En ces temps de droits et d’appels aux égalitarismes identitaires, la parole de Lenine apporte de la sobriété sur une scène politique qui en a vraiment besoin.
Observons que la « plume » de Lénine vaut celle de Voltaire et qu’en outre, elle est exclusivement au service de la vérité: elle frappe juste ! Bref, Lénine est un grand écrivain et qui plus est, il ne le fait pas ‘exprès », il n’a cure de la « littérature » et ne fait jamais « du style » gratuitement.
Camarade,
Un professeur libéral sur l’égalité – par Lénine
Put Pravdy n° 33, 11 mars 1914. Publié d’après le texte de Put Pravdy .
Le professeur libéral M. Tugan-Baranovsky est en guerre contre le socialisme. Cette fois, il a abordé la question, non sous l’angle politique et économique, mais sous celui d’une discussion abstraite sur l’égalité (peut-être le professeur a-t-il pensé qu’une discussion aussi abstraite convenait mieux aux rassemblements religieux et philosophiques auxquels il s’est adressé ?).
« Si nous prenons le socialisme, non pas comme une théorie économique, mais comme un idéal vivant », a déclaré M. Tugan, « alors, sans aucun doute, il est associé à l’idéal d’égalité, mais l’égalité est un concept… qui ne peut être déduit de l’expérience et de la raison.
C’est le raisonnement d’un érudit libéral qui répète l’argument incroyablement banal et usé selon lequel bien que l’expérience et la raison prouvent clairement que les hommes ne sont pas égaux, le socialisme fonde son idéal sur l’égalité. Ainsi, le socialisme, s’il vous plaît, est une absurdité contraire à l’expérience et à la raison, et ainsi de suite !
M. Tugan répète le vieux truc des réactionnaires : d’abord mal interpréter le socialisme en le faisant passer pour une absurdité, puis réfuter triomphalement l’absurdité ! Quand nous disons que l’expérience et la raison prouvent que les hommes ne sont pas égaux, nous entendons par égalité, égalité de capacités ou similarité de force physique et de capacité mentale.
Il va de soi qu’à cet égard les hommes ne sont pas égaux. Aucune personne sensée et aucun socialiste ne l’oublie. Mais ce genre d’égalité n’a rien à voir avec le socialisme. Si M. Tugan est tout à fait incapable de réfléchir, il est au moins capable de lire ; s’il avait pris à parti de lire l’ouvrage bien connu de l’un des fondateurs du socialisme scientifique, Friedrich Engels, dirigé contre Dühring, il y trouverait une section spéciale expliquant l’absurdité d’imaginer que l’égalité économique signifie autre chose que l’abolition des classes. Mais quand des professeurs entreprennent de réfuter le socialisme, on ne sait jamais sur quoi s’interroger : leur bêtise, leur ignorance ou leur manque de scrupules.
Puisque nous avons affaire à M. Tugan, nous devrons commencer par les rudiments.
Par égalité politique, les sociaux-démocrates entendent l’égalité des droits, et par égalité économique, comme nous l’avons déjà dit, l’abolition des classes. Quant à établir l’égalité humaine au sens de l’égalité des forces et des capacités (physiques et mentales), les socialistes ne pensent même pas à de telles choses.
L’égalité politique est une exigence de droits politiques égaux pour tous les citoyens d’un pays qui ont atteint un certain âge et qui ne souffrent d’une faiblesse d’esprit ni ordinaire ni libérale-professorale. Cette revendication a d’abord été avancée, non par les socialistes, non par le prolétariat, mais par la bourgeoisie. L’expérience historique bien connue de tous les pays du monde le prouve, et M. Tugan aurait pu facilement le découvrir s’il n’avait pas appelé uniquement « l’expérience » à témoigner dans le but de duper les étudiants et les travailleurs, et de plaire aux pouvoirs en place en « abolissant » le socialisme.
La bourgeoisie a mis en avant la revendication de droits égaux pour tous les citoyens dans la lutte contre les privilèges médiévaux, féodaux, les privilèges des propriétaires de serfs et de caste. En Russie, par exemple, à la différence de l’Amérique, de la Suisse et d’autres pays, les privilèges de la noblesse sont préservés à ce jour dans toutes les sphères de la vie politique, dans les élections au Conseil d’État, dans les élections à la Douma, dans l’administration municipale, dans fiscalité et bien d’autres choses.
Même la personne la plus stupide et la plus ignorante peut saisir le fait que les membres individuels de la noblesse ne sont pas plus égaux en capacités physiques et mentales que les personnes appartenant aux « contribuables », à la « base », aux « bas-nés » ou à la classe paysanne « non privilégiée ». Mais en droits tous les nobles sont égaux, de même que tous les paysans sont égaux en leur absence de droits.
Est-ce que notre auguste professeur libéral Tugan comprend-il maintenant la différence entre l’égalité au sens de l’égalité des droits et l’ égalité dans le sens de force et de capacités égales?
Nous allons maintenant traiter de l’égalité économique. Aux États-Unis d’Amérique, comme dans d’autres pays avancés, il n’y a pas de privilèges médiévaux. Tous les citoyens sont égaux en droits politiques. Mais sont-ils égaux quant à leur position dans la production sociale ?
Non, M. Tugan, ils ne le sont pas. Certains possèdent des terres, des usines et des capitaux et vivent du travail non rémunéré des ouvriers ; ceux-ci forment une minorité insignifiante. D’autres, à savoir l’immense masse de la population, ne possèdent aucun moyen de production et ne vivent que de la vente de leur force de travail ; ce sont des prolétaires.
Aux États-Unis d’Amérique, il n’y a pas d’aristocratie, et la bourgeoisie et le prolétariat jouissent de droits politiques égaux. Mais ils ne sont pas égaux en statut de classe : une classe, les capitalistes, possède les moyens de production et vit du travail non rémunéré des ouvriers. L’autre classe, les salariés, le prolétariat, ne possèdent aucun moyen de production et vivent de la vente de leur force de travail sur le marché.
La suppression des classes signifie de placer tous les citoyens sur un même pied d’égalité en ce qui concerne les moyens de production appartenant à la société dans son ensemble. Cela signifie donner à tous les citoyens des chances égales de travailler au sein des moyens de production publics, sur les terres publiques, dans les usines publiques, etc.
Cette explication du socialisme a été nécessaire pour éclairer notre savant professeur libéral, M. Tugan, qui peut, s’il s’y efforce, saisir maintenant le fait qu’il est absurde d’anticiper l’égalité des forces et des capacités dans une société socialiste.
En bref, quand les socialistes parlent de l’égalité, ils entendent toujours par-là l’égalité sociale, l’égalité de statut social, et non pas du tout l’égalité physique et mentale des individus.
Le lecteur perplexe peut demander : comment un savant professeur libéral a-t-il pu oublier ces axiomes élémentaires familiers à quiconque a lu un exposé des points de vue du socialisme ? La réponse est simple : les qualités personnelles des professeurs d’aujourd’hui sont telles que l’on peut trouver parmi eux même des gens exceptionnellement stupides comme Tugan. Mais le statut social des professeurs dans la société bourgeoise est tel que seuls sont autorisés à occuper de tels postes ceux qui vendent la science pour servir les intérêts du capital, et acceptent de proférer les absurdités les plus stupides, les fadaises et les bêtises les moins scrupuleuses contre les socialistes. La bourgeoisie pardonnera tout cela aux professeurs tant qu’ils continueront à « abolir » le socialisme.