Article paru dans LE MONDE | 23.03.09 |
Babino (Oudmourtie, Fédération de Russie) Envoyée spéciale
Les habitants du petit bourg de Babino, à 1 129 kilomètres à l’est de Moscou, formulent deux souhaits pour l’avenir : recevoir du gaz et voir leurs routes asphaltées. Niché au creux d’un vallon boisé, à 40 kilomètres d’Ijevsk, centre industriel et capitale de l’Oudmourtie, dans l’Oural, le village vit à l’heure médiévale.
La plupart de ses 2 000 habitants cuisinent et se chauffent au bois, vont chercher l’eau à la pompe et s’enlisent dans les chemins boueux au moment du dégel. La route qui traverse Babino de part en part a bien été recouverte d’asphalte, mais c’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une succession de nids-de-poule. Les petits exploitants ont reçu quelques arpents de terre, mais le gros des biens du kolkhoze est entre les mains de la société Vostotchny.
Vostotchny, vrai monopole, propriété de l’oligarque Andreï Oskolkov, installé dans la ville d’Ijevsk, la capitale de l’Oudmourtie à quarante kilomètres de là. « Nous sommes revenus au XIXe siècle, le village a un maître. Tout le monde connaît son nom mais personne ne l’a jamais vu par ici », rapporte Nadejda Fomina, une fermière au caractère bien trempé, députée du canton. Pour elle, Babino est un peu comme le village du Chat botté : « Vous n’avez qu’à demander à qui appartiennent ces terres, ces granges, ces silos, ces étangs, on vous répondra, comme dans le conte, qu’elles sont la propriété du marquis de Carabas, ou plutôt du marquis d’Oskolkov », s’esclaffe-t-elle.
En vingt ans, 50 % des terres cultivables sont devenues inexploitées. « De mon temps, on cultivait le moindre recoin, aujourd’hui les champs sont envahis par les herbes folles », déplore Ioulia, 77 ans. Comme son mari Leonid, 78 ans, elle est retraitée du kolkhoze (ferme collective). Elle est une ancienne « tractoriste », lui a travaillé toute sa vie comme chauffeur. Comme leurs retraites (4 000 roubles mensuels pour chacun, soit 88 euros) ne suffisent pas à les nourrir, ils ont un potager, une vache, un cochon et des poules. « Je m’en passerais bien car c’est beaucoup trop de travail », confie Ioulia, une petite femme sèche et alerte, tablier jaune vif et fichu violet.
Leur fermette, aux murs peints de couleurs vives, fleure bon la crème et le lait frais. Une soupe mijote sur le grand poêle russe de la cuisine, alimenté au bois. « Nous avons fait mettre l’eau courante il y a longtemps déjà. C’est un privilège, car la moitié des habitants de Babino s’alimente à la pompe », s’enorgueillit Leonid. Sa femme acquiesce.
Tout deux rêvent que la fermette reçoive le gaz, cela leur éviterait d’avoir à acheter du bois de chauffe. La conduite ne passe pas loin de là mais pour le raccordement, il faut dépenser 100 000 roubles (2 222 euros), bien trop pour leur bourse. Dans ce pays, premier producteur de gaz au monde, un programme fédéral prévoit bien la « gazéification » des villages russes. Visiblement, il n’est pas encore arrivé à Babino.
« Gazprom (le monopole gazier russe) gagne beaucoup d’argent mais la plupart des villages ne sont pas raccordés. Nos dirigeants vantent sans arrêt nos richesses mais à quoi servent-elles si les gens n’en profitent pas ? », s’interroge Nadejda Fomina. La fermière s’est présentée comme député du canton en 2005. Sa candidature spontanée lui a valu bien des ennuis.
D’emblée, elle a perdu son poste de bibliothécaire à la maison de la culture du village, une ancienne église dont les coupoles ont été rasées à l’époque soviétique. Bientôt, les villageois ont cessé de la saluer, ses affiches électorales ont été déchirées. « Le chef de l’administration locale avait donné consigne de ne plus me parler. Les villageois ont obéi, je les comprenais, ils risquaient de perdre leur travail… », rapporte-t-elle.
Mais au soir du vote, Nadejda, qui assiste au décompte des voix, n’en revient pas : la plus grosse pile de bulletins est pour elle. » Ils ne me donnaient plus le bonjour mais leur âme vibrait pour moi », se remémore-t-elle. Une fois élue, Nadejda a retrouvé son travail de bibliothécaire.
Chaque matin, elle se lève avant l’aube, trait ses trois vaches et file à pied, son sac sous le bras, à la maison de la culture à cinq kilomètres de son domicile. C’est là qu’elle tient permanence, recevant les doléances de ses administrés. Une canalisation d’eau fuit à l’entrée du bourg depuis des années, quand sera-t-elle réparée ? Ne faudrait-il pas interdire la vente d’alcool qui fait des ravages parmi les jeunes ?
La députée est pour. Dans les huit épiceries du village, la bière, la vodka, le cognac occupent tout un pan de mur. Les prix sont abordables, 100 roubles (2,22 euros) le litre de vodka, 40 roubles (88 cents) le demi-litre de bière, autant qu’un litre de lait. Chaque samedi soir, lors de la « diskotiéka » (soirée dansante) organisée à la maison de la culture, les adolescents noient leur ennui dans l’alcool.
Les nantis l’achètent à l’épicerie. Les plus démunis, pour 20 roubles (0,44 cent), se paient un litre de « kompozitsia ». Ce breuvage concocté à base d’alcool industriel par les bouilleurs de cru, peut avoir des effets foudroyants. Chaque année, entre 35 000 et 40 000 Russes meurent des suites de la consommation d’alcool frelaté. Comme la plupart des femmes de Babino, Nadejda voudrait interdire l’alcool. « On me dit que cela ferait perdre beaucoup d’argent à l’Etat mais si rien n’est fait le pays en mourra », prédit-elle.
Au début de son mandat, elle espérait changer les choses, « aider les jeunes à trouver un travail, un logement ». Aujourd’hui son enthousiasme s’est émoussé : « sans moyens, sans soutiens, je suis impuissante. » Le village n’a pas de budget propre, les fonds viennent de l’administration du canton. Le travail ne court pas les rues, l’initiative n’est pas encouragée. Le plus gros employeur est l’ancien kolkhoze. Transformé en société par actions après la chute du régime communiste en 1991, cet éleveur de porcs et producteur de lait propose des salaires échelonnés entre 3 000 et 5 000 roubles (de 66 à 111 euros).
« Qui a envie de travailler pour ce prix-là ? Nos jeunes préfèrent tenter leur chance en ville », indique Vassili, la cinquantaine. Agriculteur à son compte, il peine à boucler ses fins de mois. Il fait parfois le chauffeur pour améliorer l’ordinaire. Mais l’argent ne rentre pas. Au printemps 2008, les prix du lait ont encore baissé. Dégoûtés, les petits fermiers ont alors répandu leur production sur la grand-route, en signe de protestation.
Marie Jégo
Article paru dans l’édition du 24.03.09. du monde
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Merci à Bernard Colovray de nous avoir signalé ce texte
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