Nous reproduisons cet excellent article (publié sur Histoire et société) de Jean-Claude Delaunay, qui fut sans doute l’un des meilleurs économistes du PCF lorsque celui-ci méritait encore ce nom et poursuit actuellement en Chine, de Nanning où il réside, une investigation fructueuse sur la construction du socialisme dans ce pays (cf. ses derniers ouvrages, Les trajectoires chinoises de modernisation et de développement, Rompre avec le capitalisme/Construire le socialismehttps://www.initiative-communiste.fr/articles/international/encore-une-fois-la-chine-par-jean-claude-delaunay/ ou encore l’ouvrage collectif La Chine sans œillères). Ce recentrement sur l’étude de la première économie du monde ne l’empêche pas de continuer à suivre l’actualité française et particulièrement communiste. Dans ce parti qui subit, selon lui, « cinquante ans de déshérence théorique chez les communistes français », « le concept léniniste de Capital monopoliste d’Etat s’est dissous dans la notion de «libéralisme» ». C’est sur ces « bases théoriques branlantes et parfois fausses » que Fabien Roussel entend rassembler. Et l’on comprend pourquoi l’éloge récent de Joe Biden par Fabien Roussel n’est pas simplement une boutade ou un lapsus mais l’effet de la réduction de l’anti-impérialisme à l’anti-libéralisme. Il suffirait d’augmenter la dépense publique pour que tout s’arrange. En revanche l’intervention étatique dans le cadre de la construction du socialisme en Chine est dénigrée par Roussel au profit de l’idéologie (issue de Sève et continuée par Friot) de communisme comme déjà inscrit dans les structures et qu’il suffirait de faire advenir par un dépérissement de l’Etat sans prise de pouvoir par le prolétariat sur les moyens de productions. Bref l’utopie communiste contre la construction socialiste et l’anticapitalisme réduit à la critique des excès « libéraux » du marché, c’est le seul horizon que Fabien Roussel propose actuellement pour retrouver les « Jours heureux ».
Pour la grande bourgeoisie française, l’élection présidentielle est aujourd’hui l’élément politique le plus important du mécanisme global servant à reproduire son pouvoir. Elle sert à ça, cette élection, dans les conditions de l’impérialisme contemporain. C’est sa valeur d’usage spécifique, son rôle, au sein de la grande machine que les beati possidantes de ce pays ont mis au point pour exploiter et dominer leurs semblables.
Prendre place dans cette élection est donc nécessaire pour les communistes puisqu’il leur est offert, pendant le court moment de sa préparation, de contester radicalement, il est vrai en paroles et de façon non-gratuite, la direction donnée à la société par les dirigeants de la classe au pouvoir. Évidemment, ces dirigeants, qu’ils soient politiciens ou dans les affaires, préfèreraient que les communistes fîssent de la politique et du marxisme dans les cimetières plutôt que dans des réunions publiques. Ils préféreraient qu’ils développassent leurs critiques et leurs propositions au clair de la lune plutôt qu’en plein jour. Mais rien n’est parfait. Seules les machines idéales ont un rendement égal à 100%. Les agents directeurs et contremaîtres de la machine capitaliste savent cela et ils ont appris à s’en accommoder.
C’est précisément cette plasticité que je souhaiterais examiner dans le présent texte. Pour quelles raisons les dirigeants et vrais bénéficiaires du capitalisme en son stade impérialiste actuel, sont-ils toujours aux commandes en France? Pour quelles raisons, si la campagne menée par Fabien Roussel continue sur la lancée de son livre récent, Ma France Heureuse, Solidaire, Digne [Fabien Roussel, «Ma France Heureuse, Solidaire, Digne», Editions du Cherche-Midi, 2021, Paris. Ce livre, écrit-il page 7, n’est pas son programme. Il en constitue néanmoins la trame], fera-t-elle «flop» ? Telles sont les questions que je me pose.
Si j’étais candidat à cette élection, qu’est ce qui me différencierait de Fabien Roussel ?
