Dans cet article de décembre 2020, l’économiste et universitaire Radhika Desai (Université du Manitoba) valide de fait sur bien des points les analyses géopolitiques du PRCF.
Non le capitalisme néolibéral, cette forme hyper-prédatrice et pseudo libérale du capitalisme monopoliste d’Etat (CME), n’est pas la fin de l’histoire, oui la crise du coronavirus a été désastreuse pour son image mondiale alors que les pays pourvus d’une tradition de planification socialiste, de la Chine à Cuba, s’en sont fort bien tirés. Bien entendu, le CME « régulé » n’est pas le socialisme, ni une alternative réellement systémique au CME « néolibéral », plutôt ce que Lénine appelait l' »antichambre du socialisme ». Tous les indicateurs économiques, financiers et monétaires, prouvent cependant que le « modèle » dominant porté par Washington est en crise irréversible si bien que les partisans du socialisme-communisme doivent rester confiants en l’avenir… Et vigilants à l’encontre d’un système prédateur en perte de vitesse; donc d’autant plus guerrier et agressif.
Georges Gastaud pour www.initiative-communiste.fr
La nouvelle guerre froide et le sort du capitalisme
A la tête de la croissance mondiale, le succès de la Chine, un pays non capitaliste dirigé par un parti communiste, inspirera d’autres pays, tandis que les exemples négatifs du néolibéralisme les repousseront.
Radhika Desai —21 décembre 2020
Dans le contexte de la pandémie, les relations internationales ont soudain gagné en clarté lorsque les États-Unis ont lancé leur nouvelle guerre froide contre la Chine. Pas question de discontinuité trumpienne ici: cette évolution fait suite au «pivot vers l’Asie» d’Obama, qui était un aveu d’échec après des décennies passées à tenter de rallier la Chine au capitalisme néolibéral 1 . Tout comme la première, cette nouvelle guerre froide répond à une menace existentielle. Seul un triomphalisme pétri d’illusions sur la «fin de l’histoire» empêche la plupart des gens de se souvenir de la gravité de la menace soviétique et de la dureté de la première guerre froide menée par l’Occident.
Le défi que pose aujourd’hui la Chine est encore plus sérieux. Si la puissance et la stabilité des États-Unis et de l’URSS étaient à l’époque équivalentes, les États-Unis d’aujourd’hui, comme tous les pays capitalistes néolibéraux financiarisés, se sont faits plusieurs ennemis farouches. La pandémie a été un stress test en conditions réelles, dans lequel la Chine a obtenu de bonnes notes, tandis que les États-Unis ont obtenu une note insuffisante, voire pire. De façon générale, les pays les moins investis dans le capitalisme néolibéral financiarisé – qu’ils soient capitalistes comme l’Allemagne, le Japon ou la Corée du Sud, ou socialistes comme Cuba et le Vietnam – ont combattu la pandémie avec succès tandis que d’autres, dont les États-Unis et le Royaume-Uni en tête de file, ont connu les échecs les plus retentissants.
Le néolibéralisme a libéré le capital des restrictions sous prétexte de relancer son dynamisme. Cependant, tout ce qu’il a réussi à créer et faire subsister, c’est une économie financiarisée prédatrice et encline aux crises, un régime international du dollar et une véritable «créditocratie» mondiale, qui enrichit de minuscules élites financières nationales et internationales et appauvrit la grande majorité des gens. Les capacités de l’État ont été réduites à un seul pouvoir sacré: une politique monétaire consistant à déverser des torrents de liquidités sur la créditocratie mondiale pour maintenir à flot ses activités spéculatives et ses bulles sur les actions, le crédit, les matières premières et les marchés «émergents». Même le pouvoir militaire, clé de voûte de l’accès de la créditocratie mondiale aux possibilités de profit, a été si mal géré qu’il ne garantit même pas l’apparence d’une quelconque domination, sans parler de paix ou d’harmonie, en dépit de dépenses militaires mirobolantes et d’agressions à n’en plus finir2.
Avant la pandémie, l’élection de dirigeants ouvertement malhonnêtes comme Donald Trump et Boris Johnson avait déjà montré à quel point l’inévitable perte de confiance et de légitimité à l’échelle nationale avait gagné du terrain. La réponse désorganisée et désastreuse qu’ils ont apportée à la pandémie a encore affaibli ces dirigeants incompétents, rendant impossible tout «retour à la normale»3. Ni le capitalisme financier néolibéral ni la créditocratie mondiale qui le soutient ne peuvent en sortir indemnes4.
Cette nouvelle guerre froide, menée par une puissance en déclin, sera certainement imprévisible, désespérée et dangereuse. Mais elle sera aussi porteuse d’espoir. D’après les perspectives de l’économie mondiale de juin 2020 du Fonds Monétaire International, la reprise chinoise sera de loin la plus forte, avec une croissance de 15% sur la période 2020-20215. Tandis que des économies émergentes enregistreront une croissance de 2%, le PIB des autres économies avancées restera 1%, en deça de leur niveau de début 2020. À mesure que la balance penchera en faveur d’une économie de marché planifiée, le socialisme réapparaîtra encore plus sûrement à l’horizon politique partout dans le monde. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, un pays non capitaliste dirigé par un État-parti communiste sera à la tête de la croissance mondiale. Son effet de démonstration et son magnétisme économique attireront d’autres pays, qui seront repoussés par les exemples négatifs du néolibéralisme.
Pour comprendre la nouvelle guerre froide contre la Chine, il faut donc décrire l’émergence du capitalisme néolibéral financiarisé et de la créditocratie mondiale. L’ancien modèle capitaliste, représenté par le capitalisme prédateur et financiarisé de la Grande-Bretagne6 et l’étalon or-livre sterling, avait déjà été dépassé par des formes de capitalisme plus productives, notamment celle des États-Unis, avant 1914, tout comme prévu par Karl Marx et Friedrich Engels7, décrit par Vladimir Lénine8, Nikolaï Boukharine9 et Rudolf Hilferding10 et confirmé par Karl Polanyi11 Edward Hallett Carr12 et John Maynard Keynes13. En effet, au milieu du XXe siècle, la plupart des observateurs critiques estimaient que le capitalisme avait atteint un degré de maturité tel que sa forme de propriété privée n’était plus compatible avec le progrès. Un contrôle populaire conscient – c’est-à-dire une certaine forme de socialisme – était à la fois possible et nécessaire.
