Exposé de Miguel Urbano Rodrigues, Portugal
Coloque d’hommage à Georges Labica, université d’Alger, le 15 février 2010
Chers Amis
J’ai parlé pour la première fois avec Georges Labica il y a dix ans. J’étais à Paris, chez Henri Alleg et je lui ai demandé de m’aider à trouver un éditeur pour une amie chilienne. Il m’a répondu: «Je vais te mettre en contact avec quelqu’un qui pourra t’aider mieux que moi-même». Il a appelé Georges Labica et, après quelques paroles, il me passa l’appareil.
Je connaissais deux ou trois de ses livres, j’admirais le philosophe, mais j’éprouvai, à ce moment, un certain malaise face à cette situation. Cependant cela a vite disparu: j’ai eu la sensation de parler avec quelqu’un de proche par le ton d’intimité qu’il imprimait à notre court dialogue. Cette conversation a été le prologue d’une amitié peu commune. Georges a visité l’Alentejo, ma province, pour la première fois en 2004. I l est venu pour participer à la première Rencontre «Civilisation ou Barbarie», qui a eu lieu à Serpa. La vieille ville de la Rive Gauche du Guadiana lui a produit un effet d’éblouissement. Les remparts moyenâgeux, le chemin de ronde, les ruelles, les petites maisons blanches, la transparence du ciel bleu, le grand silence des plaines de chênes verts, l’atmosphère humaine l’ont fasciné.
Nadya, sa femme, une algérienne, a subit une pareille sensation d’envoûtement. Georges et Nadya ont tellement aimé Serpa qu’ils y sont retournés deux fois. «Tu sais – ainsi me disait-t-il un jour, en buvant lentement un thé dans le patio de la résidence de style mauresque ou il logeait – être dans une ville gouvernée depuis trente ans par des communistes, ou la fraternité nous entoure du matin au soir, cette ambiance me plonge dans un monde rêvé dont nous n’avons jamais réussi à ouvrir les portes. Les communistes de ton Alentejo me font revenir à ma jeunesse, quand nous croyons qu’on allait transformer rapidement le monde et mettre en œuvre le vrai projet de Marx.»
LA THÉORIE DE LA VIOLENCE
Au Mexique un philosophe cubain, ravi de la qualité du discours de Labica lors d’un colloque du Parti du Travail, «Les Partis et une nouvelle société », m’a demandé ce qui m’attirait le plus dans ce penseur français, qui dans un exposé si bref transmettait une réflexion tellement profonde et diversifiée sur la vie. «La culture intégrée» – j’ai répondu. Je venais de lire «Théorie de la Violence», le dernier livre de Georges Labica, peut être celui où, sans effort, il révèle le mieux cette capacité de transmettre la culture intégrée, née de l’assimilation d’une prodigieuse accumulation de connaissances et de savoirs. Je n’ai jamais connu d’autre intellectuel dont la réflexion sur la violence dans l’Histoire soit aussi profonde, lucide et créatrice. Ce thème a été la matière de beaucoup d’essais de grands auteurs. Il reste très actuel parce que l’humanité continue à nager dans un océan de violence. Maintes fois je me suis interrogé sur ce qui l’a poussé à écrire ce livre. Le thème, aride, ne pourrait pas atteindre un public nombreux. Les motivations académiques étaient surement absentes de sa décision.
Dans l’introduction, l‘auteur ouvre une fenêtre sur la question en soulignant que l’existence de la violence coïncide avec «l’apparition de l’homme». Pourtant c’est dans les trois premiers chapitres que le lecteur trouve la réponse indirecte. En partant du livre de Job, du défi de Prométhée et d’un cheminement plein de surprises à travers la mythologie et le théâtre grec, Georges Labica descend aux racines de la condition humaine pour, en traitant la violence sous ses multiples modalités, terminer le voyage à l’aube du XXI siècle où elle reste endémique. Lorsque nous nous révoltons contre les crimes répugnants du présent et les hécatombes des guerres actuelles, nous oublions souvent que l’homme recherche dans le passé, presque avec obsession, une culture de la violence. Parce qu’il s’y reconnaît.