Fabien Roussel est un candidat communiste déclaré, très actif. Oui, je sais, il a même écrit un livre, comme je viens de l’indiquer. C’est un nordiste et les nordistes sont des gens que j’aime beaucoup. Ils sont discrets, mais chaleureux et pétris de fraternité. Mais vous savez, moi, en Chine, les bruits du monde me parviennent de manière assourdie. La réciproque doit donc être vraie pour lui. Car je trouve que le livre qu’il a signé contient, certes, des choses importantes et attachantes, mais aussi de grosses bêtises, sur la Chine par exemple, ou d’immenses insuffisances, notamment sur le socialisme.
Je ne cherche pas à lui porter ombrage, mais je ne vois pas les raisons qui m’empêcheraient de penser que sa France Heureuse n’est pas un livre achevé. Ce n’est pas avec un tel ouvrage que le monde du travail et les communistes peuvent avancer.
Je pense donc que, dans le cas présent, la critique publique en fût-elle vive, est une bonne chose. Je suis bien prétentieux de parler comme je le fais, et pourtant, j’ai la conviction que mon analyse devrait faire réfléchir. Elle devrait stimuler la réflexion de tous les communistes et non apparaître comme une bataille de chiens querelleurs. Et puis lui-même, Fabien Roussel, dans Ma France Heureuse, n’a-t-il pas écrit «qu’il fallait sortir du présidentialisme et de la délégation de pouvoir que les Français donnent aux élus. Chaque citoyen doit être un acteur de la vie politique, une partie de sa solution» (p.43). Par conséquent, je suis son conseil, que je trouve approprié.
Qu’est-ce donc qui, dans l’hypothèse totalement improbable où je serais candidat aux prochaines élections présidentielles, me différencierait de Fabien Roussel, qui lui est candidat à cette élection ?
Je n’ai, vraisemblablement pas plus que lui, d’illusion sur la démocratie bourgeoisie et sur la capacité d’un communiste à devenir Président d’un pays comme la France par la voie électorale. Mais trois choses au moins nous distinguent.
1 )La première est qu’il cherche, avec une sincérité que je ne mets pas en doute, à rallier le monde travail et la jeunesse à la cause des communistes, tout en agissant pour que le Parti communiste redevienne «celui du monde du travail». Évoquant le souvenir de Georges Marchais, il écrit notamment : «Je souhaite que le Parti communiste français redevienne celui-là…C’est-à-dire celui qui s’adresse autant aux ouvriers qu’aux ingénieurs, aux agriculteurs, aux agents des services publics, aux hospitaliers, aux agriculteurs, aux enseignants, aux commerçants, aux petits chefs d’entreprise…Ce monde du travail là n’a pas de perspectives, il est en souffrance et c’est à nous de lui tendre la main, de défendre ses droits et ses intérêts avec des propositions concrètes» (p.17).
Cela dit, il le fait sur des bases théoriques branlantes et parfois fausses. Et ce ne sont pas de petites erreurs.
2) La deuxième est que, ces bases théoriques manquant de solidité, il ne ralliera pas à la cause qu’il représente la population nombreuse, et devant être mobilisée de façon urgente, de celles et ceux que ces élections écœurent parce qu’elles se sont toutes terminées jusqu’à présent par la reconduction, à la direction du pays, des représentants de la grande bourgeoisie.
3) La troisième est qu’il ne ralliera pas davantage la masse des travailleurs et de la jeunesse, qu’il ambitionne de rassembler sous sa bannière. Pour réaliser cet objectif, il a absolument besoin que les adhérents du PCF s’engagent dans la bataille. Mais qui va le faire?
La fraction qui se reconnaît dans Pierre Laurent, soit environ 38% des militants, ne va pas s’engager dans ce combat parce que Fabien Roussel lui aura concédé que la Chine est une horreur et qu’il ne faut surtout pas parler du socialisme quand on est communiste. Ces concessions à la petite bourgeoisie communisante risquent au contraire de freiner l’ardeur militante de la fraction active majoritaire, soit 42%. Quant aux éléments intermédiaires, ils ont toute chance de ne faire que «compter les points».