L’histoire justifiera ce consensus, du moins en partie. Le monde d’après-guerre du capitalisme social, productif et keynésien «organisé», du socialisme réellement existant et du développementalisme, penchait vers le socialisme14. Seul un tournant historique a ressuscité le capitalisme financier, archaïque et prédateur et l’a complété d’une créditocratie mondiale à la fin du XXe siècle aux États-Unis. Cependant, quatre décennies de destruction plus tard, l’histoire revient sur ce tournant, les économies les plus productives et règlementées dépassant une fois de plus les économies libérales. La nouvelle guerre froide engagée contre la plus puissante des économies les plus réglementées, la Chine, n’est qu’une tentative désespérée des États-Unis de faire appel du verdict inévitable de l’histoire.
Contradictions et économie géopolitique du capitalisme
La plupart des commentateurs continuent d’analyser les relations internationales comme si l’ordre mondial flottait au-dessus d’une planète chaotique, comme si le monde était une scène de théâtre sur laquelle des États désincarnés jouent les premiers ou les seconds rôles dans des intrigues lourdes d’enjeux mais finalement inexplicables. Ces analyses, déjà réductrices dans le meilleur des cas, deviennent inutiles lorsque le sort du capitalisme lui-même est suspendu à l’équilibre des puissances internationales. Dans un tel contexte, situer les relations internationales dans l’histoire du capitalisme ne revient pas à faire un détour mais à emprunter la principale voie par laquelle la réflexion doit passer.
Les sociétés acquièrent leur personnalité internationale à la faveur de processus historiques. Dans les pays d’origine du capitalisme, ces processus englobent l’histoire des capitalismes nationaux et la façon dont ils ont géré les contradictions du capitalisme, notamment l’impérialisme; tandis que les États des autres pays ont été façonnés par leur subordination ou leur résistance à l’impérialisme. Ces luttes ont défini le mode de relations extérieures du capitalisme15 ainsi que son économie géopolitique16.
L’économie géopolitique du capitalisme a engendré une dialectique de développement inégal et combiné17, tandis que ses États dominants tentaient d’externaliser les conséquences de leurs contradictions en plaçant d’autres sociétés en situation de subordination afin d’y évacuer leurs marchandises et capitaux excédentaires et d’en extraire de la main-d’œuvre et des matières premières bon marché18. Cependant, la menace et la réalité de cette subordination ont donné lieu à des résistances. Tandis que les puissances impériales tentaient de parvenir à une complémentarité entre leur production de haute valeur et la production de faible valeur des colonies et semi-colonies, les concurrents ayant la capacité et la volonté de résister ont rejeté cette subordination et se sont industrialisés de la seule manière encore possible19 lorsque des industriels plus anciens dirigent déjà le marché mondial, c’est-à-dire sous la protection et la direction de l’État, afin d’atteindre une productivité similaire à celle des puissances impériales20.
Au début, l’effort a été entrepris sous l’impulsion des classes capitalistes: c’est le refus de servir d’appendice agricole à la Grande-Bretagne qui a poussé les concurrents classiques de cette dernière – États-Unis, Allemagne et Japon – à s’industrialiser. Ensuite, la Révolution russe de 1917 a ouvert une nouvelle voie de résistance «socialiste», que la Chine et d’autres États ont fini par suivre. C’est cette résistance, dans laquelle on retrouve des économies capitalistes en développement moins performantes comme l’Inde ou le Brésil, qui a entraîné le développement des capacités de production à travers le monde, et non le marché ou l’impérialisme. Cette première remise en question de l’hégémonie par les États concurrents classiques a engendré un monde multipolaire et l’économie géopolitique du capitalisme a continué d’évoluer depuis, ce qui s’est traduit par une multipolarité toujours plus grande, et non par une «mondialisation» toujours plus grande ou par des «hégémonies» successives.
Avant que les idées cosmopolites évoquant la mondialisation et l’hégémonie ou l’empire américains n’envahissent le discours public dans les décennies néolibérales, une longue lignée de penseurs, à commencer par Marx et Engels, nourrissaient un point de vue contraire. Ils estimaient que les structures économiques des puissances concurrentes, dirigées par l’État et subordonnant le secteur financier à la production, allaient, et ont d’ailleurs, supplanté le capitalisme libéral financiarisé de la Grande-Bretagne.
L’argent et la finance dans le capitalisme: deux modèles
Marx a établi une distinction entre le capitalisme compétitif précoce des petites entreprises et le capitalisme mûr des grandes entreprises, qui atteignait le plus haut degré de socialisation du travail possible sous un système capitaliste. Alors que le capitalisme précoce favorisait une division du travail entre entreprises, le capitalisme arrivé à maturité a massivement concentré le capital et le travail dans des entreprises productives planifiées et entraîné une division du travail toujours plus complexe en leur sein.
Pour Marx, ces grandes sociétés par actions représentaient le «capital social» (celui des personnes directement associées) et «l’abolition du capital et de la propriété privée dans les limites du mode de production capitaliste lui-même»21. Il distinguait deux sortes de capitalistes: le gestionnaire rémunéré et le «simple capitaliste d’argent», ce dernier ne jouant aucun rôle dans la production et ayant pour seul profit les intérêts, qui sont une simple «rémunération de la propriété du capital». Ce résultat du développement du capitalisme représentait, selon Marx, un «stade qui doit être atteint inévitablement pour que le capital puisse redevenir la propriété des producteurs», c’est-à-dire pour parvenir au socialisme. Engels a également observé que la tendance à concentrer «toute la production en une seule société par actions recevant son impulsion d’une direction unique» préparait «de la manière la plus agréable sa future expropriation par la société entière, la nation»22.
Marx et Engels ont observé ces tendances à leurs prémisses, mais ont bien vu leur lien avec la protection du capitalisme par les États et le rôle grandissant que ces derniers jouaient dans sa gestion23. Cependant, Marx a laissé inachevés des volumes du Capital sur l’État, le commerce international et le marché mondial qu’il promettait depuis longtemps.
Les marxistes ultérieurs sont allés plus loin. À la faveur de la deuxième révolution industrielle, le capitalisme arrivé à maturité a accru considérablement sa production de marchandises, stimulé la concentration industrielle au sein d’entreprises toujours plus grandes et la formation de cartels entre elles, augmenté les investissements et transformé le rôle des banques. Tandis que Lénine et Boukharine ont respectivement analysé cette évolution sous l’angle du capital monopolistique et de la nationalisation du capital, l’analyse la plus fondamentale est sans doute celle de Hilferding sur le capital financier. En retraçant la vie du capital, de sa naissance en tant que capital monétaire rentier à sa transformation en capital industriel, il a mis en lumière sa forme contemporaine, celle d’une créditocratie mondiale, d’un rentiérisme à la plus grande échelle imaginable.
