Le 17 janvier 1961 était assassiné Patrice Lumumba, premier “héros national” de l’ancien Congo belge qui lutta pour la décolonisation et l’indépendance de son pays, mais aussi pour le panafricanisme socialisant aux côtés de Kwame Nkrumah (Ghana), Julius Nyerere (Tanzanie), Sékou Touré (Guinée) ou Félix-Roland Moumié (Cameroun). Premier Premier ministre de la République du Congo devenue indépendante le 30 juin 1960, il s’opposa au sécessionnisme fédéraliste et tribaliste du Katanga, province richement dotée en minerais suscitant les convoitises impérialistes européennes et états-uniennes, sous l’impulsion de Moïse Tshombé, homme-lige de la Belgique coloniale qui reconnut l’indépendance du Katanga pour semer le chaos et le désordre dans un Congo optant pour le panafricanisme socialisant. Il dut également affronter le coup d’État perpétré par Joseph Mobutu et orchestré par la CIA, qui s’était déjà illustrée quelques années auparavant en Iran (opération Ajax d’août 1953) ou au Guatemala (coup d’État contre Arbenz en juin 1954), sans compter le recyclage des anciens nazis et l’appui de la mafia pour combattre le communisme en Europe et les guerres de Corée et d’Indochine. Il dut enfin composer avec les puissances africaines hostiles, telle l’Afrique du Sud et son régime d’apartheid qui s’illustra par la lutte farouche contre le communisme et son ancrage atlantiste et pro-impérialiste.
Patrice Lumumba incarne – surtout à partir de sa participation à la Conférence panafricaine d’Accra en 1958 – le soulèvement des peuples africains, et spécialement des masses opprimées et victimes de l’esclavage et de l’exploitation colonialistes, en faveur de leur souveraineté et de leur liberté, mais également avec un projet unitaire et socialisant seul à même de donner une véritable orientation pour le panafricanisme. Mieux organisés, les puissants ennemis surent mettre un terme à l’aventure de Lumumba, comme ils le firent précédemment avec Moumié et comme ils le firent par la suite avec les assassinats de Samora Machel (Mozambique) en 1986 et Thomas Sankara (Burkina Faso) en 1987, tout en plongeant l’Angola,le Mozambique, le Congo, etc., dans de terribles guerres civiles – alimentées par des “identitarismes tribaux et ethniques” – afin d’empêcher l’établissement de régimes socialistes en Afrique.
Le Pôle de Renaissance communiste en France (PRCF) reproduit ci-dessous un article intitulé “Lumumba : treize hommes pour un coup d’État” publié par Radio France internationale (RFI), qui cible les responsabilités des États-Unis à Mobutu et ses sbires, de la Belgique à Moïse Tshombé. Une synthèse montrant qu’aujourd’hui, le combat contre tous les impérialismes – héritées de la période coloniale ou nouveaux : ”Françafrique”, États-Unis, Turquie, Afrique du Sud, Canada, Corée du Sud, etc. -, les dictatures militaires ensanglantant le continent africain et les djihadistes mettant à feu et à sang le “Chaosland” s’étendant du Sahel à l’Asie centrale, passe par l’indispensable combat pour le socialisme dans tous les pays d’Afrique et la reconstitution d’un puissant Mouvement communiste international pour soutenir l’émancipation totale et définitive des travailleurs et des citoyens africains, prisonniers des “Africapitalistes”, des impérialismes, des potentats militaires comme al-Sissi ou Idriss Déby, sans compter les djihadistes de Boko Haram, des Chebabs, d’AQMI , d’Ansar Dine ou de Katiba Macina.
Tout en réaffirmant sa volonté d’en finir avec la Françafrique ET tous les autres impérialismes qui exploitent et pillent les travailleurs d’Afrique, tout en exigeant le retrait des troupes françaises du Mali sans renoncer à combattre les djihadistes dans un cadre international défini par les peuples souverains, le PRCF s’emploiera plus que jamais à combattre “l’ennemi principal qui dans notre propre pays”, à savoir le macrono-lepénisme et leurs satellites, le MEDEF et l’UE néocoloniale, qui soumettent les travailleurs et les citoyens de France à un ordre capitaliste euro-atlantiste porteur de misère, de chômage, de guerres impérialistes et de désastres environnementaux ouvrant la voie à l’exterminisme, et qui poursuivent l’exploitation néocoloniale de l’Afrique tout en alimentant les divisions ethno-tribales. Car comme le disait fort justement Lumumba : “Nous connaissons l’objectif de l’Occident. Hier, il nous divisait au niveau des tribus, des clans, des chefferies. Aujourd’hui, parce que l’Afrique est libre [faussement], il veut nous diviser au niveau des États. Il veut créer des blocs antagonistes, des satellites, et accentuer les divisions afin de maintenir sa tutelle éternelle.”