L’intérêt que la tragédie grecque continue d’inspirer confirme cette réalité. Dans Eschyle, Sophocle, Euripide trois exemples l’ infanticide, l’uxoricide, le parricide, et d’autres formes de violence exacerbée sont dans la genèse des relations familiales et sociales. La culture intégrée de Labica, en éclairant des moments et des situations très différentes, permet au lecteur une compréhension multidimensionnelle de la violence à travers l’Histoire.
En réfléchissant, il se promène entre les dieux de Babylone, de la Perse Achéménide, de l’Égypte pharaonique, à travers les rituels sanglants de la Mésoamérique, des pyramides de crânes de Tamerlan pour poursuivre en méditation sur la vision de la violence qui a inspiré les peintres de la Renaissance, dont des tableaux transmettent les mythes millénaires ainsi que la crainte et l’espoir, moteurs de religions nées de la peur de la mort. Où nous mène Georges Labica? Aux horreurs de la violence contemporaine. Et c’est encore sa culture intégrée qui dans le discours du révolutionnaire donne force et évidence à des réalités que la majorité des gens ignorent ou n’assimilent pas par absence d’interrelation.
Par l´écran de la violence défilent alors des boucheries humaines telles que les deux conflagrations mondiales, les massacres nazis, la longue chaîne des guerres coloniales, des génocides comme celui du Rwanda, les guerres dites «préventives», comme celles d’Irak et d’Afghanistan. La culture dominante étant celle de la violence et non pas celle de la paix, l’impérialisme s’en sert comme le levier et le ciment de l’oppression sociale. Un hadith célèbre exprime bien la cruauté de l‘ordre imposé par ceux d’en haut : «on s’éloigne d’autant plus de Dieu qu’on s’approche du pouvoir». Dans sa méditation sur les fonctions de la violence, l’auteur de «Robespierre, une politique de la philosophie» nous mène de Machiavel à Bush, un voyage qui passe par Bonaparte et Hitler, en nous rappelant qu’une des formes les plus dévastatrices de violence est celle qui, cachée par le vernis d’une rhétorique pseudo-humaniste, est exercée par le mode de production capitaliste, source de l’exploitation de l’homme par l’homme.
L’ ALGÉRIE ET GEORGES LABICA
L’Algérie a laissé des empreintes profondes dans la vie, la pensée et l’œuvre de Georges Labica. Depuis sa jeunesse il abominait le colonialisme. Mais c’est une chose différente de condamner un système d’oppression et son idéologie et de connaître sur place l’engrenage monstrueux du colonialisme. Pour le jeune professeur arrivé de France, la découverte de la lutte du peuple algérien et de la culture arabe a eu une influence énorme. Son regard sur l’Histoire et le combat des peuples ne serait pas le même sans son expérience algérienne. À une époque où en Europe on ignorait pratiquement la culture maghrébine, Georges a été un des premiers penseurs a contribuer pour sa diffusion en France. Ses livres sur Ibn Khaldun- le génial auteur de «La Muqaddima», philosophe, économiste et précurseur de la moderne historiographie – et sur Ibn Tufayl sont devenus indispensables a la compréhension de la richesse et profondeur de la pensée, la cosmovision et la science arabes au Moyen Age. L’engagement politique de l’intellectuel était d’ailleurs complémentaire au combat du militant communiste pour l’indépendance de l’Algérie.
LE RÉVOLUTIONNAIRE
Communiste depuis sa jeunesse, Georges s’est éloigné du PCF à l’âge mûr. Il se sentait mal dans un parti qui, participant au gouvernement de la gauche plurielle, donnait son aval à une politique néolibérale tellement capitularde qu’elle privatisa plus d’entreprises que les gouvernements de droite de Balladur et de Juppé. «J’ai abandonné de Parti – disait-il – pour continuer à être communiste».
J’ai connu peu de révolutionnaires avec lesquels je me suis autant identifié dans les terrains de l’idéologie et la praxis. Georges a fait de l’étique, dans la politique et dans la vie quotidienne, une exigence permanente. Cette fidélité à des principes et à des valeurs révolutionnaires lui a crée des problèmes et des antipathies même avec ses camarades. Il était un marxiste gênant. Sa fidélité à une certaine vision du monde s’est traduit maintes fois en critiques dirigées aux plus hauts dirigeants révolutionnaires, même quand il les soutenait. Georges ne supportait aucune forme de populisme; l’excuse d’une utilisation tactique était pour lui ,comme pour Lénine ,une attitude d’opportunisme.
