Nos amis de l’observatoire critique des médias Acrimed se sont penchés sur la propagande de guerre à l’oeuvre en soutien de l’offensive menée par l’OTAN contre la Russie via la guerre en Ukraine. Avec une analyse édifiante sur la façon dont sont présentés les choses lorsqu’ils s’agit de civil, de façon comparative entre civils d’Ukraine, ou civils d’autres pays visés eux par les frappes de l’OTAN (Irak notamment) issue de la traduction du site américain FAIR.
lors que les chaînes d’information américaines couvraient le choc des premières semaines de l’invasion russe en Ukraine, certains observateurs des médias — comme le fondateur de FAIR Jeff Cohen (Common Dreams, 28/2/22) — ont partagé leur impression d’une couverture assez nettement différente de celle de conflits antérieurs, notamment l’attention toute particulière accordée aux civils.
Pour objectiver et approfondir cette analyse, FAIR a scruté la première semaine de couverture de la guerre en Ukraine (24 avril au 2 mars 2022) dans trois journaux télévisés : « ABC World News Tonight », « CBS Evening News » et « NBC Nightly News ». Nous avons utilisé la base de données Nexis pour décompter tant les sources que les sujets sur l’Ukraine pendant la période étudiée : qui parvient à se faire entendre ? Quels sont les angles retenus ? En comparant cette couverture à celle d’autres conflits, on retrouve une dépendance bien connue au récit officiel pour cadrer les événements, mais on relève aussi une toute nouvelle aptitude à rendre compte de l’impact sur les civils — pourvu que ceux-ci soient blancs et l’agresseur, un ennemi américain reconnu et non les États-Unis eux-mêmes.
Les sources ? Des Ukrainiens — pas les experts
L’un des aspects les plus frappants des premiers reportages sur la guerre a été le nombre impressionnant de sources ukrainiennes. FAIR met toujours les chaînes d’information au défi d’adopter le point de vue des principales victimes, et de fait, les médias américains le font bien davantage pour cette guerre que pour toute autre guerre récente. Sur 234 sources citées au total — dont 230 d’une nationalité identifiable — 119 étaient ukrainiennes (dont cinq vivant aux États-Unis).
Pour autant, il ne s’agissait presque toujours que de micros-trottoirs, rarement traités en plus d’une ligne ou deux. Même les trois Ukrainiens identifiés comme ayant une expertise professionnelle avérée — deux médecins et un journaliste — n’ont parlé que de leur expérience personnelle de la guerre. Vingt et un (17 % des sources ukrainiennes) étaient fonctionnaires ou militaires, encore en service ou non.
Relayer autant de voix ukrainiennes, mais en en invitant si peu à développer une véritable analyse, suscite assurément la compassion, mais pour des gens présentés surtout comme des pions ou des victimes plutôt qu’un peuple doté d’une culture et d’une histoire propres, capable de déterminer son avenir.
Dans le même temps, les sources officielles russes n’apparaissent que quatre fois. Seize sources ont été citées côté russe : treize de simples passants, une d’un opposant politique et deux de membres de familles aisées.
Quatre-vingts sources étaient américaines, dont cinquante-sept de responsables ayant été ou étant encore en fonction. Nonobstant l’implication diplomatique de l’Union européenne, deux sources d’Europe occidentale seulement sont présentées : le secrétaire général norvégien de l’OTAN et un civil allemand aidant les réfugiés en Pologne. Huit civils étrangers vivant en Ukraine ont été également inclus : trois Américains, trois Africains et deux personnes originaires du Moyen-Orient.
Et si les dirigeants politiques apportent assurément des connaissances et des perspectives importantes à la couverture de la guerre, il en va de même des universitaires, des think tanks et des associations citoyennes ayant une bonne connaissance de la région. Mais ces voix ont été presque complètement marginalisées, cinq d’entre elles seulement apparaissant au cours de la semaine étudiée. Tous résidaient aux États-Unis, en comptant l’Américain d’origine ukrainienne Michael Sawkiw (CBS, 24/2/22), représentant le Comité du Congrès ukrainien d’Amérique (organisation parente de la faction de Stepan Bandera de l’Association des Nationalistes Ukrainiens, qui prit part à la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale).