Patrice Lumumba: treize hommes pour un crime d’État
Qui a tué Patrice Lumumba ? La mise à mort du nationaliste congolais, le 17 janvier 1961 près de Lubumbashi, est l’action collective d’une « association de malfaiteurs », comme dit le collectif belge Mémoires coloniales. La responsabilité du crime est partagée entre quatre groupe d’acteurs, qui sont aujourd’hui assez bien identifiés. Chacun joue sa partition: les Américains parrainent, les Belges soutiennent, le groupe Mobutu commande et le groupe Tshombe exécute. Dans ce crime d’État, treize personnages se distinguent.
♦ Dwight Eisenhower (1890-1969)
Fin juillet 1960, le Premier ministre congolais Patrice Lumumba fait appel à une aide militaire soviétique pour réduire la sécession katangaise. Dix-huit mois plus tôt, le révolutionnaire marxiste Fidel Castro a pris le pouvoir à Cuba. Pour le président américain Dwight Eisenhower, qui est en plein bras de fer Est-Ouest avec l’URSS de Nikita Khrouchtchev, Lumumba risque de devenir un Castro africain. Le 18 août 1960, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche, le président américain aurait dit : « We have to get rid of that man » – « Il faut qu’on se débarrasse de cet homme » (témoignage du rapporteur de la réunion, lors d’une audition par le Sénat américain, en juin 1975). Il y aurait eu, autour de la table, un silence étonné de quinze secondes. Puis, on serait passé à autre chose. À l’époque, personne n’ose discuter un ordre de Dwight Eisenhower, l’un des deux vainqueurs de la Wehrmacht d’Adolf Hitler.
♦ Allen Dulles (1893-1969)
Le 26 août 1960, le directeur de la CIA, Allen Dulles, câble à Larry Devlin, son chef de bureau à Léopoldville (l’actuel Kinshasa) : « Le retrait de Lumumba doit être un objectif urgent et prioritaire ». Successivement, trois agents sont envoyés à Léopoldville pour aider Devlin à assassiner Lumumba, notamment en essayant d’empoisonner son dentifrice ou l’un des plats qu’il mange. Mais le leader congolais n’est pas facile à approcher. Simultanément, le patron de la CIA joue la carte militaire. Il appuie le putsch du chef d’état-major de l’armée congolaise, le colonel Mobutu, qui prend le pouvoir le 14 septembre 1960 et qui reçoit de fortes sommes d’argent. Dulles mise alors tout sur Mobutu et ses alliés politiques du « groupe de Binza » (Bomboko, Nendaka, etc.). Stratégie payante… Plus tard, en novembre 1961, Dulles est limogé par le nouveau président américain John Kennedy. Est-il ensuite saisi par le doute, voire une once de remords ? En 1962, il aura ce mot : « I think we overrated the Soviet danger in the Congo » – « Je pense que nous avons surestimé le danger soviétique au Congo ».
