Alexandra Elbakyan est poursuivie par la justice américaine ! Pourquoi ? Parce que c’est une dangereuse terroriste ? Une cheffe de mafia ? Non, Alexandra Elbakyan a mis en place un système de partage de la littérature scientifique, une sorte de bibliothèque d’Alexandrie du 21e siècle qui périme les monopoles capitalistes des éditeurs scientifiques. En effet Sci-Hub, l’outil qu’elle a développé permet d’universaliser l’accès à la connaissance aujourd’hui privatisé par des entreprises tel que ELSEVIER. Ces savoirs qui sont un bien commun de l’humanité sont pourtant la plupart du temps développés dans les institutions publiques du monde entier.
Rappelons que la France paye près de 200 millions d’euros par an d’abonnement à Elsevier, rien que pour permettre à ses chercheurs des universités publiques d’avoir accès… à leurs propres articles ! Elsevier c’est plus de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et près d’un milliards de résultats ! Une rentabilité folle obtenue en privatisant la connaissance produite par l’Humanité et en facturant son accès à ceux-là mêmes qui la produise !
Son outil Sci-Hub, que nos gouvernements capitalistes s’évertuent à bloquer, mais qui est sans cesse remis en ligne ou accessible via VPN ou par le réseau TOR, se présente à première vue comme une barre de recherche. Quand une recherche est effectuée soit la publication est déjà présente dans la base de données de Sci-Hub et est immédiatement disponible et téléchargeable gratuitement, soit elle ne l’est pas, alors le système se sert de codes d’accès qu’il a en mémoire pour télécharger la publication sur le site des éditeurs et la sauvegarde pour usage ultérieur. Avec la bibliothèque fantôme Library Genesis, ce sont de véritables bibliothèques mondiales, disponibles à tous, peu importe les moyens financiers, et permettant de disposer du meilleur de la littérature scientifique mondiale. Cela permet à n’importe quel quidam de lire de la littérature scientifique sans débourser un sou, ni travailler ou étudier dans une institution scientifique. Cela permet aux étudiants des pays pauvres d’avoir accès à cette connaissance, ainsi qu’aux universités, qui se font littéralement racketter par ces éditeurs en situation de monopole, de ne pas craindre de ne pas souscrire à tous ces abonnements extrêmement onéreux.
ELSEVIER a attaqué Sci-Hub en 2015 pour ce qui était considéré comme la plus grande violation de propriété intellectuelle jamais enregistrée dans le monde à cette époque. Sci-Hub a été condamné à payer 15 millions de dollars en dommages et intérêts. En 2017, The American Chemical Society a fait condamner Sci-Hub à 4,8 millions de dollars et a obtenu la censure du site aux États-Unis. Finalement, le site s’est fait censurer en Suède en 2018, en Russie en 2018, en France en 2019, etc.
Prise individuellement Alexandra Elbakyan la créatrice de Sci-Hub, qui est une citoyenne kazakhstanaise russophone, est une personnalité très charmante, une jeune femme passionnée et polymathe. Elle se définit comme communiste, en précisant qu’elle n’est pas une marxiste stricte. Elle est depuis très jeune intéressée par la programmation et l’informatique. Elle est aussi très intéressée par les neurosciences et les sciences cognitives et a fait de la recherche dans le domaine du traitement du signal neuronal. Son sujet de prédilection est la compréhension de l’apparition du phénomène de la « conscience » , de l’expérience subjective (qualia) qui provient en dernière instance comme tout bon matérialiste le sait d’une mise en réseau de neurones communiquants. Comme beaucoup de scientifiques en sciences cognitives et neurosciences, elle s’intéresse au lien entre philosophie de l’esprit, intelligence artificielle et neurologie. Elle plaisante en disant que ses recherches sur la cognition et la mise en réseau de neurones l’ont poussée à connecter les connaissances et les cerveaux et donc à créer Sci-Hub. Elle est aussi passionnée par la linguistique, les mythologies bibliques ou grecques ainsi que les langues anciennes. Pour plus en apprendre sur elle, on peut visiter son blog (susceptible d’être bloqué régulièrement).
