifie ».
[v] Cf. B. et J. Massin, Ludwig Van Beethoven, p. 848. Comme l’observent perspicacement les deux musicologues progressistes, l’opposition à Beethoven a des racines de classe qui n’ont pas disparu de nos jours : « Quand ceux qui reprochent à Beethoven de n’être pas un « vrai » musicien consentent à s’expliquer plus ouvertement, ils reconnaissent que leur opposition à Beethoven va beaucoup plus loin que l’esthétique ; la racine de leur réticence, c’est qu’il ne peuvent pas, ou ne veulent plus, accepter l’impulsion à agir que l’œuvre beethovenienne désire leur communiquer » (ibidem, p. 832).
[vi] Selon les historiens et hellénistes Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant, la Tragédie grecque – qui naît précisément à la fin du vie siècle avec Eschyle et qui meurt à la fin du ve avec Euripide – fut le dispositif idéologique de masse (Althusser eût dit l’appareil idéologique d’État) qui permit au public athénien d’alors de s’approprier par des représentations socialement acceptables la transition si difficile entre l’ancienne idéologie mythique – qui structurait les mentalités archaïques sur la trame des poèmes homériques – et la nouvelle idéologie juridico-démocratique des nouvelles Cités-états dotées d’une citoyenneté : dans l’ancienne conception des choses, il n’y avait pas de place pour la responsabilité personnelle du héros, pur instrument des Dieux et de la « justice de Zeus ». Dans la conception démo-juridique, où tout homme libre vote la loi à l’issue d’un délibéré public, et peut ensuite être jugé par un tribunal au nom de ladite loi, la délibération intime, le rapport argumenté à soi, une nouvelle forme d’intériorité, une intériorité politiquement aménagée si j’ose dire, mais aussi dès lors une politique citoyennement intériorisée, apparaissent. Ils impliquent, – sinon encore une idée claire de la volonté libre, du moins l’intuition d’une responsabilité fondée sur la spontanéité du désir. Dans l’Athènes nouvelle, cette conception prédomine mais se heurte à l’ancienne conception : c’est alors le choc de ces deux conceptions dans la tête du héros tragique (qui peut être le Chœur !) qui tend le ressort du sentiment tragique. Bien entendu, quand le nouvel ordre des choses se sera ancré, quand la référence à la mythologie archaïque d’Homère et d’Hésiode ne sera plus qu’un vestige, voire qu’un vernis culturel, le ressort tragique se distendra et l’intérêt pour la tragédie s’atténuera : l’État athénien cessera alors tout bonnement de subventionner ces spectacles fortement politiques.
Cela montre le rôle idéologico-historique de l’art ; mais cela montre aussi la sottise qu’il y aurait à voir dans l’art un outil politique direct opérant à la petite semaine. Genre littéraire majeur dont l’effet est circonscrit et daté, la tragédie grecque joue un rôle idéologique et politique de masse et de longue portée. Ce rôle, il n’est pas très difficile de le rapporter aux évolutions de la base économique et des superstructures politiques de l’Athènes marchande du ve siècle. Mais l’effet politique de grand style de ce dispositif esthétique n’opère pas dans le temps court de l’action immédiate. C’est ce que le politique marxiste intelligent doit garder à l’esprit pour ne pas sombrer dans une conception primitive du rapport entre action militante et engagement esthétique : quand celui-ci émane d’artistes de génie, son effet opère sur le temps long de l’histoire et non dans la temporalité courte des lignes politiques immédiates. Bref, le grand politique progressiste doit savoir investir sur l’avenir s’il veut différer ses effets. Pourquoi à l’avenir les nouveaux Lénine verraient-ils moins loin que les Pharaons ?
[vii] Comment ne pas rappeler ici le point de vue hautement dialectique de Baudelaire ? Ecrivant durant la période réactionnaire du Second Empire, ce républicain dont A. Vaillant rappelle qu’il a participé aux insurrections de février et juin 1848 écrit ceci : « il est douloureux que nous trouvions des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l’école bourgeoise et l’école socialiste. Moralisons ! Moralisons ! s’écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaire. Naturellement, l’une prêche la morale bourgeoise et l’autre la morale socialiste. Dès lors l’art n’est plus qu’une question de propagande. L’art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu’il est l’art. Y a-t-il un art pernicieux ? Oui. C’est celui qui dérange les conditions de la vie. Le vice est séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières ; il faut les décrire. étudiez toutes les plaies comme un médecin qui fait son service dans un hôpital et l’école du bon sens, l’école exclusivement morale, ne trouvera plus où mordre. La première condition pour faire un art sain est la croyance à l’unité intégrale. Je défie qu’on me trouve un seul ouvrage d’imagination qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ouvrage pernicieux ». En clair, l’auteur des Fleurs du mal, que la justice impériale condamna pour immoralité, explique ici de manière très… réaliste, quel’engagement politico-moral de l’art existe, mais qu’il est est à la fois indirect et sui generis. L’art peut servir la cause de l’humanité seulement s’il fait d’abord son travail artistique au service de ce que Baudelaire nomme le Beau et que l’auteur des Fleurs du mal ne détache pas, du moins dans cet écrit, du service de la vérité. Par ailleurs, commentant savamment l’œuvre d’Edgar Poe, Baudelaire écrit ceci : « notre esprit possède des facultés élémentaires dont le but est différent. Les unes s’appliquent à satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les formes, les autres remplissent des buts de construction. La logique, la peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous avons les nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir les belles couleurs et pour nous délecter au contact des corps polis, nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau ; elle a son but et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette faculté ; elle s’adresse au sens du beau et non à un autre. Et c’est lui faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés (…). Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela est hors de doute, mais ce n’est pas son but ; cela vient par-dessus le marché ». In Baudelaire journaliste, articles et chroniques, G.F., textes choisis et commentés par A. Vaillant, p. 139.