À ses débuts, le capitalisme a hérité du système financier médiéval. Marx n’était pas sans connaître la spéculation, les paris, l’escroquerie et les manigances propres à ce système, mais il prévoyait qu’une fois arrivé à maturité, le capitalisme parviendrait à les subordonner24. Selon lui, les «conditions et nécessités» de l’industrie moderne et le caractère nouveau de l’emprunteur25, qui n’est plus un suppliant en proie aux difficultés financières mais un capitaliste à qui l’on prête de l’argent en partant du principe «qu’il s'[en] servira […] pour s’approprier du travail non payé», a façonné un nouveau système de crédit, une «création» du capitalisme lui-même26. À l’époque de Hilferding, ce système était désormais opérationnel et ce dernier le baptisa «capital financier».
La première révolution industrielle de l’Angleterre pouvait se contenter de l’ancien capital du commerce de l’argent, qui était disponible à court terme sur le marché et se limitait à financer le crédit commercial et les échanges d’actifs du capital industriel dans le cadre d’une relation parasitaire, car les besoins financiers de ce dernier étaient plus faibles. En revanche, dans les «États modèles» du capital financier qui se sont industrialisés plus tardivement, les banques ont financé des investissements massifs à long terme et organisé l’expansion productive du capital industriel ainsi que sa concentration et sa cartellisation.
Le vaste Empire britannique formait le noyau subordonné du système monétaire et financier archaïque et prédateur de la Grande-Bretagne et de l’étalon international or-livre sterling.La livre sterling fonctionnait en tant que monnaie mondiale parce que la Grande-Bretagne retirait des excédents de ses colonies d’exploitation, en particulier l’Inde, et les utilisait comme source de liquidités internationales sous la forme d’exportations de capitaux, principalement destinées à ses colonies de peuplement et aux États-Unis, favorisant ainsi leur industrialisation à forte intensité de capital27. D’après les nostalgiques, l’étalon or-livre sterling était universel et stable. En réalité, l’instabilité qui secoua le système international au moment où des puissances concurrentes émergèrent et se disputèrent marchés et colonies, ce qui fini par provoquer le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la crise de trente ans (1914-1945), ne pouvait manquer de l’affecter. Alors que des colonies comme l’Inde ont été forcées d’adopter cet étalon, les pays indépendants ne s’y sont ralliés que de manière opportuniste, tandis que des pays industrialisés concurrents, tels que l’Allemagne, se sont uniquement liés à l’or pour permettre à leur monnaie de rivaliser avec la livre sterling et ainsi accroître leur part de marché. Il n’est pas surprenant que, comme l’a souligné un historien, le système ait «commencé à osciller de plus en plus dangereusement, jusqu’à son effondrement final en juillet 1914»28.
Les turbulences économiques de l’entre-deux-guerres confirmèrent que la Grande-Bretagne et le monde, devenu plus multipolaire, avaient besoin d’un système monétaire et financier radicalement différent. John Maynard Keynes arriva à la conférence de Bretton Woods de 1944 sur les accords internationaux d’après-guerre avec ses propositions relatives à une nouvelle monnaie internationale pour le règlement entre banques centrales, le bancor29 et la création d’une union internationale de compensation pour la gérer de façon multilatérale. Plus jamais une monnaie nationale ne se ferait passer pour une monnaie mondiale. Mais tant de choses avaient changé.
La crise de trente ans
La crise de trente ans, entre 1914 et 1945, a été une sorte de destruction créatrice de l’Histoire, qui a commencé lorsque la concurrence impériale entre la Grande-Bretagne et les puissances concurrentes déboucha sur la Première Guerre mondiale et s’est poursuivie au cours des deux Guerres mondiales et de la Grande Dépression. Elle a détruit des empires, vu les plus grandes révolutions communistes de l’Histoire, déclenché la décolonisation et bouleversé l’ordre social dans les pays d’origine du capitalisme. Le monde impérial et autoritaire qui y était entré en ressortit transformé et l’après-guerre fut celui des Trente Glorieuses, des capitalismes sociaux, des communismes et des développementalismes.
Pour presque tout le monde, il était clair que les économies les mieux réglementées l’emporteraient. Prenons par exemple deux livres politiquement opposés, publiés en 1944, peu avant la victoire des alliés, dans l’optique de façonner l’avenir de l’après-guerre. Dans La Grande Transformation, le socialiste Karl Polanyi explique que la «civilisation libérale» dirigée par la Grande-Bretagne avant 1914 s’est effondrée, que son système de marché «utopique» était socialement insupportable et avait déjà entraîné des réactions sociales spontanées, lesquelles «avaient intégré» les marchés dans la réglementation sociale, donnant naissance à des «nations crustacées», terme employé par Polanyi pour désigner les capitalismes régulés. Polanyi estimait, comme Marx et Hilferding, que ces nations l’emporteraient, jetant les bases de systèmes socialistes consciemment planifiés, organisés et démocratiques. C’est précisément ce que craignait Friedrich Hayek, néoclassique autrichien et économiste le plus engagé dans la contestation du socialisme et du marxisme, qui deviendrait plus tard le principal porte-parole du néolibéralisme. Dans son livre La route de la servitude, il avertit que, si les sociétés occidentales continuaient sur la voie étatiste et socialiste, elles créeraient une nouvelle servitude. Polanyi remporta le premier round, dans un monde d’après-guerre qui penchait à gauche. Hayek et ses semblables durent supporter de longues décennies d’isolement sectaire. Ils attendirent patiemment leur heure, mais finirent par façonner l’ordre néolibéral plusieurs décennies plus tard, pour une raison que Polanyi avait pressentie en 1945. En effet, il attirait l’attention sur le fait que «le nouveau mode de fonctionnement de la vie internationale» dans un monde de «nations crustacées», qui rendrait considérablement plus probable l’émergence du socialisme démocratique, était ménacé car les États-Unis avaient gardé le vieux capitalisme libéral et «universel» (c’est-à-dire «impérial») à la britannique30.
Et il était sur une piste: les dirigeants politiques et économiques américains aspiraient bel et bien à imiter la domination britannique sur une économie mondiale ouverte.
Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus précisément à Bretton Woods en 1944, les États-Unis firent usage de leur puissance économique prépondérante pour rejeter toute proposition d’accord monétaire international de rechange, telle que celle de Keynes, et ne laissèrent d’autre choix au monde que le dollar, qu’ils promirent d’adosser à l’or pour faire passer la pilule. Selon les théories de «l’hégémonie américaine», le plan des États-Unis a fonctionné. Cependant, la puissance américaine d’après-guerre a été un effet temporaire de la guerre. Même dans un tel contexte, la puissance américaine était bien plus limitée que celle du Royaume-Uni avant 1914. Maintenir l’économie mondiale ouverte et faire du dollar la monnaie mondiale n’était pas facile.
Au XIXe siècle, «l’ouverture» économique était une conséquence de l’impérialisme. Les empires britanniques et autres avaient «ouvert» les colonies et les semi-colonies à leurs capitalistes par la force, tout en les fermant aux puissances rivales. Or, non seulement les États-Unis de l’après-guerre ne disposaient d’aucun empire comparable, mais la multipolarité avait encore progressé et le monde était constitué de nations réglementées, «crustacées», voire communistes pour certaines. Sur l’immense continent eurasiatique, le communisme avait soustrait au capitalisme des territoires et des populations gigantesques. Bien que les principaux pays capitalistes se soient unis contre le communisme sous la direction des États-Unis, sa popularité força les États-Unis à parrainer des États-providence interventionnistes qui entreprenaient des politiques de relance et de développement en Europe occidentale et en Asie de l’Est et à tolérer des États développementalistes socialisants dans le Tiers-Monde émergent.
Ces économies aux classes populaires organisées et aux appareils productifs hautement organisés et socialisés ont ainsi privé le capital américain d’encore plus de possibilités. De plus, comme le savent parfaitement les décideurs politiques américains, ces capitalismes réglementés pouvaient facilement servir, tout comme les États développementalistes issus de la décolonisation, «d’arrêts intermédiaires sur la voie d’une certaine forme de socialisme»31. La première guerre froide fut la réaction que les États-Unis, coincés dans un monde de «nations crustacées», adoptèrent pour combattre aussi bien le nationalisme économique que le communisme.
Pour ce qui est du dollar, étant donné qu’ils ne disposaient d’aucune source stable de liquidités internationales, faute de disposer de colonies pour dégager des excédents, les États-Unis ont accumulé des déficits. Toutefois, ces apports de liquidités se sont heurtés au célèbre dilemme de Triffin: plus les déficits sont élevés, plus la pression à la baisse sur le dollar est importante et plus la demande d’or augmente. Il n’est donc pas étonnant que le dollar se soit traîné de crise en crise, que l’or ait fui les États-Unis et que la convertibilité ait pris fin en 1971, une fois toutes les possibilités de la sauver épuisées au cours des années 1960.
Le triomphe du néolibéralisme
Les années 1970 ont été traumatisantes pour le capital en général et pour les États-Unis en particulier. Après l’ignominie de 1971 et au milieu de la crise capitaliste généralisée qui s’installait, les États-Unis ont essuyé une défaite au Vietnam et dû faire face à des crises économiques et politiques au niveau national, à une économie mondiale fracturée et à une baisse de leur part dans celle-ci. Ce n’est qu’à la fin de la décennie que des néolibéraux comme Hayek, qui prêchaient encore leur évangile simpliste de la liberté pour le capital et ne se préoccupaient aucunement de son passage de la phase concurrentielle à la phase monopolistique, ont connu leur heure de gloire.
En outre, à cette époque, l’hypothèse d’une intermédiation financière internationale posait déjà les bases d’une créditocratie mondiale affirmant sans gêne que le dollar pouvait et devait servir de monnaie mondiale au motif que, comme le comprenaient les investisseurs privés mais pas les capricieux banquiers centraux européens qui réclamaient leur or, les États-Unis n’étaient pas un pays comme les autres mais le banquier du monde. De ce point de vue, les déficits américains étaient des prêts accordés au monde entier. Sur cette base les universitaires et les décideurs américains justifièrent la libre circulation des capitaux, le système financier international dérégulé permettant à l’argent d’échapper aux réglementations nationales et l’expansion de ce système dans le but de contrer la pression à la baisse sur le dollar en alimentant une hausse purement financière de la demande de dollars.
Les néolibéraux imputèrent la crise économique généralisée des années 1970 à l’intervention excessive de l’État et au pouvoir des syndicats. En réalité, l’expansion de la demande intérieure organisée par l’État – rendue nécessaire par la mobilisation des classes ouvrières et par la décolonisation – et la surveillance par l’État des compromis sociaux d’après-guerre entre les syndicats et les employeurs – qui ont permis de répercuter les gains de productivité fordistes sur les salaires tout en maintenant les profits à un niveau élevé – ont joué, au même titre que les prix faibles des produits de base issus du Tiers Monde, un rôle crucial dans l’essor des capitalismes durant les Trente Glorieuses. À mesure que l’Europe occidentale et le Japon se relancèrent et portèrent leurs capacités de production au-delà de ce que la demande existante pouvait absorber32, la hausse de productivité ralentit. Pendant ce temps, les travailleurs organisés sur des marchés du travail tendus continuaient d’exiger des augmentations de salaire et le tiers monde réclamait des prix plus élevés pour les produits de base dans le cadre d’un nouvel ordre économique international fondé sur des règles économiques propices à l’industrialisation. Les profits étaient menacés. Les États ne pouvaient plus maintenir les compromis sociaux et les investissements stagnaient. Des luttes de classe et des luttes internationales féroces s’ensuivirent et l’influence communiste s’étendit.
Une victoire populaire des travailleurs aurait approfondi la tendance d’après-guerre vers des capitalismes nationaux socialistes réglementés, «crustacés», dans lesquels l’action de l’État aurait élargi la classe ouvrière et stimulé la demande dans le Tiers-Monde. Cependant, cela aurait nécessité d’ôter l’économie des mains du capital, d’en prendre le contrôle et de planifier la production; mais la gauche, trop faible politiquement et intellectuellement et trop entravée par l’économie néoclassique33, avait abandonné depuis longtemps la responsabilité d’organiser l’économie productive, en dépit des avertissements selon lesquels les contradictions du capitalisme finiraient à terme par rendre nécessaire «une socialisation plus ou moins complète de l’investissement» 34.