Fabien Roussel butte ici sur les limites et les contradictions de sa stratégie en tant que Secrétaire national. D’une part, il a voulu que l’organisation ne laisse personne en chemin. C’est en gros ce qu’il raconte au début de sa France Heureuse. La rupture fut évitée.
Le maintien de l’outil fut toutefois obtenu sous l’égide de Marx bistroquet et non sous celui de Marx théoricien. Une stratégie de ce type suppose, pour réussir, le calme et la très longue durée. Or la vie politique est faite de heurts et de chocs inattendus. L’élection présidentielle est l’un d’eux. Les clarifications nécessaires pour que l’outil PCF devienne à la fois uni et opérationnel supposent un type de direction qu’à mon avis, exprimé de loin, Fabien Roussel n’a pas voulu ou n’a pas pu mettre en œuvre.
On me dira peut-être : «Mais Delaunay, tu vas voir, l’essentiel de son message s’adresse au monde du travail et à la jeunesse. C’est l’adhésion à son message de ces catégories de population qui va, finalement, faire progresser la situation relative au Parti lui-même». Un tel raisonnement sous-estime, à mon avis, l’influence de l’idéologie dominante sur les comportements spontanés, monde du travail compris. Il sous-estime, par conséquent, le rôle que le parti communiste doit jouer relativement à cette influence. Pour que le PCF joue son rôle moteur des luttes, il faudra bien convenir, un jour, que des clarifications authentiques soient réalisées à ce niveau.
Cette élection est donc pour moi l’occasion, à mon échelle, très modeste, de procéder à l’une de ces clarifications que je crois indispensables, en réfléchissant, après Fabien Roussel et à ses côtés, à l’exacte nature de la société dans laquelle nous vivons. Ce n’est pas, je le crains, ce que fait Fabien Roussel, car il ne la comprend pas vraiment, même s’il en perçoit certains travers.
Il aborde la société par l’affection, par la morale. «Je dis souvent à Bruno Lemaire qu’il doit arrêter de mentir» (p.143). Bruno, c’est pas bien, ton nez bouge. L’action, quand elle est sûre d’elle-même, repose sur la raison et non sur les sentiments. C’est dire que si les communistes veulent grandir, notamment dans cette élection et par elle, ils doivent dès à présent renforcer leur cohésion de pensée et leur unité de combat sur des bases théoriques solides. En construisant de la sorte «l’unité de leur parti», ils doivent tendre à réagréger le plus rapidement possible, autour d’eux et avec eux, celles et ceux qui l’ont quitté ces dernières années. Ils doivent devenir marxistes et léninistes sans tarder, ou le redevenir s’ils ont oublié ce que cela signifiait. Ils doivent le faire collectivement, dans la clarté. Ce faisant, ils agiront dans l’intérêt du monde du travail que Roussel se donne la tâche de défendre, et le monde du travail, alors, le comprendra et l’estimera en tant que véritable candidat communiste.
Lénine et la société capitaliste des années 1900
Pour lutter, il faut voir et donc il faut savoir. A celles et à ceux des communistes qui trouveraient mon propos insupportable, je les prie de jeter un œil attentif sur ce que fut Lénine. Ce fut, sans relâche, un homme de combat. Il faisait de la politique du matin au soir et du soir au matin. Bref, il faisait ce que les plus avertis des Français, et notamment les dirigeants communistes, estiment faire en permanence.
Et pourtant, si l’on regarde avec attention ce qu’il écrivait, on se rend compte qu’il ne faisait pas seulement de la politique. D’abord, il connaissait de près le raisonnement ainsi que les écrits majeurs de Marx et il les mettait sans cesse à contribution. Il connaissait, aussi, bien d’autres auteurs. C’était un homme de lecture et d’étude. Ensuite, il s’est essayé à faire de la philosophie et de l’économie politique. C’était également un homme de réflexion et de théorie. Il ne se contentait pas de répéter inlassablement «Action, Action», comme le font un certain nombre de communistes, qui excelleraient certainement dans l’industrie du cinéma. Il s’efforçait en permanence de lier l’action et la théorie.
