Source de l’article: Le Monde
Pour le premier enterrement, il y a trente-six ans, il n’y avait que trois personnes. La cérémonie ce jour-là fut clandestine et rapide. Le Chili vivait sous une dictature militaire. Samedi 5 décembre, en revanche, ils étaient des milliers à accompagner au cimetière principal de Santiago du Chili la dépouille mortelle du chanteur Victor Jara assassiné, à 40 ans, par les militaires au lendemain du coup d’Etat du 11 septembre 1973.
Pendant près de sept heures, sous un soleil éclatant, le cortège funèbre, conduit par sa compagne, Joan, et les deux filles du couple, Amanda et Manuela, a traversé le centre de la capitale au milieu d’une foule de jeunes et de moins jeunes, de célébrités et d’inconnus, tous reprenant en chœur, tel un hymne national, la plus célèbre des chansons de Victor Jara, Te recuerdo Amanda. Les drapeaux rouges au milieu des drapeaux nationaux, les mots d’ordre politiques, les œillets rouges jetés par des femmes sur le cercueil, les portraits du chanteur tenus à bout de bras, tout se mélangeait. Jamais les obsèques d’un artiste n’avaient réuni autant de monde au Chili.
Victor Jara, figure de la « nouvelle chanson chilienne », était un artiste engagé – proche du Parti communiste – qui puisait son inspiration dans la vie quotidienne du petit peuple. Sa notoriété allait au-delà de l’Amérique latine. Arrêté le jour du putsch contre Salvador Allende, incarcéré comme des milliers d’autres dans le plus grand stade de la capitale, Victor Jara allait affronter la barbarie : à coup de bottes et de crosse, les doigts de ses deux mains allaient être écrasés.
A un jeune, également raflé, il exhibait ses plaies dans le stade : « Regarde mes mains… C’est pour que je ne puisse plus jouer de la guitare. » Quatre jours plus tard, il était abattu d’une rafale de mitraillette. Une enquête ouverte en juin par la justice (d’où l’exhumation du corps et les nouvelles obsèques) a permis de reconstituer les circonstances de la mort de l’artiste. Le nom du soldat de 18 ans qui l’a tué est aussi connu. Mais pas celui de l’officier qui a donné l’ordre.
Prisonnier politique quelques mois pendant la dictature avant d’être contraint à l’exil, Ramiro a suivi le cortège, samedi, avec son épouse Monica. « Nous étions jeunes, et Victor symbolisait notre idéal. Cet idéal, il ne faut pas l’oublier », dit-il. Et elle d’ajouter : « La droite veut gommer l’épisode de la dictature. Il faut être vigilant. »
Mais les temps ont changé. Vendredi, à la veillée funèbre, la présidente – socialiste -, Michelle Bachelet, est venue rappeler, la voie émue, que si Victor Jara « peut maintenant reposer en paix », il est important de « poursuivre la quête de justice et de vérité » pour les autres victimes de la dictature. Un musée de la mémoire et des droits humains devrait être inauguré à Santiago en début d’année. Il le sera par la présidente, quelques jours avant la fin de son mandat. Et le retour annoncé de la droite au pouvoir.
Jean-Pierre Tuquoi