En effet, la faiblesse de la gauche avait permis au pouvoir du capital de demeurer pratiquement intact, même pendant les Trente Glorieuses. Le capital ne triompha dans les luttes des années 1970 qu’avec les victoires électorales de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, mais deux événements antérieurs avaient préparé le terrain. Tout d’abord, les ÉtatsUnis avaient assoupli le contrôle des capitaux après le choc pétrolier de 1973 pour permettre aux excédents de l’OPEP d’être recyclés dans les institutions financières occidentales au moyen de dépôts libellés en dollars, ce qui avait entraîné une orgie de prêts, principalement en direction des pays du Tiers-Monde, ouvrant ainsi le premier chapitre de l’histoire tumultueuse d’une créditocratie mondiale qui continua de se développer à mesure que de nouveaux pays suivirent l’exemple états-unien. Quelques années plus tard, le choc des taux d’intérêt Volcker sacrifiait les travailleurs et le plein emploi ainsi que les pays débiteurs du tiers monde sur l’autel du dollar en faisant monter les taux d’intérêt pour maintenir la valeur de ce dernier.
À la chute du mur de Berlin, la victoire du capital sembla se transformer en triomphe. Francis Fukuyama, reprenant un concept de Hegel, proclama que l’histoire avait atteint son terminus: la démocratie libérale et le capitalisme. Cependant, la liberté pour le capital de la fin du XXe siècle, qui depuis longtemps était épuisé et trop mûr, ne pouvait être que celle de semer la zizanie à grande échelle.
Le néolibéralisme: rhétorique et réalité
Le néolibéralisme est apparu juste au moment où le capitalisme entrait dans sa phase monopolistique, qui tirait ses vertus, non de la concurrence, mais d’une division du travail complexe et soigneusement planifiée au sein de gigantesques sociétés bénéficiant de rendements d’échelle croissants. La concurrence entre mastodontes industriels ou blocs de capitaux organisés au niveau national était dangereuse, dysfonctionnelle et potentiellement très coûteuse. Qu’ils soient détenus par des entités privées ne faisait que générer des comportements irrationnels ou rentiers. Ces blocs de capitaux étaient mûrs pour passer aux mains du public.
Le but premier du néolibéralisme était de conjurer cet inévitable basculement. Les néolibéraux constatèrent simplement que le monopole était le résultat de la concurrence (et ils avaient raison, mais ce n’était pas la question), mais pour le reste, ils défendirent le capitalisme comme s’il était encore compétitif et, par conséquent, prônèrent la propriété privée des monopoles en invoquant l’argument du bien-être des consommateurs plutôt que celui du choix. Cela revenait à rejeter un contrôle potentiellement démocratique des entreprises par l’État au profit d’un contrôle privé échappant à toute responsabilité.
Durant des décennies, le monde garda le néolibéralisme à distance, dans un contexte où les travailleurs du monde entier étaient plus organisés et plus influents et où les opinions progressistes gagnaient donc en influence. Ce n’est que dans les années 1980 que le programme néolibéral fut mis en oeuvre, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, suivant une méthode tristement célèbre: privatisation, déréglementation, attaques contre les syndicats et recul de l’État-providence. Sur le plan international, s’appuyant d’abord sur des organisations multilatérales telles que le Fonds Monétaire International, la Banque mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce et l’Accord multilatéral sur l’investissement (qui fut un échec) puis sur des accords commerciaux régionaux, le néolibéralisme mena la charge pour rouvrir les nations réticentes a la centralité du marché et, plus particulièrement, aux flux financiers. Les décennies de stagnation des salaires et d’arriération économique pure et simple que connut le Tiers-Monde ne furent que des dommages collatéraux. Le rôle économique des États n’a évidemment jamais disparu: il a simplement été réorienté au profit des entreprises en général et des entreprises financières en particulier, de manière toujours plus complète et décomplexée.
Le résultat? Quarante ans de liberté croissante pour le capital ont maintenu les taux de croissance et d’investissement à un niveau inférieur à celui des Trente Glorieuses «étatistes» et «gangrenées par le pouvoir syndical». Puisqu’il peut toujours faire le choix de la créditocratie mondiale pour générer des profits grâce à la prédation et à la spéculation, le capital a abandonné toutes les formes de production, sauf les plus lucratives. L’une d’entre elles implique d’exploiter les salariés les moins bien rémunérés, qu’il s’agisse de travailleurs précaires non syndiqués, de migrants ou de femmes dans le secteur des services bas de gamme ou de main d’œuvre bon marché dans des pays où ils ont été privés de la possibilité d’améliorer leur sort grâce à la protection et aux politiques de développement étatistes. Une autre consiste à privatiser de lucratifs monopoles publics et à confier la production anciennement publique à des sous-traitants pour facturer aux contribuables des montants exorbitants selon le principe du prix de revient majoré en échange de biens et de services de piètre qualité. À peu de choses près, les seuls emplois bien payés sont ceux des cadres et des travailleurs «créatifs» qui organisent cette escroquerie au sein des entreprises et des administrations publiques.
Étant donné que le soutien unilatéral du néolibéralisme aux grandes entreprises nuit également aux petites entreprises, ces tendances exacerbent l’éternel problème de la demande, ce qui amène les producteurs à se battre pour des marchés en stagnation. La dévaluation du travail et des ressources qui en résulte, en particulier dans le Tiers-Monde, est à l’origine de nos crises sociales et environnementales. Que le long règne du néolibéralisme ait été ponctué de crises multiples et de changements d’orientation majeurs n’a rien de surprenant: les échecs ont rendu l’adaptation indispensable. La finance, en revanche, a proliféré de façon spectaculaire35: les entreprises productives et financières, poussées par la stagnation, encouragées par la déréglementation et l’accès aux orgies spéculatives de la créditocratie du dollar et appâtées par la promesse de rendements élevés, se sont engouffrées dans la brèche. En dérégularisant les contrôles sur les capitaux, les gouvernements sont passés de la création d’argent à l’emprunt sur les marchés obligataires, ce qui a élargi l’éventail des actifs «refuges» sur lesquels la créditocratie mondiale peut compter pour compenser ses paris plus risqués et obtenir de meilleurs rendements.
