Alors que Marx revient à la mode et que de croulants piliers de la pensée unique néolibérale, atlantistes et européiste comme MM. Attali et Minc feignent même de se réclamer du « Capital », tout est fait post mortem– avec l’aide de quelques « marxistes » décaféinés -, pour séparer le vieux Karl de son inséparable ami Engels et de leur commun disciple Lénine, dont la pensée et l’action donnèrent jadis chair au marxisme sur un quart des terres émergées: dame, on a le droit d’être autant qu’on voudra « marxiste », ou mieux « marxologue » ou ‘marxien », mais il faut avoir le bon ton de s’en tenir à l’ « analyse critique du capitalisme », ou à la belle utopie « marxienne » éthérée d’une « société sans classes » purement rêvée: prière de ne pas tirer les conclusions pratiques de cette analyse que Lénine résumait ainsi, sur la base de son expérience révolutionnaire sans égal et avec son sans-gêne prolétarien si vulgaire: « ceux-là seuls sont marxistes qui poussent la reconnaissance de la lutte des classes jusqu’à la reconnaissance de la dictature du prolétariat » (une idée que que Marx avait d’ailleurs déjà énoncé en 1852 dans une lettre fameuse à Weydemeyer, n’en déplaise aux idéologues non repentis du PCF qui ont « abandonné la dictature du prolétariat », c’est-à-dire le marxisme lui-même, depuis… 1976!).
Ce Marx de Bibliothèque rose devient alors le Génie (ce qu’il était, du reste) que l’on peut placer dans la galerie des « grands philosophes » (si l’on est un économiste bourgeois…) et des « grands économistes » (si l’on est un philosophe académique…) en faisant de lui une icone inoffensive; il suffira pour cela qu’on le dissocie, en philo, de l’apport d’Engels, l’homme qui a le plus développé la théorie matérialiste de la connaissance (la connaissance comme reflet approximé de la réalité validé en dernière instance par la pratique) et l’idée complémentaire, et ô combien hérétique pour les philosophes idéalistes de l’histoire, d’une dialectique de la nature finissant par accoucher d’une dialectique de l’histoire. De même qu’il faudrait jeter par dessus bord l’apport décisif d’Engels à l’anthropologie moderne à travers son livre méprisé et pourtant si anticipateur des luttes féministes et « sociétales » conduites sur des bases de classe, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.
En un mot, coupons bien Marx de la révolution prolétarienne et si possible aussi de la première expérience socialiste de l’histoire ouverte par Octobre 17 et détruite par la contre-révolution déclenchée par le sacro-saint « Gorby »; ôtons aussi à Marx l’encombrante dialectique de la nature, le concept de reflet et le « grossier » matérialisme historique prétendument « mécaniste », tenons également le souvenir de Marx le plus loin possible de celui des partis issus de la Troisième Internationale, et nous pourrons enfin muséifier le Grand Homme, l’enfermer dans des thèses universitaires que nul ne lira, en faire un de ces « grands auteurs » que l’on peut disséquer sans dommage pour la domination concrète du capital. De belles perspectives de carrière s’ouvriront alors pour de très respectables « spécialistes de Marx », comme il y a déjà tant de poussiéreux « spécialistes de Kant », de Saint Plotin, des Scolastiques médiévaux, de l’inattaquable Nietzsche et comme il existe aussi tant d’ « historiens », ô combien « subversifs » et « rebelles », en un mot, chers à MM. Laurentin et Mauduit, de l’évolution de la couleur bleu clair dans les plis du manteau de la Vierge dans la peinture de la seconde moitié du XIIIème siècle…
Eh bien nous, marxistes du XXIème siècle qui travaillons à reconstruire un parti de combat lié à la classe travailleuse, nous nous réclamons non moins fièrement de Marx que d’Engels, que de Lénine et que bien d’autres noms encore plus diabolisés que nous omettrons de citer ici pour ne pas aggraver notre cas au-delà du tolérable.
Et nous constaterons alors, non seulement qu’Engels a joué un rôle central dans la construction du « marxisme », dans l’arrimage du jeune Marx au mouvement prolétarien et au communisme ORGANISE, non seulement que l’auteur de La situation de la classe ouvrière en Angleterre (1843) a ouvert Marx à la nécessité centrale d’étudier et de critiquer à fond l’économie politique bourgeoise, mais que, après qu’ils eurent fondé ENSEMBLE les matérialismes historique et dialectique (indissociables scientifiquement), après qu’ils eurent organisé pratiquement et théoriquement le premier PC militant de l’histoire, puis la Première Internationale ouvrière, puis soutenu et éclairé toutes les luttes nationales et internationales du XIXème siècle (de la Commune à l’indépendance de l’Irlande), après qu’Engels eut joué un grand rôle dans la création de la IIème Internationale qui (malgré les déviations que lui infligèrent par la suite les opportunistes) fit du marxisme un mouvement paneuropéen, la tentative de dissocier ces deux amis et co-créateurs non moins séparables que ne furent jadis Montaigne et La Boétie, est plus que jamais vouée à l’échec.
Il suffit en effet de constater que, après maintes tentatives académiques pluri-décennales pour ignorer Engels, pour se moquer de lui, pour le dénigrer et appeler les lycéens et étudiants à ne pas le lire et pour l’expulser des listes d’auteurs classiques du bac (alors sur plusieurs livres décisifs du « marxisme » sont cosignés « Marx et Engels »), ce PHILOSOPHE qui a décrypté les fondamentaux de l’histoire de la philosophie (dans « L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », cf le chapitre « La question fondamentale de la philosophie ») est enfin devenu un classique du bac après moult batailles philosophiques peu visibles que l’auteur de ces lignes a eu l’honneur de relancer au milieu des années 1990.
Quant à Marx, il est enfin entré – Lucien Sève n’y fut pas pour rien ! – au programme de l’agrég de philo. Et surtout, comme l’a montré notre livre Lumières communes, notamment ses tomes II (théorie marxiste de la connaissance et classification des sciences), et III (dédié à la dialectique de la nature), et pour peu que l’on se donne vraiment la peine de lire et de comprendre en les rapportant à leur époque et en dégageant leur ligne de principe, ses grands livres Anti-Dühring et Dialectique de la nature, que nombre de recherches contemporaines en physique, en astrophysique, en chimie, en biologie, et bien entendu, en sciences socio-historiques, voire en sciences du psychisme, vérifient le pronostic d’Engels selon lequel, le développement des sciences de la nature prouve que, en dernière analyse, la nature se comporte de manière dialectique et non de manière métaphysique. Une dialectique qu’Engels appliquait, au second degré, au matérialisme dialectique lui-même puisqu’il ajoutait qu’à l’avenir, « lors de toute découverte faisant époque, le matérialisme devra changer de forme« . De « forme », n’en déplaise aux dogmatiques, mais non d’orientation cardinale, au grand dam des révisionnistes.
C’est pourquoi, quitte à choquer le petit-bourgeois, y compris le petit-bourgeois « marxiste », nous sommes toujours incurablement, non seulement « marxistes », voire « marxistes-léninistes », mais délibérément, et même si Engels qui fut la modestie même eût sans doute rejeté ce terme, d’incorrigibles ENGELSIENS.
Soit dit en guise de salut fraternel à la mémoire d’Engels et de sa compagne combative, l’intrépide prolétaire irlandaise Mary Burns, en ce 200ème anniversaire de la naissance de Friedrich Engels.