Dans les faits, les chaînes d’information américaines ont donc largement laissé les gouvernants américains définir les termes du conflit pour les téléspectateurs. Quand ces officiels fustigeaient le gouvernement russe et mettaient en avant « ce qu’on va faire pour aider le peuple ukrainien dans sa lutte » (NBC, 1/3/22), aucun intervenant n’a remis en question le rôle des États-Unis dans le conflit (FAIR, 4/3/22), ou l’impact des sanctions occidentales sur les civils russes.
Le parti pris en faveur des gouvernants américains et la marginalisation des experts appartenant au pays envahi — comme d’ailleurs des experts issus de la société civile, où que ce soit — n’est pas sans rappeler la couverture par la télévision américaine d’une autre invasion à grande échelle récente : celle de l’Irak. Une étude de FAIR (Extra !, 5-6/03) avait montré alors que, dans les trois premières semaines de l’invasion américaine, les fonctionnaires américains en service ou retraités représentaient plus de la moitié (52 %) des intervenants cités dans les journaux aux heures de grande écoute sur ABC, CBS, NBC, CNN, Fox et PBS. Les Irakiens, eux, ne représentaient que 12 % des sources, et 4 % de l’ensemble des intervenants émanaient d’universités, de think tanks ou d’ONG.
Autrement dit, même si le biais est encore plus marqué quand ce sont les États-Unis qui font la guerre, les médias américains semblent prendre le parti de laisser les responsables américains construire le récit dans tout type de guerre, et de mettre en sourdine leurs critiques.
Civils visibles et invisibles
Ceci dit, il y a aussi des différences frappantes dans la couverture des deux guerres. La plus évidente étant que, lors de l’invasion américaine de l’Irak, les civils du pays représentaient un pourcentage bien plus faible des sources : 8 %, contre 45 % dans le cas ukrainien.
Les journalistes américains, presque tous embarqués avec les troupes américaines en Irak au début du conflit, ont absorbé et régurgité la propagande américaine décrivant la guerre comme une libération des Irakiens, et non comme leur massacre. Il y avait donc peu de raisons de leur adresser la parole ou de les présenter à l’écran, sinon pour les montrer faisant l’éloge des États-Unis — typiquement le genre de réaction qu’un journaliste embarqué avec des soldats lourdement armés a toutes les des chances de recueillir.
Autre différence notable, la façon dont les chaînes d’information américaines rendent compte des voix dissidentes du pays agresseur. On peut relever que l’opposition de l’opinion publique russe à la guerre en Ukraine semble être à peu près du même ordre que l’opposition de l’opinion publique américaine à la guerre en Irak : si une majorité dans chaque pays a soutenu l’agression initiée par son gouvernement au début des deux guerres, environ un quart s’y est opposé (Gallup, 24/3/03 ; Meduza, 7/3/22).
Pour autant, dans les journaux télévisés américains, l’opposition à la guerre est apparue très différente dans les deux conflits. Sur les vingt sources russes relevées dans l’étude, dix (50 %) s’exprimaient contre la guerre, soit sensiblement plus que relevé par les sondages. En leur temps, les voix antiguerre ne représentaient que 3 % de l’ensemble des sources américaines dans la couverture initiale du conflit irakien (FAIR, mai 2003), soit une minimisation spectaculaire de l’opposition citoyenne à la guerre.
Une couverture de la guerre centrée sur les civils
Dans les guerres modernes, ce sont presque toujours des civils innocents qui font les frais de la violence. Mais la couverture médiatique américaine met rarement l’accent sur le décompte des victimes civiles, si bien que les récents reportages sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie offrent un aperçu exceptionnel de ce que peut être une couverture de la guerre axée sur les civils — dans certaines circonstances.
Dans notre étude, nous avons pris en compte non seulement les intervenants, mais aussi le contenu des sujets sur l’Ukraine. Au cours de la première semaine de la guerre, les journaux télévisés américains diffusés aux heures de grande écoute sur ABC, CBS et NBC ont proposé des reportages fréquents sur le bilan des victimes civiles de l’invasion, en dépêchant des journalistes dans les principales villes ciblées, ainsi que dans les zones frontalières accueillant les réfugiés.