♦ Larry Devlin (1922-2008)
Ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, en Afrique du Nord et en Europe, Devlin, qui parle français, est recruté par la CIA et débarque à Léopoldville en juillet 1960. Méfiant, il circule en ville avec une arme en poche. Quelques mois plus tôt, lors de la « table ronde » de Bruxelles, il a repéré le jeune Mobutu et vu en lui un délégué qui n’était pas hostile aux Américains. À Léopoldville, les deux hommes sympathisent. À partir de la fin août, ils prennent le petit-déjeuner ensemble plusieurs fois par semaine. C’est par Devlin que passe l’argent américain pour Mobutu, qui excelle dans le chantage aux dollars : « Larry, je ne pourrai pas renverser Lumumba sans ton soutien ». Le 14 janvier 1961, Devlin apprend que Mobutu va livrer Lumumba à Tshombe. Comme il sait que le département d’État américain risque de lui dire : « Faites surseoir le transfert jusqu’à l’arrivée au pouvoir de l’administration Kennedy, le 20 janvier prochain », il garde l’information secrète et ne la transmet à Washington que le 17 janvier, juste après le décollage de l’avion qui conduit Lumumba vers une mort certaine. En juin 1967, quand il quitte le Congo, le futur maréchal Mobutu lui remet sa photo avec cette dédicace : « À mon excellent et vieil ami L. Devlin, pour tout ce que le Congo et son chef lui doivent. »
♦ Le roi Baudouin (1930-1993)
En juin 1955, à Stanleyville (l’actuel Kisangani), la première rencontre Baudouin-Lumumba est cordiale. Lors d’une réception, le roi des Belges se fait présenter le jeune cadre des postes coloniales, qui réussit à capter son attention pendant une dizaine de minutes. Mais le 30 juin 1960, à Léopoldville, Baudouin est ulcéré par le discours anticolonialiste de Lumumba. Quelques semaines plus tard, le roi essaie de faire tomber le gouvernement belge de Gaston Eyskens, qu’il juge trop timoré face aux nationalistes congolais. Il échoue, mais obtient que l’un de ses hommes de confiance, le faucon Harold d’Aspremont Lynden, soit nommé ministre des Affaires africaines. Baudouin, en tant qu’héritier du roi Léopold II, estime que le Congo est un dossier où il doit jouer un rôle direct. À partir de juillet 1960, le Palais royal entretient des liens directs et réguliers avec les sécessionnistes katangais. En octobre 1960, dans une lettre confidentielle à Moïse Tshombe, le roi Baudouin écrit : « Une association de quatre-vingts années comme celle qui a uni nos deux peuples crée des liens affectifs, trop étroits pour qu’ils puissent être dissous par la politique d’un seul homme [Patrice Lumumba]. » Une semaine plus tôt, le conseiller militaire de la Belgique auprès de Tshombe lui a écrit, via son chef de cabinet : « On neutralise complètement (et si possible physiquement…) Lumumba. » Arrive l’assassinat de Lumumba. Deux mois plus tard, le 13 mars 1961, Baudouin écrit à Tshombe : « Soyez convaincu que j’apprécie hautement la sagesse avec laquelle vous avez dirigé le Katanga dans des circonstances infiniment difficiles et délicates. »
♦ Gaston Eyskens (1905-1988)
En juillet 1960, pris de court par la mutinerie des soldats congolais et leurs exactions contre les Belges du Congo, le Premier ministre belge envoie la troupe à Léopoldville et envisage même d’établir un protectorat militaire belge sur l’ensemble du Congo (note déclassifiée de l’un de ses conseillers politiques). Surtout, par un pont aérien, Gaston Eyskens envoie plusieurs milliers de soldats belges à Elisabethville (l’actuel Lubumbashi) pour y organiser la sécession du Katanga. Le 15 août 1960, Eyskens demande aux conseillers belges qui entourent le président congolais Joseph Kasa-Vubu de pousser celui-ci à démettre le Premier ministre Patrice Lumumba. Ce sera chose faite le 5 septembre. Deux jours plus tôt, d’Aspremont Lynden est entré dans son gouvernement. À partir de ce moment-là, Eyskens confie tout le dossier congolais à son ministre des Affaires africaines et lui donne les moyens de sa politique anti-Lumumba. Des fonds secrets à hauteur de 50 millions de francs belges (l’équivalent de 3 millions d’euros d’aujourd’hui, selon l’évolution de l’indice des prix) sont débloqués pour le seul usage de d’Aspremont Lynden, qui peut alors financer des hommes politiques congolais, des campagnes de presse et des opérations clandestines. Jusqu’à la chute de son gouvernement, en mars 1961, Eyskens supervise l’action de d’Aspremont Lynden au sein du Comité ministériel restreint des Affaires africaines, le « Comité Congo », où ne siègent que trois hommes : Eyskens, d’Aspremont Lynden et Pierre Wigny, le ministre des Affaires étrangères. C’est entre ces trois hommes que tout se décide, dans le plus grand secret. À ce jour, dans les archives de l’État belge, on ne retrouve aucune trace de ce Comité Congo.