Je viens de rappeler en quelques mots ce que fut Lénine pour exprimer, qu’après cinquante ans de déshérence théorique chez les communistes français, il ne me paraît pas superflu de procéder aujourd’hui à des rappels fondamentaux. Il ne faut pas faire que cela, mais il faut le faire, c’est en tout cas mon avis en tant que candidat, de façon à élever le débat politique, de façon à le sortir de la seule polémique contre les riches dont on connaît les noms et les fortunes.
Il est courant de dire que si l’on reprenait l’argent qu’ils (elles) s’approprient indûment pour le redonner aux pauvres, alors ce pays irait beaucoup mieux. Laissons à Piketty et à ses éventuels disciples le soin de dissimuler les poissons du Grand Capital dans les eaux de l’inégalité des revenus. Sommes-nous seulement ou prioritairement aujourd’hui confrontés à des problèmes de redistribution? En réalité, quand les forces révolutionnaires reprendront l’argent de ces parasites, j’espère qu’ils en reprendront aussi le pouvoir et qu’ils redéfiniront les activités concernées.
A la fin du XIXe siècle, une question était posée, à peu près comme aujourd’hui : dans quelle société vivons-nous? Les études sérieuses, souvent académiques, montraient alors que le partage du monde était en cours d’achèvement. Il est clair que les révolutionnaires de l’époque auraient pu répondre à la question précédente en disant : «Nous sommes dans une société dominée par les riches». Ce n’était pas faux, de toute évidence.
Mais ils se sont montrés plus exigeants au plan théorique. Ils se sont donc efforcés de désigner un système et non une liste de familles. Ils ont analysé ce système et l’ont nommé: l’impérialisme. Ils ont mis en lumière ses agents : les capitalistes financiers, les monopoles, l’interpénétration du grand capital industriel et du grand capital bancaire de l’époque.
Ils en ont théorisé, à l’aide du marxisme, la cause profonde de l’apparition, à savoir l’état de maturité auquel était parvenu le capitalisme industriel à la fin du XIXe siècle et les contradictions qui en résultaient, d’abord au sein même de la production, ensuite entre la puissance productive et la capacité du marché à en absorber les produits marchands. Ils ont donc montré que le capitalisme industriel, autour des années 1870, était entré dans une phase de crise longue et profonde de baisse de la rentabilité du Capital.
Ils ont montré ensuite et c’est, je le crois, le point le plus important de leur analyse, que, dans ce contexte, les capitalistes les plus puissants, les monopoles, réorganisaient la structure capitaliste pour la rendre plus efficace en profit à leur seul avantage, pour la rendre plus conforme à l’évolution des forces productives matérielles à leur seul avantage. Lénine a donné un nom à ce système nouveau, appréhendé sous l’angle économique, et l’a appelé : Capitalisme monopoliste d’Etat. Sous l’angle politique et global, il a repris le nom que lui avait donné Hobson et l’a appelé : Impérialisme.
En effet, à la fin du XIXe siècle, le capitalisme, en tant que système de production dirigé par un grand nombre, disparaît. Se met alors en place dans chaque pays développé un système restreint. Chacun des clans de la grande bourgeoisie monopoliste dirige dorénavant la société développée dans laquelle il est implanté.
Les révolutionnaires ont alors montré les conséquences observables de cette crise longue de rentabilité et de la prise du pouvoir par la grande bourgeoisie qui s’en est suivie : la commande militaire publique à-tout-vat.
Les difficultés du capitalisme à fonctionner, ses contradictions, se présentaient de diverses manière. Le XIXe siècle, qui avait été le siècle des «capitaines d’industrie» et de la production de plus-value absolue buttait sur les limites de cette forme d’exploitation de la force de travail, celle qui s’exerce uniquement par le temps. Les populations ouvrières n’en pouvaient plus. Et pourtant la production augmentait mais sans pouvoir s’écouler complètement. Le pouvoir d’achat privé, tant celui de la consommation individuelle privée que celui des investissements des entreprises, se révélait insuffisant pour absorber tout le produit.