Interview :
Pourrais-tu nous parler de ta situation personnelle ? Tu es menacée par l’impérialisme américain, quelles sont les nouvelles à ce propos ? Est-ce que Sci-Hub a dû payer ses amendes ? Te sens-tu menacée comme un Julian Assange de la science ?
Selon une décision d’une cour de justice américaine, je dois payer 15 millions de dollars à Elsevier et 4 millions à The American Chemical Society, mais je n’ai rien payé. Les effets des poursuites contre Sci-Hub sont le blocage des noms de domaine du site dans différents pays comme la France, la Russie, l’Italie… On peut contourner ce problème en utilisant un VPN et nous déplaçons Sci-Hub sur de nouveaux noms de domaine régulièrement.
Sci-Hub est largement soutenu par le public, presque personne n’est du côté des éditeurs scientifiques.
Aujourd’hui, le principal problème de Sci-Hub est sa couverture médiatique, la majorité de l’information à propos de Sci-Hub est censurée. C’est évidemment un grand événement et peut-être même une révolution que ce site, mais cela n’est pas discuté dans les médias. Oui, il y a certains articles publiés, mais la couverture est principalement négative, par exemple le Washington Post a écrit que les articles scientifiques étaient volés et que j’étais une espionne. La plupart des scientifiques et même certains prix Nobel me soutiennent, mais leur opinion n’est pas diffusée. De nombreux articles utilisent une photo horrible de moi, qui a été mise en ligne sur Wikipedia. Sur le Wikipedia russophone, l’article sur Sci-Hub est incomplet et négatif et les corrections sont censurées. La même chose se passe sur le Wikipedia anglophone où Sci-Hub est décrit comme un moteur de recherche, alors que ça n’est pas un moteur de recherche du tout. Cela peut être vu comme une petite erreur technique, mais en fait non, parce que Sci-Hub est une technique originale, et ne fait pas que rechercher. J’ai essayé de corriger cette mauvaise couverture médiatique en publiant sur moi sur mon site ( https://sci-hub.se/alexandra ).
Bien sûr je suis dans une bien meilleure situation qu’Assange, mais il faut se souvenir qu’il y quelques années tout le monde soutenait Assange, mais maintenant presque tout le monde l’a oublié et il a été arrêté sans beaucoup de résistance. C’est pour cela qu’il est important de développer l’intérêt du public pour mon travail avant qu’il ne soit trop tard. Je ne me sens pas menacée parce que je dirige Sci-Hub depuis des années et je me suis donc habituée. Mais je suis très ennuyée de cette couverture médiatique que je trouve très injuste.
J’ai été étudiante en master d’administration publique à la Haute École d’Économie de Moscou et j’ai été obligée de quitter ce cursus après avoir validé une année avec succès (sur un total de deux). Cette école est dirigée par des antisoviétiques, des pro-occidentaux, surtout quand j’y étais en 2012. Alors que j’étais étudiante, j’ai été attaquée par un professeur qui ne me donnait que de mauvaises notes et m’agressait pendant ses cours. Je me sentais menacée. Ce professeur avait un mot de passe simple pour accéder à sa boîte mail, j’ai donc piraté sa boîte mail où j’ai pu lire des échanges où il disait qu’il fallait me « détruire », parce que « de nombreux maux dans le monde viennent de personne comme cette garce ». Je me suis plainte à la direction de mon école et cela a fait un scandale. C’était à la fin 2012, je ne suis pas sûre si c’était lié à mes positions procommunistes ou à Sci-Hub. Un mois après, l’activiste du mouvement Open Acess (anti-copyright) Aaron Swartz était trouvé mort, suicidé (ndt : Aaron Swartz, brillant intellectuel et militant, avait aussi participé à des actions de libération de la propriété intellectuelle et s’est suicidé à 26 ans probablement à cause de la répression judiciaire américaine qu’il a subie). J’ajouterais aussi que quand Sci-Hub a démarré en 2011 dans la science russe, cela fut un grand événement et énormément de chercheurs étaient très heureux de cela.