♦ Harold d’Aspremont Lynden (1914-1967)
Aristocrate, juriste et résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, il est, le 30 juin 1960, le chef de cabinet-adjoint de Gaston Eyskens depuis déjà deux ans. En juillet, lors de la première crise entre Bruxelles et Léopoldville, c’est lui que Eyskens envoie à Elisabethville, à la tête d’une Mission technique belge, pour soutenir le sécessionniste katangais Moïse Tshombe. Dès le 3 septembre, à la demande expresse du roi Baudouin, il est de retour à Bruxelles pour prendre le ministère des Affaires africaines. Dans un télex du 6 octobre, il écrit à la Mission technique belge d’Elisabethville : « L’objectif principal à poursuivre dans l’intérêt du Congo, du Katanga et de la Belgique est évidemment l’élimination définitive de Lumumba. » En contact permanent avec le colonel Marlière, le conseiller militaire belge de Mobutu, il est au cœur du projet de transférer le prisonnier Lumumba au Katanga. Le 16 janvier 1961, il télexe à Elisabethville : « Minaf Aspremont insiste personnellement auprès Président Tshombe pour que Lumumba soit transféré Katanga dans les délais les plus brefs. » Le lendemain, Lumumba est transféré vers la mort. De la politique de Baudouin, d’Aspremont Lynden est tantôt l’habile concepteur, tantôt le froid exécutant. Dans ces années de décolonisation, d’Aspremont Lynden est le Jacques Foccart de la Belgique.
♦ Louis Marlière (mort en 2000)
Lieutenant-colonel de l’armée belge et ancien chef d’état-major de la Force publique – l’armée coloniale belge –, c’est l’homme-clé du gouvernement de Bruxelles auprès de Mobutu à Léopoldville. À partir de septembre 1960, les deux hommes se parlent tous les jours. C’est par Marlière que passent les fonds secrets belges à destination du « groupe de Binza » (Mobutu, Bomboko, Nendaka, etc.). Dès octobre 1960, l’officier belge milite pour le transfert de Lumumba au Katanga. Il pense en effet que l’ONU est moins présente à Elisabethville qu’à Léopoldville. Lumumba sera donc plus vulnérable chez Tshombe que chez Mobutu. Le 14 janvier 1961, quand il apprend que Mobutu va livrer Lumumba à Tshombe, Louis Marlière, comme son alter ego américain Larry Devlin, ne fait rien pour l’en dissuader. Au contraire, il facilite ce transfert. À un officier belge de la gendarmerie katangaise, il transmet : « Demande accord du Juif [Moïse Tshombe] pour recevoir Satan [Patrice Lumumba] ». Plus tard, il écrira : « Il y avait un consensus [en faveur de ce transfert]. Aucun conseiller, qu’il soit belge ou américain, n’a songé à s’y opposer. »
♦ Mobutu (1930-1997)
C’est Patrice Lumumba qui fait la courte échelle à Joseph-Désiré Mobutu, qui n’aime pas qu’on l’appelle par son prénom et se présente lui-même sous le nom de « Mobutu » – plus tard, en parlant de lui, il dira : « le colonel Mobutu ». En avril 1960, le jeune journaliste Mobutu est délégué du Mouvement national congolais – le parti de Lumumba – à la « table ronde » économique qui prépare l’indépendance. Parmi la vingtaine de participants congolais aux discussions de Bruxelles, Mobutu est le seul à avoir été militaire. Un jour, Lumumba, qui en a fait son secrétaire particulier, lui dit, lors d’une réunion de cabinet : « Écoute, va te chercher un uniforme, tu reviens et je te nomme colonel ». Le 14 septembre 1960, Mobutu renverse Lumumba. Le 2 décembre, après l’avoir fait capturer sur la route de Stanleyville, il le jette en prison. Embarrassé par les images télé sur les mauvais traitements que subit Lumumba, Mobutu déclare : « Dans sa cellule, il couche dans un bon lit. Deux médecins sont venus le voir. L’ONU croit-elle que Lumumba aurait fait cela s’il m’avait fait prisonnier ? » Mobutu se persuade alors qu’il y a désormais une lutte à mort entre « le communiste Lumumba » et lui. Mais comme il ne veut pas briser sa carrière politique en se souillant les mains du sang de son ennemi, il le livre aux bourreaux du Katanga.