C’est alors que la grande bourgeoisie, ce groupe restreint qui s’est, dans chaque pays, de plus en plus distingué des petits et moyens capitalistes, a progressivement mis au point un nouveau système de production et de consommation. Pour maintenir les rapports sociaux capitalistes, elle les a réorganisés en profondeur.
Et puis les techniques ont évolué. D’une part, une plus grande maîtrise du transport de l’énergie électrique, et la production de l’électricité sous forme de courant alternatif, ont facilité la constitution de systèmes de machines-outils, la formation de grandes usines. Ensuite, en raison des succès des combats ouvriers, le système fut de plus en plus réorienté vers la production de plus-value relative. Produire cette plus-value plutôt que la plus-value absolue revenait à accroître à l’aide d’investissements l’intensité du travail, la productivité du travail de chacun, au lieu d’augmenter sans cesse le temps travaillé, au lieu de faire travailler tout le monde tout le temps, hommes, femmes, enfants, jours et nuits.
D’autre part, le capital monopoliste a mis au point de nouveaux rapports de consommation. L’investissement en machines devenant massif organisé, structuré, stimulé par les combats ouvriers, stimulé par les découvertes techniques que je viens de mentionner dans le domaine de l’énergie, et par bien d’autres qui suivirent, il en a résulté un très fort accroissement de la production marchande. Celle-ci fut alors absorbée non seulement par la demande privée, toujours insuffisante, mais par la demande publique.
L’Etat est, depuis toujours, situé au cœur du fonctionnement capitaliste. Mais il est clair qu’avec le Capitalisme monopoliste d’Etat, le rôle de l’Etat, en tant qu’acheteur, en tant que réalisateur de la plus-value produite, s’est considérablement accru. De ce rôle nouveau, centré sur la dépense militaire, les révolutionnaires de l’époque ont souligné les dangers : la guerre.
Car le Capitalisme monopoliste d’Etat, ce n’est pas seulement, à cette époque, mais cela est aussi vrai aujourd’hui, la réorganisation complète de la production et de la consommation intérieures. C’est également et simultanément, l’exportation de capital. Or, si l’on exporte du Capital en dehors du territoire national, il faut en contrôler de très près le fonctionnement, l’approvisionnement en matières premières. Il faut, éventuellement de toute pièce, créer les conditions permettant l’exportation de nouveaux capitaux, et par exemple asservir des Etats, ou mieux, occuper leur territoire. Il faut, autant que faire se peut, empêcher la concurrence des capitalistes provenant d’autres pays.
La révolution d’Octobre 1917, en Russie soviétique, est sortie non seulement du mouvement des masses mais de cette clairvoyance.
La Société actuelle selon Fabien Roussel
Un siècle après la publication de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, le Capital monopoliste est toujours au pouvoir dans les pays capitalistes développés. Nous vivons, travaillons, vieillissons, disparaissons sous l’égide et le contrôle du Capital monopoliste, et par conséquent de l’impérialisme. Les conditions d’existence et de fonctionnement de ce système sont-elles les mêmes qu’autrefois? Sommes-nous toujours dans un Capitalisme monopoliste d’Etat? Qu’est devenue la société française par rapport à ce qu’elle était il y a un siècle?
Je trouve personnellement que Marx et Lénine, et même Engels, n’ont pas du tout été sympas. Compte tenu de leurs qualifications incontestées, ils auraient pu, avant de disparaître, expliquer les grandes lignes de ce qu’allait être notre société. Cela nous aurait évité bien des tracas.
Au lieu de quoi, ils nous ont laissé «nous démerder». Et Marx sans doute de ricaner dans sa modeste tombe de Highgate, avec sa plaisanterie difficilement supportable selon laquelle, «depuis que je suis mort, je ne suis plus marxiste». Bref, «nous démerder». J’emploie volontairement un terme un peu grossier pour marquer avec force ce qu’est mon inquiétude et notre devoir.
En effet, que peut-on observer? Comment le secrétaire du PCF analyse-t-il le temps présent? Si j’en crois la France heureuse, notre époque serait celle du «libéralisme». Telle est la notion qui semble occuper aujourd’hui l’espace de la pensée communiste, «le libéralisme», voire chez les plus sophistiqués d’entre eux, «le néo-libéralisme». La grande création politique et conceptuelle de Marie-George Buffet fut celle, on s’en souvient, des «comités anti-libéraux».