Peux-tu nous parler de la relation entre Sci-Hub et le communisme ?
La première version de Sci-Hub avait une faucille et un marteau dessus, quand on déplaçait le curseur de la souris dessus, une définition du communisme apparaissait : « le communisme est la propriété collective des moyens de production avec un accès libre aux articles de consommation (jeux de mots sur le double sens du mot “article”).
Comment Sci-Hub est lié au communisme ? Si l’on regarde l’état de la science actuelle, on voit que la connaissance est devenue la propriété des éditeurs scientifiques qui sont de riches corporations comme Elsevier, qui restreignent l’accès au savoir afin d’en extraire des profits. Il en résulte que l’accès à la connaissance académique est devenu exclusivement réservé à un petit nombre de gens riches ainsi qu’à un petit nombre de personnes qui travaillent dans certaines institutions scientifiques à l’écart de la société. Cet état actuel des choses montre combien le capitalisme travaille contre la science. Afin de réaliser un gigantesque profit, on restreint l’accès à la science.
L’essence du communisme est la propriété collective, et c’est très important pour la connaissance. Le communisme veut rendre accessibles les meilleures choses au plus grand nombre sans les réserver à une minorité. C’est pourquoi Sci-Hub milite pour le communisme, la science doit être accessible à tout le monde, et appartenir à la société comme un bien commun, elle ne doit pas être privatisée par une entreprise privée. Aussi, le communisme veut réfléchir à la société de manière scientifique, il en résulte que la science ne doit pas être réservée aux professionnels.
Est-ce que tu penses que la science progresse plus efficacement quand elle est socialiste ?
Bien sûr, le capitalisme détruit la science. Mais il y a d’autres liens plus profonds. Le père de la sociologie des sciences Robert Merton nommait “communisme” une composante essentielle de l’éthos nécessaire au travail scientifique. Essentiellement, en y réfléchissant plus profondément, la science est la connaissance rationnelle codifiée dans des textes et est donc inséparable du langage. La mythologie nous l’enseigne : un dieu antique comme Hermès était à la fois dieu des langues et des sciences. Le langage est une forme de communication, et communiquer c’est mettre des choses en commun. En conséquence, la connaissance rationnelle est inséparable du communisme et la science est communiste dans son essence.
As-tu des choses à dire sur les possibilités pour des forces politiques socialistes de grandir en Russie ou en Asie centrale ?
En Russie, le PCFR (Parti communiste de la Fédération de Russie – KPRF) est un grand parti représentant une large proportion de la population, mais beaucoup de gens considèrent qu’il ne suit plus réellement les idées communistes. Dans les médias d’Etats et privés, il y a une grande propagande constante contre l’URSS et le communisme depuis des années. Les forces communistes sont actuellement en crise.
Le PRCF défend globalement l’héritage de l’URSS, qu’est-ce que les postsoviétiques regrettent le plus de l’Union soviétique aujourd’hui ?
Aujourd’hui, ce qui manque le plus aux citoyens des ex-Républiques socialistes, c’est la justice sociale et la grandeur d’un pays qui était respecté partout dans le monde.
Sur quoi penses-tu que les communistes ou les socialistes d’Europe occidentale devraient se concentrer ?
Cela serait bien que les partis communistes du monde entier s’intéressent plus aux problèmes de la propriété intellectuelle, le partage de pair-à-pair (comme le torrent), les biens communs intellectuels contre le copyright. Cela pourrait motiver beaucoup de jeunes à les rejoindre, pour certaines raisons étranges, le sujet de la propriété intellectuelle a lancé de grands débats sur Internet il y a quelques années, et c’était complètement ignoré par les communistes. Le problème des partis communistes aujourd’hui, c’est qu’ils sont parfois trop focalisés sur le passé et qu’ils devraient présenter le communisme comme un futur et non comme un passé.