Cette expansion financière est généralement appelée «financiarisation», mais il est plus utile de penser à des financiarisations ou bulles financières distinctes, qui peuvent être nationales ou internationales et concernent chacune des actifs, des flux, des acteurs et des environnements réglementaires distincts. Les plus grandes ont été orchestrées par la créditocratie mondiale du dollar établie à New York et à Londres, grâce au rôle mondial joué par le dollar après 1971. Créées de façon systématique sur les marchés boursiers, les marchés émergents et tous les marchés d’actifs imaginables, elles ont atteint leur apogée sous la forme des bulles du logement et du crédit des années 2000.
L’émergence de la créditocratie mondiale a nécessité la transformation du secteur financier américain, qui a dû passer de l’état de «capital financier», une situation renforcée par les réglementations de l’époque de la Grande Dépression, telles que le Glass-Steagall Act, à quelque chose de similaire au modèle britannique archaïque et prédateur. Ce n’est qu’alors que les États-Unis ont pu soutenir un système dollar se rapprochant de l’étalon or-livre sterling. La déréglementation a commencé lentement dans les années 1970 et 1980 et s’est accélérée après l’arrivée d’Alan Greenspan à la présidence de la Réserve fédérale en 1987. Greenspan a également contribué à l’expansion de la créditocratie du dollar en adoptant le Greenspan put: une promesse permanente de renflouer le secteur financier avec des liquidités gratuites à chaque fois que ses orgies spéculatives systématiquement nécessaires se termineraient mal. Si les investisseurs particuliers et les fonds de pension de travailleurs ont également participé à la fête, la hiérarchie de ce système truqué a fait que les premiers en ont moins profité tandis que les seconds pâtissaient davantage des bulles et des krachs financiers.
Ce système rentier parasitaire ne produit rien, il ne fait que transférer des revenus d’une main, généralement pauvre et productive, à une autre, riche et improductive. Grâce à la magie des intérêts composés, les gouvernements, les petites entreprises et les travailleurs remboursent plusieurs fois ce qu’ils ont emprunté, tandis que la créditocratie mondiale engrange les profits. Résultat de la décision prise de libérer un capital sénile au lieu de le socialiser, ces financiarisations ont davantage contribué aux inégalités astronomiques de notre époque que la logique du capitalisme en soi, contrairement à ce qu’affirme Thomas Piketty.
Retour des contrastes économiques
Dans ce sombre scénario subsistait une lueur d’espoir: bien qu’il ait épargné peu d’économies, le néolibéralisme n’est pas arrivé partout à la fois avec la même force et ses avancées ont été partiellement inversées. C’est aux États-Unis et au Royaume-Uni, ainsi que dans d’autres pays anglophones tels que l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada qu’il a le plus progressé, grâce à un système de scrutin majoritaire uninominal à un tour où le vainqueur rafle l’ensemble de la mise. Il a aussi lourdement frappé les pays d’Amérique latine et d’Afrique dans le cadre de programmes d’ajustement structurel du FMI des années 1980 et 1990, ainsi que l’Europe de l’Est, qui est devenue une réserve de main-d’œuvre de l’UE, et la Russie, à qui la thérapie de choc néolibérale a infligé une décennie de déclin économique.
En revanche, l’Allemagne, le Japon et la Chine ont conservé une grande partie de l’appareil propre aux capitalismes organisés et réglementés et de la planification socialiste et ont échappé à bon nombre des écueils du néolibéralisme. D’autres pays, comme l’Inde, où de puissantes classes possédantes soutiennent le néolibéralisme, l’ont combiné avec l’héritage vivant de la planification industrielle «socialiste», tandis que l’Amérique latine de la «vague rose» et la Russie de Poutine ont fini par en rejeter d’importants éléments. C’est précisément parce que le néolibéralisme n’a pas englouti toutes les économies réglementées et organisées, parce que beaucoup d’entre elles sont parvenues à maintenir la plus grande partie, sinon la totalité, de leur appareil de régulation et de contrôle économique, que les contrastes historiques entre économies libéralisées et financiarisées et économies réglementées sont réapparus. Les États-Unis se profilèrent alors comme le chef de file de l’opposition.
C’est devenu particulièrement clair après 2008: presque toute leur classe politique, de George W. Bush à Ben Bernanke, a attribué les bulles du logement et du crédit à la «surabondance d’épargne à l’échelle mondiale» et, plus particulièrement, aux réserves chinoises. En réalité, les fonds non américains qui ont gonflé ces bulles venaient de la zone euro. Peu après le lancement de l’euro, les banques américaines et britanniques ont créé des institutions financières européennes, destinées à fournir des crédits industriels à long terme au secteur anglo-américain des opérations sur titres. Gonflées de liquidités et récemment déréglementées, elles ont investi massivement dans des «titres toxiques» américains. Pas étonnant qu’en dehors des États-Unis et du Royaume-Uni, ce soit la zone euro qui ait le plus souffert en 2008, faisant de cette crise une crise financière de l’Atlantique Nord et non une crise mondiale. Dans ce bloc monétaire, la crise financière a également jeté les bases de la crise de la zone euro qui éclatera deux ans plus tard, tandis que le reste du monde a subi un choc commercial bref et brutal avant de reprendre le chemin de la croissance.
La crise de 2008 avait déjà annoncé la fin de la voie néolibérale à plusieurs égards. La créditocratie mondiale et le dollar avaient été battus en brèche par l’effondrement des flux de capitaux internationaux et, malgré une légère reprise, ils restaient 65% en deçà de leur pic de 2007, dix ans plus tard, du fait du désengagement des investisseurs, notamment européens. Après 2008, la croissance a connu un nouveau creux, même pour le néolibéralisme. La phase d’austérité du néolibéralisme – plans de sauvetage pour les riches et resserrement de la ceinture pour les autres – a sapé la faible légitimité politique et l’emprise des établissements politiques néolibéraux du monde entier et les électeurs américains et britanniques se sont tournés vers des parvenus extérieurs au monde politique. Enfin, le Japon est resté embourbé dans une éternelle stagnation qui constitue en substance le tribut que l’économie du pays doit payer pour rester capitaliste, l’Europe est restée aux prises avec une crise de la zone euro qui s’explique par le fait qu’elle a permis à son économie capitaliste réglementée la plus puissante de dégager des excédents commerciaux en permanence sans augmenter la capacité de ses autres pays à les absorber, mais la Chine et d’autres économies émergentes ont gardé un taux de croissance robuste. La multipolarité et le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale hors des États-Unis et de l’Occident sont devenus les leitmotivs de la décennie. Ces tendances sont la toile de fond sur laquelle viennent se poser les prestations inégales des États-Unis néolibéraux et de la Chine socialiste dans la lutte contre la pandémie et la nouvelle guerre froide lancée par les premiers contre la seconde.
