(Opinion libre à propos de Napoléon Bonaparte)
par Aymeric Monville
Ce texte n’a aucune prétention historique mais entend répondre à une question posée par un correspondant d’Initiative communiste au sujet de ce que « nous » penserions de « Napoléon », et tout particulièrement en cette année commémorative.
Ne m’exprimant pas ici au nom de mes camarades, je vais néanmoins relever la gageure et tenter de répondre avec un minimum d’objectivité.
Et d’abord en remontant aux sources, à savoir la tradition de pensée hégélienne, en partie aux origines du marxisme, laquelle savait déjà distinguer en Napoléon l’homme (et ses aspects arrivistes) de sa signification historique (l’accoucheur de l’État contemporain). On doit d’ailleurs à ce souci le concept fortement heuristique de « ruse de la raison ». Ce serait donc un comble de ne pas envisager, en marxistes, la période profondément contrastée du Premier Empire et derrière elle, celle de la Révolution dans sa dimension bourgeoise, c’est-à-dire éminemment transitoire.
De la Bastille à Waterloo, force est de constater qu’il y a tout de même, malgré les Thermidors et les Directoires, un esprit de continuité, dont la signification n’avait pas échappé à l’Europe réactionnaire coalisée contre nos armes. À cet égard, on ne sait si les éloges tardifs de Robespierre que contient le Mémorial ne sont pas inspirés par la volonté de reconstituer un bloc oppositionnel avec les Jacobins autrefois persécutés. Il n’empêche que l’Empereur a su, dans ses malheurs, se souvenir de ses débuts où il fréquentait Robespierre le jeune, frère de Maximilien, du côté de Toulon.
Certes, Napoléon n’est sans doute pas d’un seul bloc ce « Robespierre à cheval » dont parlait Metternich, le chef de la réaction européenne de l’époque. Nous pensons tous, comme contre-exemple manifeste, au honteux rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe et à Saint-Domingue et son maintien en Martinique lors de la rétrocession de l’île par les Anglais, lesquels contrastent évidemment avec l’abolition de la traite par les jacobins. Il y a aussi bien sûr l’épouvantable guerre contre Haïti. Mais s’il faut reconnaître cela, pourquoi cacher, comme les médias le font trop souvent, le fait que la traite a été abolie lors des Cent-Jours, c’est-à-dire à l’époque où Napoléon bénéficie d’un immense soutien populaire ? Ce peuple en grande partie analphabète mais qui avait bien compris que les féodaux voulaient lui reprendre ses terres acquises par sa révolution.
Certes, l’histoire exige plus que le fait de distribuer des bons ou des mauvais points, et il nous faut penser dans toutes ses potentialités dialectiques, pour ce qui est de l’Europe, l’émergence du fait national (Pologne, Allemagne, Italie) grâce à la fin du féodalisme écrasé sous le passage de la Grande Armée, mais aussi le fait que ce phénomène se retournera d’ailleurs comme un boomerang contre l’Empereur. Mais si on parle de libération nationale, ce serait tout de même un comble d’oublier ce puissant mouvement de résistance populaire que fut le retour de l’île d’Elbe en mars 1815, soulèvement qui ne dépare pas d’autres splendides insurrections révolutionnaires et patriotiques de notre histoire. Preuve en tout cas que Napoléon était resté « attaché au refus de l’abaissement national devant les Bourbons et l’Europe aristocratique », comme le disait si bien, dans Vive la révolution !, l’histoire communiste d’Antoine Casanova, ancien directeur de La Pensée, auteur d’une magistrale biographie intellectuelle de l’Empereur (dont on ignore encore trop souvent la proximité avec les idées fort subversives de Spinoza). Casanova qui n’était d’ailleurs pas le seul communiste à lutter contre la stupide équation Napoléon = Hitler, qui, en ces temps d’arasement de l’esprit critique par ledit Parlement européen, en rappelle d’autres du même tonneau.
En bref, derrière la dévalorisation à la mode de Napoléon, il y a lieu de se méfier de ce qui pourrait être interprété comme un refus très européiste de la France comme Etat légitime, fondé sur la souveraineté populaire issue de la Révolution française.
S’il y a donc une urgence à répondre à cette question de notre aimable correspondant, c’est moins pour prendre une position excluante que pour affirmer l’urgence de dialectiser le personnage. C’est pourquoi on peut certes faire descendre Napoléon de son cheval. Mais gardons-nous de faire descendre aussi ce qui, aux yeux de la Sainte-Alliance, évoquait irrésistiblement en lui Robespierre !
Aymeric Monville, mars 2021