article provenant du blog : http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/05/23/reviens-jules-ferry-ils-sont-devenus-fous/
23 mai 2009
Rattrapé ! C’est le risque à courir lorsqu’on publie un essai en prise avec l’actualité, quand bien même l’observerait-on avec recul et hauteur. Rattrapé et dépassé par l’histoire immédiate. Ce qui arrive à l’essai du chroniqueur et politologue Alain-Gérard Slama avec La société d’indifférence (237 pages, 18,50 euros, Plon). C’est dire à quel point il a vu juste en dénonçant la coupable passivité et l’incroyable torpeur avec lesquelles les républicains modérés, de gauche comme de droite, accueillent les différents symptômes de régression démocratique. Plus l’hyper président s’agite en prenant parfois des initiatives qui bafouent les libertés, plus ils s’enfoncent, sans voix. Alain-Gérard Slama, qui n’est pas spécialement de gauche, les passe en revue (disparition de fait du premier ministre, fichage des citoyens, reprise en main de l’audiovisuel public etc.), et consacre son chapitre 4 à “Laïcité : le viol consenti”. Il y explique que depuis deux ans, on assiste pratiquement sans broncher au bouleversement par le sommet de l’Etat du sens et du contenu de l’idée laïque. A la méfiance a succédé l’indifférence ; le testament laïque légué par les inventeurs de la République est régulièrement trahi :”Parler hardiment, c’est aujourd’hui ce qui manque le plus” estime Slama après avoir parfaitement analysé la laïcité comme le refus d’un principe d’autorité religieux qui viendrait défier celui de l’Etat-nation. Il y accuse clairement le chef de l’Etat de saper le pacte social échafaudé autour de notre modèle laïque. Ce qui ne devrait pas étonner ceux qui avaient pris soin de lire attentivement La République, les religions, l’espérance (Cerf, 2004), recueil d’entretiens d’un certain Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur et des cultes, avec Thibaud Collin et le père Philippe Verdin. Tout y était déjà. Alain-Gérard Slama y a relevé la volonté déjà affichée de pratiquer de “la collation des grades”. Une affaire qui ne devrait pas supporter le régime d’indifférence dont bénéficient tant d’entailles aux valeurs républicaines. Du moins, si nous n’étions pas envahis par la torpeur.
Lorsque le Conseil d’Etat rendra son avis, il devrait faire l’ouverture du Journal Télévisé. Vœu pieux, naturellement, car cette affaire dite de « la collation des grades » ne sera pas jugée assez spectaculaire par ceux qui font l’opinion. N’eût été la vigilance de quelques rares chroniqueurs (Caroline Fourest dans Le Monde, Le Canard enchaîné…), l’information serait passé inaperçue. Sa coïncidence avec la crise de la réforme des universités l’a éclipsée alors qu’elle devrait susciter un débat, sinon des polémiques. Car l’Etat français est tout simplement en train de fouler aux pieds l’un des principes fondamentaux de la République avec la complicité du Vatican tout en s’abritant sous le parapluie européen. Nul besoin d’être un laïcard absolu, un intégriste de la libre-pensée ou un franc-maçon des plus athées pour s’en scandaliser : les plus embarrassés par cette affaire sont peut-être les principaux concernés. Du moins, ils le devraient car, bien qu’étudiants de droit privé, ils se retrouvent sous la dépendance du Vatican.
Reprenons. En décembre dernier, la République française et le Saint-Siège ont discrètement passé un accord afin d’établir une reconnaissance des diplômes de l’enseignement supérieur entre les deux Etats. Depuis, le Quai d’Orsay s’est activé en catimini afin que le décret soit publié au Journal Officiel (ce qui lui vaut d’être partout dénoncé sur la Toile comme « l’accord Vatican-Kouchner » ! il fallait y penser avant…). Comme une certaine inquiétude s’était manifestée dans le monde universitaire, les ministères concernés l’avaient rassuré en soulignant qu’il s’agissait non de diplômes profanes (baccalauréat, licence, master, doctorat) mais de diplômes théologiques ou canoniques délivrés par des facultés catholiques. Or à l’arrivée, il n’en est rien. Le décret stipule bien une « reconnaissance mutuelle » de tous les diplômes sans distinction entre les deux parties. Y compris le bac comme premier grade universitaire. Ainsi, on signe une convention en douce puis on en étend le champ au mépris d’un des principes fondamentaux de la République.
Faut-il le rappeler ? Depuis la loi du 18 mars 1880, l’Etat a le monopole de la collation (action de conférer) des grades et titres universitaires ; c’était même le cheval de bataille de Jules Ferry lors des débats parlementaires sur son vote, tant le principe était considéré comme un élément fondateur de l’université républicaine. Cela signifie que seul l’Etat a le droit de faire passer des examens publics dans le cadre de ses facultés. Et que les établissements libres (privés) d’enseignement supérieur ne peuvent en aucun cas prendre le titre d’universités ni de délivrer de diplômes nationaux. Il est vrai que le monopole a été quelque peu écorné en 2002 lorsqu’un décret a autorisé les grandes écoles à délivrer des masters. Sans que le Parlement ni le Conseil d’Etat n’en fussent saisis. C’était une brèche. Le chef de l’Etat vient de s’y engouffrer en se réfugiant derrière le processus de Bologne sur la reconnaissance des diplômes étrangers dans les 29 Etats de l’Union européenne d’ici l’an prochain. Comme si l’enjeu était le même ! Comme si le Vatican était un Etat comme un autre et qu’en y prononçant un discours remarqué, M. Sarkozy n’y avait exprimé sa conviction que jamais l’instituteur ne serait capable de remplacer le curé ou le pasteur dans la transmission des valeurs et la distinction entre le bien et le mal. Comme si… A quand l’abolition de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat par notre chanoine du Latran ? En attendant, un « Comité 1905 » a donc lancé une pétition nationale, déjà forte de plusieurs milliers de signatures, afin de déposer un recours collectif devant le Conseil d’Etat pour faire annuler cet accord. Motif : excès de pouvoir. Un de plus.