Plus d’une fois, en Amérique Latine, e l’ai vu, debout, immobile et silencieux pendant des meetings , alors que la presque totalité des intellectuels participants applaudissaient avec enthousiasme un leader charismatique dont le discours devenait démagogique et populiste. L’absence de vanité était une caractéristique de sa personnalité. Il ne cultivait pas la modestie. Elle était spontanée chez lui. Nous nous sommes croisés plusieurs fois au Mexique et à Caracas. Ces rencontres étaient très importantes pour moi et pour ma femme à cause de l’amitié qui nous liait à Georges et Nadya.
Je n’ai pas oublié un matin à Coyoacan, dans la capitale mexicaine, quand on visitait ensemble d’abord la maison de Frida Kahlo et Diego Rivera et ensuite, tout près, celle où Trotski a vécu et fut assassiné. Ces heures de loisir passées ensemble nous permettaient de longues conversations sur la belle et troublante aventure de l’homme, poussée aujourd’hui à l’abîme par un système de pouvoir qui menace de le détruire et par la culture qu’il essaie d’imposer à l’échelle mondiale.
Parler avec Georges Labica aidait à transformer la connaissance en culture, grâce à un processus moléculaire et difficile d’assimilation. Il a été un penseur qui aimait la parole avec passion. Il aurait pu être comme bien d’autres un philosophe créateur, un révolutionnaire intègre et un écrivain banal. Mais en jetant des ponts entre les idées et le langage qui les exprime, il a crée un style qui le projette comme écrivain majeur. En relisant certains de ses textes, je pense aux grands classiques français du XVIII Siècle, car la forme el l’essence de la pensée deviennent inséparables et se mêlent en une fusion harmonieuse.
Quand le thème de nos conversations portait sur la globalisation comme dernier stade de l’impérialisme, Georges soulignait que ce phénomène nous oblige de repenser le caractère multidimensionnel du monde dans les fronts de l’économie, de la politique, de l’idéologie, de l’éthique, de la stratégie, de la culture. Et, en partant de là pour réfléchir sur la mondialisation de la violence, il avertissait sur l’inévitabilité de la violence émancipatrice comme réponse à la première. Chaque fois plus – soulignait-il – le discours sécuritaire est devenu l’idéologie dominante et prétexte pour la répression imposée aux peuples par le système.
L’inégalité des moyens dans le combat à l’engrenage de la globalisation impériale ne laissait pas Georges Labica tomber dans le pessimisme démobilisateur. Au contraire. Il avait la conviction inébranlable que le système serait finalement vaincu et éliminé. Sans date prévisible. Il croyait que la lente mais nécessaire convergence des luttes des peuples serait le moteur d’un nouvel internationalisme. Dans ce combat en défense de l’humanité, les concepts de démocratie et de révolution étaient pour Georges Labica indissociables.
Chers Amis
Permettez-moi de terminer avec une note personnelle.
Il y a deux ans, à la fin d’un déjeuner dans son appartement de Le Pecq, Saint Germain en Laye, où des tableaux et des objets d’art aident le visiteur à accompagner par l’imagination Georges à travers les routes du monde, Nadya m’a fait une confidence. «Quand je l’ai vu pour la première fois dans le lycée ou il était professeur, j’étais une jeune étudiante de la Kabylie. Mais tout de suite j’ai pensé: ce jeune homme sera l’homme de ma vie. C’était absurde. Mais l’aspiration est devenue réalité. Nous sommes mariés depuis un demi-siècle et je l’aime comme dans ma jeunesse.» En ce qui me concerne je peux parler d’amitié et d’admiration.
J’ai appris que le sentiment d’amitié est très diversifié. Celui qui existait entre moi et Georges est, je crois, des moins communs. Il avait le pouvoir de me transmettre un sentiment de confiance quand il m’écrivait, exprimant son approbation de mes modestes travaux et identification avec des positions et idées que je défendais.
Je suis sûr, chers amis, que l’œuvre et l’exemple de Georges Labica vont survivre à sa disparition physique.