Soixante et onze sujets sur les trois grandes chaînes ont traité de l’impact sur les civils ukrainiens, tant ceux restés sur place que ceux ayant fui la violence. Vingt-huit d’entre eux étaient centrés sur le bilan des victimes civiles ou bien l’ont mentionné.
De nombreux reportages décrivaient ou diffusaient de brefs extraits de civils décrivant leur peur et les difficultés affrontées ; plusieurs mettaient en avant des enfants. Un sujet d’ABC (28/02/22), par exemple, le montre bien, où le correspondant de guerre Matt Gutman témoigne : « Cette petite fille dans le train sanglote dans sa peluche, elle fait partie des plus de 500 000 personnes qui ont tout laissé derrière elles, fuyant dans des trains bondés. »
Centrer le récit sur l’impact du conflit sur les civils, et mettre en avant leur vécu, pousse à compatir pour ces civils et à condamner la guerre. Mais cette démonstration, dans le cas ukrainien, de la faculté des chaînes d’information à cibler l’impact civil, y compris le bilan des victimes, est d’autant plus accablante pour leur couverture des guerres où les États-Unis et leurs alliés ont été les agresseurs — ou dans lesquelles les victimes n’étaient pas blanches.
« Ils nous ressemblent tellement »
De nombreux éditocrates et journalistes se sont laissé surprendre à dire tout haut ce qu’ils pensaient tout bas. « Ils nous ressemblent tellement », écrivait Daniel Hannan dans le Telegraph (26/2/22). « C’est ce qui rend la chose si choquante ».
Charlie D’Agata de CBS News (25/2/22) a déclaré aux téléspectateurs que l’Ukraine « n’est pas, avec le respect qu’on lui doit, un endroit comme l’Irak ou l’Afghanistan, où le conflit fait rage depuis des décennies. Là on est dans une ville relativement civilisée, relativement européenne — bon, j’essaie de peser mes mots —, un lieu où l’on ne s’attend pas à ça, où on ne souhaite pas non plus que ça se produise. »
« Ce qui est fascinant, c’est que, rien qu’à les voir, leur look, ce sont des gens qui ont réussi — je m’en veux d’utiliser l’expression — de la classe moyenne », s’émerveillait Peter Dobbie, reporter de la BBC, sur Al Jazeera (27/2/22) :
À l’évidence, ce ne sont pas des réfugiés cherchant à fuir telle ou telle zone du Moyen-Orient toujours en état de guerre. Ce ne sont pas des gens essayant de s’échapper de telle ou telle zone d’Afrique du Nord. Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui pourrait être vos voisins.
Il est arrivé que les médias américains montrent de l’intérêt pour les réfugiés noirs et racisés victimes de la guerre (par exemple, Extra !, octobre 2015), mais on a du mal à imaginer qu’ils bénéficient un jour de la couverture massive accordée aux Ukrainiens qui « nous ressemblent » — comme l’entendent des journalistes blancs.
« Donner une chance à la guerre »
Et l’on a sûrement en tête des cas où des réfugiés non-blancs sont quasi passés sous silence par les médias américains. Par exemple, au moment où les États-Unis ont retiré leurs troupes l’année dernière, quoique se disant très préoccupées par le sort du peuple afghan, ces mêmes chaînes de télévision ont à peine rendu compte de la catastrophe humanitaire prévisible et évitable à laquelle le pays est confronté (FAIR, 21/12/21). Plus de cinq millions de civils afghans sont soit réfugiés, soit déplacés à l’intérieur du pays.
La République démocratique du Congo, théâtre l’an passé de la crise migratoire la plus négligée au monde, selon le Conseil norvégien pour les réfugiés (27/5/21), avec un million de personnes exilées et cinq millions déplacées à l’intérieur du pays, n’a pas été mentionnée aux informations une seule fois au cours des deux dernières années aux heures de grande écoute aux États-Unis. Et dans les années 2000, alors que l’on estimait à quarante-cinq mille le nombre mensuel de Congolais mourant des suites du conflit, il en a été question en moyenne moins de deux fois par an (FAIR, avril 2009).
Aux frontières mêmes de notre pays, les médias relativisent les voix des réfugiés, présentant essentiellement la situation comme une crise politique pour les États-Unis, et non comme une crise humanitaire pour des réfugiés surtout noirs et racisés (FAIR, 19/6/21).