On retrouve constamment cette notion dans la France heureuse. L’Union européenne est criticable par ce qu’elle est «libérale» et même «ultra-libérale» (p.63). Le gouvernement français met en œuvre «des politiques libérales» (p.6). Macron est «un libéral» (p.30). Le Maire, qui ment, est un libéral. Il existe des Verts qui «ne remettent pas en cause le libéralisme» (p.37). Favoriser à outrance les intérêts de Big Pharma, c’est mettre en œuvre «une vision libérale» (p.42). Des industries sont sacrifiées sur «l’autel du libéralisme» (p.120), etc.
Ce faisant, le concept léniniste de Capital monopoliste s’est dissous dans la notion de «libéralisme». Il s’est évaporé. Comme il se doit, dans un processus de vaporisation de ce genre, le concept de «rapport social» a disparu lui aussi. Il n’est jamais plus question que de «logiques», qui se déploient dans «le marché». La notion de libéralisme utilisée par Fabien Roussel est extrêmement floue. C’est «la régulation par le marché» (p.55).
A lire :
- À propos du Capitalisme Monopoliste d’État – par Georges Gastaud
- Dossier spécial capitalisme monopoliste d’Etat
Quoi qu’il en soit, le libéralisme semble être le fil rouge de ce livre, et donc de la pensée que ce livre exprime. Puisque l’élément le plus détestable du fonctionnement capitaliste est sa logique libérale, dont la caractéristique nécessairement marchande serait aujourd’hui amplifiée par la globalisation, il suffirait, pour contredire cette logique, de mettre en œuvre une contre-logique, une logique étatique, volontaire, non marchande ou semi-marchande, de façon à obtenir un résultat opposé. Lutter contre le libéralisme reviendrait donc à s’opposer à la baisse de la dépense publique (p.32). Biden est vraiment un type bien, parce qu’il utilise les moyens budgétaires et dépense de l’argent pour le peuple. C’est tout le contraire d’un libéral (p. 33). Révolutionner les rapports sociaux n’est plus à l’ordre du jour. Il faut et il suffit d’inverser les logiques.
L’hypothèse sous-jacente à cette démarche de pensée est que les rapports économiques ont atteint un tel degré de maturité qu’il suffit d’un rien, d’une pichenette, pour les faire basculer «dans une logique radicalement différente».
J’ai déjà eu l’occasion de raconter une «histoire chinoise» pour illustrer cette conception. Comme je suis vieux, j’ai le droit de radoter sans payer et la raconte donc à nouveau. C’est un dignitaire chinois, condamné à mort, qui demande à l’Empereur la grâce d’être exécuté par le meilleur bourreau de l’Empire, grâce qui lui est accordée. Sur le lieu du supplice, les procédures d’usage ayant été accomplies, il explique à nouveau au bourreau de lui couper la tête, mais vraiment sans le faire souffrir. Et le bourreau de lui répondre : «Mais c’est déjà fait, Votre Excellence!».
Fabien Roussel n’est pas responsable de l’idéologie du libéralisme. Mais il la reprend à son compte. Il l’assume, cela ne me fait aucun doute. C’est l’air du temps d’une partie des communistes français, dans cette période de déchéance intellectuelle dans laquelle leurs dirigeants et leurs penseurs se sont engagés, et, du même coup, les ont engagés. Cela vaudrait quand même la peine qu’on en débatte vraiment, vous ne croyez pas? Peut-être même pourrait-on inviter au Congrès extraordinaire ayant cet ordre du jour le bourreau chinois de mon histoire ?
Paul Boccara, lorsqu’il a conçu son système de «Sécurité Emploi Formation», raisonnait de cette manière. En système capitaliste, le chômage, observait-il, donne aux entreprises la flexibilité leur permettant d’être efficientes. Mais le chômage est en même temps une catastrophe humaine et un énorme gaspillage de ressources et d’énergie.