Guerres froides d’hier et d’aujourd’hui
La tendance à la multipolarité, résultat inévitable d’un développement inégal et combiné, a toujours eu de graves implications pour l’avenir du capitalisme. En progressant, elle a enfermé le capital dans des cages nationales à l’intérieur desquelles les forces populaires pouvaient le contrôler plus facilement, d’autant que cette tendance coïncidait avec l’évolution vers un capital «monopolistique» et «financier». C’est pour cette raison que des penseurs aussi divers que Marx, Keynes, Carr et Polanyi s’attendaient à ce que cette évolution fasse avancer la perspective du socialisme.
Des décennies durant, les forces du capitalisme, emmenées par les États-Unis, ont combattu cette tendance sans succès et ont dû se limiter à mener une guerre froide contre l’empiètement de la réglementation et de la planification sur leurs activités. Leurs succès – coups d’État en Iran ou au Chili et blocage des forces de gauche en Europe occidentale, par exemple – furent tangibles, certes, mais limités et ne firent qu’accroître le ressentiment, tandis que leur principale entreprise anticommuniste, la guerre du Vietnam, se solda par un échec. Dans les années 1970, marquées par la fin de la convertibilité, la défaite au Vietnam, la montée de l’influence communiste dans le monde et les crises économiques et politiques aux États-Unis, l’influence américaine – et celle du capitalisme lui-même – étaient au plus bas. La guerre froide semblait tomber dans une phase de détente alors même que l’influence communiste se répandait en Amérique latine et en Afrique. Les luttes de classes et les luttes internationales ouvraient la possibilité d’une voie de gauche, pouvant faire progresser encore plus le monde dans la direction envisagée par Marx et d’autres penseurs. Seule l’impréparation de la gauche a empêché cette progression, offrant aux États-Unis une nouvelle chance de réaliser leur ambition de dominer le monde en faisant du dollar la monnaie d’une économie mondiale ouverte. Cette nouvelle tentative reposait sur des bases encore plus précaires, car financiarisées, et s’accompagna de la «seconde guerre froide» de Ronald Reagan.
La chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS, qui se sont produites pour des raisons assez étrangères aux agissements des États-Unis et de l’Occident, ont semblé mettre fin à la guerre froide initiale, mais n’en ont pas éliminé les causes sous-jacentes. Ni la dynamique historique de développement inégal et combiné à l’origine de la multipolarité, ni la tentative américaine d’enrayer sa progression n’ont disparu. Cette dernière a pris une nouvelle forme, celle des guerres d’agression unilatérales menées par les États-Unis en Afghanistan, en Irak, en Syrie puis en Libye, et la notion de guerre froide elle-même n’a pas tardé à faire son retour. Ainsi, les États-Unis ont lancé une nouvelle guerre froide contre la Russie en 2014, prétendument à cause de la Crimée et de l’Ukraine, mais en réalité parce qu’ils refusaient de s’accommoder de l’autonomie croissante de la Russie.
En pleine pandémie, et alors que sa victoire à l’élection présidentielle semblait de moins en moins certaine, un président américain désespéré a lancé une nouvelle guerre froide, encore plus périlleuse, contre la Chine.
L’avenir du capitalisme suspendu à un fil
Non seulement le gouvernement et la classe politique des États-Unis perdent clairement le contrôle de la situation économique et politique intérieure, mais le pays voit en outre sa mainmise, jamais très ferme, sur les événements internationaux se relâcher rapidement. Le rôle mondial du dollar et l’ouverture de l’économie mondiale aux produits de base, aux capitaux et à la monnaie des États-Unis n’ont certes jamais pu être assurés de manière stable et adéquate jusqu’à présent, mais ils sont encore plus incertains aujourd’hui. Sans eux, les jours du capitalisme néolibéral sont également comptés et, puisque le néolibéralisme est la seule forme de capitalisme qui ne rend pas le socialisme possible et nécessaire, le sort du capitalisme lui-même est suspendu à l’équilibre des puissances internationales.
La contraction économique que la pandémie oblige les économies capitalistes néolibérales et financiarisées à subir promet d’être grave et prolongée et de dépasser de loin tout ce que l’on peut imaginer en parlant de «blessures». Dans les pays où le capitalisme est allé le plus loin, le capital pourrait tenter d’établir un néolibéralisme pseudo-philanthrope dans lequel des dirigeants d’entreprises tenteraient obtenir des largesses des gouvernements en tant que fabricants de biens essentiels que les gouvernements sont tenus de fournir aux citoyens. L’ampleur même de ce que la pandémie exige des finances publiques mettra à l’épreuve les limites de l’emprunt public et de la création d’argent, tandis que les insuffisances de l’offre des entreprises – déjà évidentes sur plusieurs fronts, tels que le dépistage et le suivi de contacts – mettra également à l’épreuve la légitimité politique.
L’ampleur de la création d’argent menace déjà le système financier international axé sur le dollar qui s’essouffle tandis que le rôle du dollar au niveau mondial ne cesse de s’estomper. Depuis 2008, non seulement les grandes institutions financières internationales ont pris un caractère plus national, mais la valeur du dollar est prisonnière de deux impératifs concurrents: d’une part, le besoin du secteur financier de disposer de liquidités abondantes et bon marché, voire gratuites, pour financer la spéculation à effet de levier sur des marchés d’actifs où les marges s’amenuisent et, d’autre part, la nécessité de limiter les liquidités pour soutenir la valeur du dollar.
De plus, la valeur du dollar n’est plus le seul problème. Les économies les plus faibles, aux prises avec des niveaux de volatilité des devises politiquement insoutenables sans contrôle des capitaux, sont en quête de sources de financement et de systèmes de paiement alternatifs et il en existe de plus en plus. En outre, le système du dollar pouvait fonctionner tant qu’il maintenait un semblant de neutralité mais, au cours des dernières décennies, son régime juridique et son système de paiement SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) ont été utilisés comme autant d’armes par une diplomatie américaine agissant de façon toujours plus agressive et unilatérale pour favoriser ses propres entreprises et poursuivre des objectifs de politique étrangère que même certains de ses alliés remettent en question (comme dans le cas des sanctions contre l’Iran). Cela commence à susciter la méfiance de rivaux et de cibles comme la Russie et l’Iran, d’alliés de longue date tels que les pays d’Europe occidentale et d’importants détenteurs de bons du Trésor américain, dont la Chine.