Cela étant, être blanc ne donne pas automatiquement aux victimes civiles un rôle de premier plan dans la couverture médiatique américaine. Pendant la guerre du Kosovo, les journalistes américains ont minimisé les victimes serbes des bombardements de l’OTAN — quand ils n’encourageaient pas à multiplier les morts (FAIR, juillet 1999). Quand l’OTAN a assoupli ses règles d’engagement, augmentant ainsi le nombre de victimes civiles, le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman a écrit (6/4/99) : « Douze jours de bombardements chirurgicaux n’allaient sûrement pas infléchir la Serbie. Voyons voir ce que pourront faire douze semaines de bombardements pas trop chirurgicaux. Laissons sa chance à la guerre ».
De même, le chroniqueur du Washington Post Charles Krauthammer (8/4/99), critiquant « l’affligeante sélectivité » des bombardements de l’OTAN, s’était réjoui qu’ils « frappent enfin des cibles — centrales électriques, dépôts de carburant, ponts, aéroports, relais de télévision — qui peuvent vraiment en finir avec l’ennemi et les civils à proximité ».
« Conçus pour ne frapper que leurs cibles »
Comme le suggèrent ces exemples, si la race peut jouer dans le sentiment d’identification des journalistes avec les victimes civiles, dans un écosystème de médias dominants dépendant si étroitement des gouvernants américains pour définir et cadrer les événements, les intérêts de ces responsables vont nécessairement déterminer les crises à mieux couvrir et les acteurs les plus dignes de compassion.
La guerre d’Irak présente un contraste évident avec la couverture de l’Ukraine. Les États-Unis ont envahi l’Irak sous prétexte de s’inquiéter à la fois des armes de destruction massive supposées de Saddam Hussein et de la façon dont il traitait le peuple irakien, présentant la guerre comme un acte humanitaire (FAIR, 9/4/21). Mais Iraq Body Count a décompté 3 986 morts violentes civiles par fait de guerre pour le seul mois de mars 2003 ; l’invasion ayant commencé le 20 mars, cela veut dire que ces décès se sont produits en moins de deux semaines. (Les chiffres de l’IBC — presque certainement sous-évalués — ont montré que quelque 200 000 civils avaient perdu la vie au cours de cette guerre). La coalition menée par les États-Unis était en grande partie responsable de ces décès.
(Bien que la guerre ait en définitive entraîné plus de neuf millions d’Irakiens réfugiés ou déplacés à l’intérieur du pays, ces déplacements de population ne sont devenus massifs que plus tard, de sorte qu’on ne peut pas attendre de la couverture initiale du conflit un accent aussi marqué sur les réfugiés que dans le cas ukrainien.)
Au cours de la première semaine de la guerre en Irak (20-26 mars 2003), nous avons relevé trente-deux sujets dans les journaux télévisés aux heures de grande écoute d’ABC, CBS et NBC mentionnant les civils et l’impact de la guerre sur eux — soit moins de la moitié du nombre des sujets du même type diffusés concernant les civils ukrainiens.
Fait notable, seuls neuf de ces sujets identifiaient les États-Unis comme potentiellement responsables des pertes civiles, tandis que douze présentaient les États-Unis comme cherchant à éviter de nuire aux civils ou concourant au secours de civils menacés du fait de Saddam Hussein. Jim Miklaszewski sur NBC par exemple (21/03/03), indiquait aux téléspectateurs que si « plus de mille armes ont pilonné Bagdad aujourd’hui […] chacune étant conçue, grâce à une précision diabolique, pour tuer uniquement les cibles, pas des civils innocents ».
En revanche, dans la couverture de l’Ukraine, ces mêmes journaux télévisés ont désigné la Russie comme l’auteur de chacune des vingt-huit victimes civiles mentionnées, sauf dans le cas d’un bref titre annonçant qu’un char avait écrasé une voiture avec un civil à l’intérieur (ABC, 25/02/22) ; cette nouvelle a été reprise dans la suite du journal pour indiquer clairement que le char était russe.