Or, poursuivait-il, le système de marché est à bout de course et doit être remplacé. Mais par quoi? Précisément, expliquait-il, le socialisme de l’Union soviétique a péri pour n’avoir pas réussi à faire que les entreprises socialistes soient efficientes. Par conséquent, tirons leçon de la réussite, certes partielle et «inhumaine», des entreprises capitalistes. Mais mettons en place un mode de fonctionnement qui tout à la fois évite le chômage des travailleurs et préserve la flexibilité des entreprises. D’où sa proposition, la SEF, consistant à remplacer l’armée industrielle des chômeurs par l’armée industrielle des étudiants, mais cela sans modification des rapports sociaux capitalistes. La révolution de ces rapports n’est pas un préalable à la SEF. C’est la SEF elle-même qui, de sa propre impulsion, révolutionne ces rapports.
Cette démarche m’est toujours apparue comme reposant sur l’hypothèse selon laquelle la révolution était déjà réalisée au plan des rapports économiques, en sorte qu’il convenait seulement de procéder au basculement budgétaire de la dépense, sans que les rapports économiques aient à être repensés de fond en comble. Le seul élément important de changement dans ce contexte était l’augmentation qualitativement nouvelle des droits des travailleurs.
La révolution économique est donc, dans ce cadre théorique implicite, remplacée par une double intervention, budgétaire et juridique. «Il faut, explique Fabien Roussel, reprendre la main sur les banques, les assurances, sur le capital, pour que les profits réalisés aujourd’hui soient mis au service de ce pacte pour la jeunesse (il s’agit de la SEF, note JCD)» (p.149). Révolutionner la société, revient alors, selon cette conception, à redistribuer (reprendre la main), avec une surveillance (les droits) pour que la redistribution ait bien lieu comme prévu. La théorie implicite, sous-jacente à cette conception, est que «le communisme est déjà là». Lucien Sève fut seulement la manifestation savante d’une idéologie plus générale. J’évoque à peine le nom de Bernard Friot, dont les écrits sont à peu près nuls.
Par conséquent, pourquoi mettre en péril «le communisme déjà là», en mettant en œuvre une forme de transition, le socialisme, que les anciens croyaient nécessaire, mais qui ne serait qu’une immense construction bureaucratique ? La France heureuse de Fabien Roussel prend bien soin de se démarquer de ce que son auteur appelle l’étatisme. «L’étatisme que certains prônent encore à gauche, a montré ses limites» (p.142). En revanche, la définition de «stratégies» imposées aux grands groupes monopolistes semble avoir sa faveur. «…Que l’Etat définisse une stratégie de réindustrialisation est crucial…Concrètement, cela veut dire par exemple qu’il faut imposer à Renault de rapatrier en France la production de la Dacia Spring électrique, actuellement fabriquée en Chine, ou de la C5X de Peugeot elle aussi produite en Chine, et qui reviendra en porte-conteneurs hyper-polluants en France» (p.142). Un petit coup de patte à la Chine, en passant, ça ne mange pas de pain et l’arbitre n’y voit que du feu, donc allons-y.
Cela dit, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que le contraire du libéralisme est, dans le cas présent, représenté par la formule suivante : (Etat-stratège + Renault acteur + Salariés de l’entreprise), étant entendu que cette formule tripartite serait aussi le contraire de l’étatisme.
Le changement de logique prendrait la place, en douceur, du changement révolutionnaire des rapports sociaux de production et de consommation. Sans avoir à toucher ces rapports, changeons seulement la logique des choses et tout ira bien.
Inutile de dire que je suis très réservé sur ce genre d’analyse. Les mots ont un sens et une portée. Ceux qu’utilise Fabien Roussel aujourd’hui révèlent que sa pensée est floue, désolé de dire les choses aussi brutalement et simplement. Dans quelques jours, les usagers de ce site pourront lire la suite de mon propos.
Source : https://histoireetsociete.com/2021/09/17/jean-claude-delaunay-questions-a-fabien-roussel-candidat-du-parti-communiste-a-la-prochaine-election-presidentielle/