Enfin, dans la crise actuelle, la Réserve fédérale a clairement franchi une nouvelle limite. Après 2008, elle avait déversé des torrents de liquidités pour sauver tant le secteur financier des États-Unis que ceux d’autres pays; mais ces derniers mois, elle a fait la même chose pour les sociétés non financières américaines, sapant encore plus son éventuelle prétention à être le fournisseur de monnaie et de crédit du monde36.
D’autres pays se tournent vers d’autres types de solutions, trois en particulier. Premièrement, la Russie, l’UE et la Chine mettent en place des systèmes de paiement de rechange, respectivement dénommés SPFS, INSTEX et CIPS. Deuxièmement, ils choisissent de commercer dans leurs monnaies respectives afin d’éviter le système truqué du dollar, tandis que la coopération monétaire et financière sino-russe s’élargit encore. Troisièmement, la Chine constitue de plus en plus, grâce à sa Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures et à ses Nouvelles routes de la soie, une autre source de financement qui présente des avantages que n’offre pas le système du dollar, puisqu’elle propose un capital patient axé sur le long terme et non un capital inconstant qui exige des résultats à court terme, un investissement productif et non spéculatif et une autonomie politique plutôt que des contraintes. Et ce ne sont là que quelques exemples. Si l’on pense aux guerres que les États-Unis ont engagées contre des pays qui cherchaient à quitter le système dollar, l’avantage de la Chine est qu’elle offre une perspective de coopération et non de guerre. De plus, bien que les avis divergent sur la question de savoir si le récent accord budgétaire de l’UE fera renaître l’euro en tant que rival du dollar, il continue de soustraire la zone euro au système de paiement en dollars. Dans le contexte de la pandémie, la dédollarisation ne pourra que s’accélérer encore, faisant du système dollar et du reste une affaire exclusivement américaine. Même les partisans traditionnels du dollar sont forcés d’admettre que sa fin est proche37.
Plus largement, le manque d’attrait des États-Unis en tant que modèle et partenaire élargit le cercle des rivaux et des victimes choisissant de suivre leur propre voie, tant sur le plan militaire et diplomatique que du point du vue économique et financier. Ses alliances les plus étroites n’ont jamais été aussi peu fiables. Les problèmes au sein de l’OTAN ne sont pas nouveaux. On se souvient que les Européens ont eu raison de la convertibilité or-dollar et lancé l’intégration monétaire pour libérer leurs paiements mutuels du dollar et que la France a été absente de l’OTAN pendant trois décennies. Cependant, ils s’aggravent aujourd’hui, à mesure que l’UE et la zone euro suivent leur propre voie sur des fronts critiques tels que l’Iran, la Russie et la Chine. Si le Japon reste proche des États-Unis, comme beaucoup d’autres alliés, combien de temps tolèrera-t-il encore l’absence des États-Unis sur les dossiers internationaux les plus brûlants?
La pandémie a certainement donné à la Chine un poids plus important dans l’économie mondiale. Non seulement les principales économies néolibérales connaissent des dépressions historiques, mais des pays comme le Brésil et l’Inde, dirigés par des gouvernements d’extrême droite, voire fascistes, gèrent la pandémie de façon désastreuse. Seuls certains gouvernements offrent des lueurs d’espoir dans les deux fédérations.
Les conceptions cosmopolites amènent beaucoup de gens à se demander si la Chine «reprendra l’hégémonie américaine» mais, à en croire notre analyse, celle-ci n’a jamais existé. Le monde était déjà trop multipolaire pour une hégémonie américaine et il l’est désormais encore plus. En menant la croissance, la Chine dépassera certainement les ÉtatsUnis en tant que plus grande économie du monde, mais elle le fera comme une économie parmi d’autres.
L’importance historique mondiale de la Chine se situera ailleurs, si sa dynamique interne le permet. Jusqu’à présent, malgré les réformes de marché, le contrôle de l’État-parti a corrigé les excès et maintenu la Chine sur la voie de l’économie de marché socialiste qui lui a permis d’engranger ses succès actuels. Le pays continuera de suivre cette voie à condition que les puissantes forces néolibérales et capitalistes au sein de l’État-parti qui poussent à une plus grande libéralisation interne et externe ne l’emportent pas.
Si ces forces échouent, les succès de la Chine seront un symbole. Si la Chine, d’une part, et le Royaume-Uni et les États-Unis, d’autre part, représentent les deux extrêmes sur l’évantail des économies libérales et réglementées, la plupart des pays se situent quelque part entre les deux. Face au contraste criant offert au monde par les échecs du néolibéralisme et les succès des sociétés plus réglementées du point de vue de la santé publique, de l’économie et de la politique, les législateurs et l’opinion publique ressentiront tant l’effet répulsif que l’attractivité des deux modèles. Les classes dirigeantes néolibérales cherchant à maintenir le cap devront faire face à des problèmes de plus en plus nombreux, résultant de leurs systèmes contradictoires et d’une pression populaire qui les poussera à les résoudre de manière toujours plus illibérale. La seule question est de savoir si ces infractions au libéralisme prendront des formes de droite, autoritaires et fascistes, ou des formes de gauche, socialistes. Le monde est face au même choix que dans les années 1930.
Seul le développement de forces de gauche fortes fera pencher la balance vers le socialisme dans les différents pays. Bien que peu de pays abritent aujourd’hui de telles forces et que la gauche porte un lourd héritage, le climat politique peut changer rapidement en temps de crise, en particulier si les erreurs du passé sont clairement reconnues. Si les forces de gauche deviennent capables de simplement réorienter leurs sociétés vers une meilleure réponse à la pandémie, elles les pousseront aussi inévitablement vers des formes de capitalisme plus réglementées, sinon vers la social-démocratie ou le socialisme.
Cela se fera inévitablement à des rythmes et à des degrés divers selon les pays, en fonction de la gravité de la crise et de l’ambition et des capacités des forces progressistes. Ce processus, qui sera forcément international, élargira le front sur lequel le socialisme progressera en renforçant la coopération entre les pays dirigés par des forces populaires capables de reconnaître que la voie du socialisme transcende les nations.
Article publié initialement dans Canadian Dimension dans le cadre de la série «What is to be done? A manifest for politics amid the pandemic and beyond».
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