« La conséquence directe des décisions de Saddam Hussein »
Avant la toute fin de la première semaine de l’invasion américaine de l’Irak, les téléspectateurs de « CBS Evening News » n’ont eu vent d’aucune mention de dommages collatéraux du fait des Américains — ils auront entendu parler en revanche de combattants irakiens s’habillant en civils pour tirer sur les troupes américaines (23-24 mars 2003) ; de forces de la coalition américaine « ne tirant pas en centre-ville pour ne pas risquer de dommages collatéraux » (25/03/03) ; et dans une ville voisine, de « forces alliées ayant apporté le premier ravitaillement en eau à des civils irakiens désespérés », isolés par Saddam Hussein (25/03/03). L’émission a brièvement mentionné des victimes civiles à deux reprises (24 et 26 mars 2003) sans préciser quel camp était responsable des blessures, l’une des séquences (24/03) aura souligné du moins que l’irruption d’une famille irakienne blessée dans un camp américain « avait amené ces soldats [américains] à se mobiliser pour prodiguer les premiers secours qu’ils pouvaient ».
Le 25 mars, à la suite de frappes aériennes américaines ayant ravagé un quartier résidentiel de Bagdad, le récit médiatique soigneusement contrôlé par l’armée américaine a commencé à se fissurer — mais tous les médias n’étaient pas prêts à reconnaître la responsabilité américaine. Ainsi de Dan Rather, sur CBS (26/03/03) :
Quelle que soit la manière dont les scènes de carnage de civils à Bagdad ont eu lieu et quels qu’en soient les responsables, elles n’ont pas tardé à devenir un élément de la guerre de propagande, très exactement ce que les stratèges américains voulaient éviter.
Même dans les reportages qui ne taxaient pas les victimes civiles de propagande, les journalistes ergotaient souvent sur les responsabilités, atténuant ainsi la critique. Dans un sujet sur NBC (26/03/03), par exemple, Peter Arnett n’a jamais recouru au mode actif pour identifier l’auteur de frappes sur des civils et des zones civiles, avec des périphrases du style : « On a l’impression que Bagdad devient de plus en plus une cible », ou bien « D’abord, sur la chaîne de télévision et maintenant en bombardant plus proche du centre-ville », ou encore « toute la zone a été dévastée » et enfin « Lorsque ces missiles sont arrivés sur la ville aujourd’hui, les rues étaient relativement animées. » Au lieu d’assumer le mode actif donc, le présentateur a fini par décrire les « troupes américaines » comme « se concentrant pour attaquer Bagdad » — comme si le bombardement décrit n’était pas déjà une attaque par les troupes américaines.
Ce type de couverture, combiné à l’évocation répétée de « boucliers humains » et de combattants irakiens « habillés en civil », confortait directement la ligne du Pentagone telle qu’énoncée par la porte-parole Torie Clarke (C-SPAN, 26/03/03) : « Nous faisons le maximum pour réduire la probabilité de ces pertes. Chaque victime, chaque mort est la conséquence directe des politiques de Saddam Hussein. »
Il se peut que les civils irakiens aient suscité moins d’intérêt aux yeux des journalistes américains que les civils ukrainiens parce qu’ils ne « nous ressemblaient pas ». Une chose est sûre : si l’on a fait peu de cas de ces morts, c’est qu’ils ne collaient pas à la ligne officielle que les journalistes répétaient comme des perroquets.
« Trop insister sur les pertes humaines, c’est de la perversion »
Les États-Unis ont lancé la guerre en Irak il y a près de vingt ans, mais la couverture médiatique des victimes civiles de l’agression américaine n’a guère changé au fil du temps. Tout au long de la guerre civile syrienne en cours, les États-Unis sont intervenus à des degrés divers, avec une escalade majeure sous Donald Trump en 2017. De juin à octobre de cette année-là, une coalition dirigée par les États-Unis a pilonné la ville densément peuplée de Raqqa, qui avait été reprise par Daech, en menant une guerre aérienne brutale.