♦ Joseph Kasa-Vubu (1917-1969)
Premier leader nationaliste à être jeté en prison par les Belges, en janvier 1959, l’ancien séminariste Kasa-Vubu se bat, un an plus tard, pour la libération de Lumumba et l’obtient. En juin 1960, après la victoire du Mouvement national congolais (MNC) de Lumumba aux législatives de mai, une cohabitation se met en place. Kasa-Vubu, le doyen, est élu président par un collège de grands électeurs, tandis que Lumumba devient Premier ministre. En juillet, les deux hommes s’entendent encore pour lutter contre la sécession katangaise. Mais en août, quand Russes et Américains entrent dans le grand jeu congolais, ils se brouillent. Le 5 septembre, poussé par les Belges, Kasa-Vubu démet Lumumba. Le problème, c’est qu’il manque de détermination face à un Lumumba combatif qui obtient un nouveau vote de confiance au Parlement. Le 14 septembre, avec l’accord des Américains, le colonel Mobutu renverse la table. Dès lors, Kasa-Vubu sert de faire-valoir au nouvel homme fort du Congo. Kasa-Vubu garde le siège du Congo à l’ONU, tandis que Mobutu, sous le couvert de cette légitimité internationale, peut mettre Lumumba en résidence surveillée. Joseph Kasa-Vubu n’est pas dans le premier cercle des mobutistes, mais c’est un allié sûr. Le 13 janvier 1961, quand les geôliers de Lumumba se mutinent à Thysville (l’actuel Mbanza-Ngungu) et menacent de libérer leur prisonnier, Mobutu et Nendaka le réquisitionnent et l’emmènent avec eux pour calmer la troupe. Après son retour à Léopoldville, le 14 janvier au matin, y a-t-il une réunion qui scelle le sort de Lumumba ? Et si oui, Kasa-Vubu y participe-t-il ? Soixante après, les historiens continuent d’en débattre. Ce qui est sûr, c’est que Kasa-Vubu ne fait rien contre le transfert de Lumumba au Katanga.
♦ Justin Bomboko (1928-2014)
Commissaire aux Affaires étrangères dans l’équipe que Mobutu a installée au pouvoir le 14 septembre 1960, Bomboko, le fin manœuvrier, parvient à affaiblir la position de Lumumba sur la scène internationale. Le 22 novembre 1960, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît la délégation congolaise composée par Kasa-Vubu et Mobutu, au détriment de la délégation Lumumba. Et cinq jours plus tard, Lumumba doit jouer son va-tout en s’évadant de la villa où il est assigné à résidence. Avec Mobutu, Nendaka et quelques autres, Bomboko fait alors partie du « groupe de Binza », ce cercle anti-lumumbiste qui se réunit le soir chez l’un ou chez l’autre dans le quartier Binza-Pigeon de Léopoldville. Au lendemain de la mutinerie du 13 janvier au camp de Thysville, c’est sans doute à l’intérieur de ce « groupe de Binza » qu’est prise la décision d’envoyer Lumumba au Katanga. Bomboko aura-t-il ensuite des remords ? Cinquante ans plus tard, en juillet 2010, il se confie au journal Le Phare. Il revient sur l’exécution par Mobutu d’un autre opposant, Pierre Mulele. Nous sommes en octobre 1968 et il raconte : « Après avoir constaté cet enlèvement de Mulele, énervé je suis allé faire remarquer au président Mobutu que le dossier Lumumba brûlait encore et qu’il n’était pas prudent de s’encombrer davantage avec celui de Mulele. Malheureusement pour moi, ce fut l’une des causes de la fissure de mes relations avec le président Mobutu, fissure qui me coûtera la triste et célèbre prison d’Ekafela. » Cinquante ans après le supplice de Lumumba, Bomboko soulage sa conscience. À notre connaissance, c’est le seul membre du « groupe de Binza » qui, une fois dans sa vie, a exprimé à demi-mot un sentiment de regret sur le crime d’État du 17 janvier 1961.