Amnesty International (avril 2019) a accusé la coalition d’avoir détruit la ville par des frappes aériennes et d’artillerie, tuant plus de 1 600 civils — soit dix fois le nombre reconnu par les États-Unis et leurs alliés — et en blessant beaucoup plus. Plus de 11 000 bâtiments ont été détruits. Comme l’a écrit Anand Gopal du New Yorker (21/12/20), « la destruction de Raqqa dépasse tout ce qu’on a pu voir dans un conflit américain depuis la Seconde Guerre mondiale. »
Au cours des cinq mois d’offensive, seulement dix-huit sujets des journaux télévisés aux heures de grande écoute des trois chaînes étudiées ont mentionné les civils en Syrie. Sur ABC et NBC, les seules références à des victimes civiles venaient de Trump, soulignant une précédente attaque mortelle à l’arme chimique par les forces syriennes ailleurs dans le pays (ABC, 27/06/17 ; NBC, 27/06/17). (CBS a également mentionné l’attaque au cours de la période étudiée — 17/07/17.) En fait, à ce jour, ni « ABC World News Tonight » ni « NBC Nightly News » n’ont évoqué les attaques américaines contre les civils à Raqqa, et ce malgré la publication non pas d’un, mais de deux rapports accablants d’Amnesty International (5/6/18, avril 19).
Sur dix-sept sujets, seuls neuf ont mentionné la présence de civils à Raqqa ; tous sur CBS, seule chaîne sur les trois étudiées à avoir pris la peine d’envoyer quelqu’un couvrir le bombardement de la ville par le pays dont relève cette chaîne. La reporter de CBS Holly Williams a fait huit reportages mentionnant des victimes civiles, du 24 août au 17 octobre. Six d’entre eux désignent les frappes aériennes américaines comme ayant occasionné des morts civiles, mais chaque reportage évoque dans le même souffle la brutalité de Daech à l’encontre des civils ou l’utilisation de boucliers humains, comme pour absoudre les États-Unis ou rejeter la faute sur Daech.
Ainsi le 10 octobre, où Williams relate que :
Sans les frappes aériennes américaines, vaincre Daech aurait été presque impossible. Mais certains de ceux qui fuient maintenant le territoire de Daech disent que ce sont surtout ces frappes qu’ils craignent. La coalition américaine reconnaît que plus de sept cents civils ont été tués incidemment en Syrie et en Irak, d’autres soutiennent que ce nombre est bien plus élevé.
Selon Renas Halep, quoiqu’il en soit, quiconque veut détruire Daech est un ami. Il nous a dit que Daech l’avait faussement accusé de vol et lui avait amputé la main il y a quatre ans. C’est une peine que les extrémistes ont beaucoup appliquée.
Cet « équilibre » est d’une cohérence suspecte. Il faut se rappeler que pendant la guerre d’Afghanistan, le président de CNN Walter Isaacson avait enjoint à ses équipes de contrebalancer les comptes rendus des ravages civils par l’évocation de la brutalité des talibans, disant que « trop insister sur les pertes ou les vicissitudes en Afghanistan paraît pervers » (FAIR, 11/1/01).
Aucun des témoins filmés par Williams n’a critiqué les frappes aériennes de la coalition américaine, alors que beaucoup ont critiqué Daech — peut-être à cause de la politique éditoriale de CBS, ou bien parce que Williams était embarquée avec les forces de la coalition.
« Les explosions des guerres lointaines »
Alors que l’invasion russe de l’Ukraine commençait, le présentateur de NBC Lester Holt (25/2/22) s’est risqué à cette réflexion :
Ce soir, il y a au moins vingt-sept conflits armés faisant rage sur cette planète. Pourtant, les explosions des guerres lointaines souvent s’estompent avant d’atteindre notre conscience. À d’autres moments, le jeu à somme nulle d’intérêts nationaux partagés comble cette distance. Mais comme nous le rappellent encore les images de l’Ukraine, la souffrance de la guerre ne connaît pas de frontières.
Holt s’est exprimé comme si les journalistes de son espèce ne jouaient aucun rôle dans le choix des guerres qui atteignent notre conscience et de celles qui s’effacent. La souffrance de la guerre ne connaît peut-être pas de frontières, mais les réponses internationales à cette souffrance dépendent beaucoup de la compassion que suscitent les journalistes en en rendant compte. Et les journalistes occidentaux ont clairement montré quelles victimes sont les plus dignes à leurs yeux de faire l’actualité.
Julie Hollar (Documentation : Luca GoldMansour)
Traduction : Olivier Moreau pour Acrimed
https://www.acrimed.org/Ukraine-quand-les-medias-s-interessent-enfin-aux