♦ Victor Nendaka (1923-2002)
Commissaire à la Sûreté nationale après le putsch du 14 septembre 1960, Nendaka est un dur. À Léopoldville, il surveille tout le monde et trame des machinations policières. Il est tellement redouté qu’on l’appellera plus tard « le Oufkir du Congo » – du nom du chef de la sécurité marocaine qui fera assassiner Mehdi Ben Barka. Dans le « groupe de Binza », il est alors le plus proche compagnon de Mobutu. Le 13 janvier, il va à Thysville avec Mobutu pour convaincre les geôliers de Lumumba de cesser leur mutinerie et de ne surtout pas libérer leur prisonnier. Le 14 au matin, il rentre à Léopoldville, toujours en compagnie de Mobutu. Le même jour est décidé le transfert de Lumumba vers la mort. Difficile de croire qu’il n’en porte pas une part de responsabilité. Quarante ans plus tard, en juillet 2001 à Bruxelles, devant la commission parlementaire belge chargée d’établir les responsabilités dans ce crime, il se fait doux comme un agneau et déclare : « On a trop souvent cherché à me faire passer pour le bouc émissaire dans ce dossier Lumumba. Moi, j’étais fonctionnaire, j’exécutais les ordres. Je dépendais toujours de mes supérieurs hiérarchiques. » Mais il finit par lâcher : « Il était devenu dangereux de laisser Lumumba au camp de Thysville. » Mobutu, Kasa-Vubu, Bomboko, Nendaka… Tous avaient peur de Lumumba.
♦ Moïse Tshombe (1919-1969)
Ces deux-là ne se sont jamais entendus… Dès la « table ronde » de Bruxelles, en février 1960, Tshombe et Lumumba se disputent à haute voix dans les couloirs de la conférence. Le premier, qui dirige la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT), veut un futur État congolais fédéral, où le Katanga pourra conserver les bénéfices de son riche sous-sol. Le second veut un futur État unitaire. Le 11 juillet, quand Tshombe fait sécession, Lumumba l’accuse d’être un homme de paille au service des capitalistes belges de l’Union minière du Haut Katanga (UMHK). Entre eux, c’est tout de suite la guerre des mots, puis la guerre tout court. De fait, sans le soutien militaire de la Belgique, Tshombe sait qu’il ne pourra pas tenir longtemps. Aussi, à la mi-janvier 1961, quand les Belges lui envoient plusieurs messages pour lui demander avec insistance de recevoir le prisonnier Lumumba, il se croit obligé d’accepter. Le lendemain soir, à l’arrivée de l’ancien Premier ministre, il semble hésiter quelques minutes sur le sort à lui réserver. Puis il se range à l’avis de son « ministre de l’Intérieur », Godefroid Munongo. Ce sera la mort.
♦ Godefroid Munongo (1925-1992)
À Elisabethville, on le surnomme « le balayeur »… Plus que Tshombe, c’est Munongo qui est l’homme fort du Katanga sécessionniste. En octobre 1958, à la naissance de la CONAKAT, il ne cède la place de numéro 1 à l’homme d’affaires Tshombe que parce qu’il est fonctionnaire de l’État belge. Le 13 août 1960, un mois après la sécession katangaise, alors que Lumumba veut se rendre personnellement par avion dans la province rebelle, Munongo, « ministre de l’Intérieur » du Katanga, écrit à toutes les gendarmeries des villes où il pourrait atterrir : « S’il arrivait à pénétrer au Katanga d’une façon ou d’une autre, il doit, en ce cas, disparaître. » À la même époque, il déclare : « C’est ma peau ou celle de Lumumba. Il a promis de me brûler en place publique à Elisabethville s’il venait ici, mais moi, je ne le raterai pas. » Le 17 janvier 1961 au soir, il ne le rate pas. Neuf ans après les faits, le mercenaire belge René Rougefort, qui a participé ce soir-là à la garde de Lumumba dans une villa proche de l’aéroport d’Elisabethville, rapporte cette ultime échange, à moitié en swahili, à moitié en français, avant le départ de Lumumba pour le peloton d’exécution… Munongo : « Anakufa (Il doit mourir) ». Tshombe : « Non, non, non ». Munongo : « Si tu n’avais pas Lumumba dans les pieds, tu n’aurais plus Sendwe [Jason Sendwe, le chef de la rébellion des Baluba du Katanga] dans les pieds. Si tu ne veux pas le faire, moi, je le ferai. » Tshombe : « Et l’ONU ? Et le gouvernement belge ? » Munongo : « M’en fous. »