Tribune libre – Portrait
Gracchus pour l’éternité !
1760-1797. Il appartient à la catégorie des penseurs de la réorganisation de la société fondée sur la remise en cause du « droit de propriété ». Il est considéré comme le premier protagoniste du communisme contemporain.
Vous souvenez-vous de ce film britannique qui évoquait la vie du chancelier d’Angleterre, Thomas Morus, l’ami et l’hôte d’Érasme, l’immortel auteur de l’Utopie, un film auquel avait été donné ce beau titre : Un homme pour l’éternité ? C’est en pensant à ce film que m’est venu à l’esprit le désir, à mon tour, de situer Babeuf dans l’infinie durée où s’exprime la gratitude à l’égard de ceux qui ont combattu pour l’émancipation humaine.
De quoi donc, le dénommé François-Noël Babeuf, plus connu sous le prénom de « Gracchus », né picard en 1760, devenu parisien après 1789, condamné à mort à l’âge de trente-sept ans en 1797, est-il devenu, depuis deux cent douze ans, le symptôme ou l’incarnation, le symbole ou l’annonce, voire le manifeste toujours vivant ?
Doit-on le tenir pour le prophète exalté d’une sorte de « communisme » interâges qui occuperait une sorte d’à-côté, en parallèle à la grande histoire, celui des idées et des utopies sociales, de Platon à Lénine, vaste champ où se seraient illustrés entre autres, Thomas Morus, Campanella, Morelly (qu’on tenait pour être en réalité Denis Diderot car on ne prête qu’aux riches !), Étienne Cabet, William Morris et tant d’autres ? Pourquoi pas : Babeuf occupe effectivement sa place, qui est majeure, dans cette lignée-là et son nom s’inscrit à l’évidence, dans la suite des grands penseurs de l’inévitable réorganisation des sociétés, fondée sur la remise en question du fameux « droit de propriété » dont l’effet sera toujours d’établir l’inégalité entre les humains, comme le constatait tout simplement en 1777 un procureur du roi de Nantes qui déclarait qu’en vertu du « droit naturel », « celui qui est payé est subordonné à celui qui paie ».
Pourtant, Babeuf lui-même n’a jamais usé de l’énoncé « communisme » pour dire ses « rêves » (sic) ou préciser son projet ; sans doute, n’ignorait-il pas le mot qui était déjà en usage plus ou moins restreint, ici ou là. Mais il lui préféra des expressions plus concrètes, plus en harmonie avec les aspirations populaires que la Révolution avaient promues en formules de rassemblement politique : « bonheur commun », « égalité réelle » ou « parfaite », « communauté des biens et des travaux » ou « propriété commune » ; il préconisait l’ « association entière », exigeait l’ « administration commune » au service des « co-associés », etc. Car Babeuf ne rêva pas seulement de transformer la société en en proposant le modèle théorique : il entreprit de s’y consacrer pratiquement et c’est bien ici, dans ce choix, que se montre son inépuisable originalité.
Découvrant les immenses possibilités que recélait l’invention de la démocratie politique, laquelle fit irruption dans l’histoire des hommes avec la Révolution française, il n’eut de cesse de se servir du levier de la « politique », pour tenter de produire du réel à partir de l’idéel. À cette fin, dès le mois de juillet 1789, il chercha à utiliser tous les leviers, ceux de l’information, celui de l’invention d’un mode d’écriture, de publication et de discours, l’art de semer l’agitation dans la foule, de favoriser la mobilisation des « frères », des « amis », et de tous les « autres » si possible, pour faire élire les plus déterminés aux postes clés et contraindre le gouvernement, bientôt celui de la République, à transformer l’ordre social à seule fin de fonder sur la valeur de « fraternité » les rapports entre des individus humains, devenant libres, oui « libres », parce qu’ « égaux ».
En vérité, ce sont ses disciples posthumes, entre 1830 et 1840, qui ont fini par appeler « communisme » le corps de doctrine que Babeuf, avec ses amis les « Égaux », avait élaboré dans l’urgence et la chaleur des affrontements qui suivirent l’effondrement accéléré, après le 9 thermidor, du gouvernement révolutionnaire de l’an 2 de la première République. En quoi, ils ont fait de Babeuf le premier protagoniste du combat communiste contemporain pour l’égalité et le libre développement de chacune et chacun, condition première du « bonheur commun ».Vous ferais-je confidence ? C’est en 1958, à l’instigation d’Albert Soboul, que je suis entré dans l’univers de Babeuf dont je ne connaissais que quelques textes lus rapidement dans l’anthologie alors publiée dans la collection « les Classiques du peuple » par Claude et Germaine Willard. Cette découverte a réorienté mon existence. Depuis plus d’un demi-siècle : je ne me suis jamais éloigné de Babeuf, non pour me retrancher de l’actualité du monde mais au contraire pour mieux m’y impliquer.
Aujourd’hui, il est de bon ton de renoncer aux héritages culturels et de tenir pour vieilleries dépassées ce pour quoi nos pères et mères et nos frères d’espérance, naguère, ont combattu. Tel politicien ambitieux, maire périparisien d’une ville qui n’existait pas à l’époque de Babeuf et de surcroît « député », trouve un air dépassé au « socialisme » qui, selon lui, ferait très « dix-neuvième siècle » et propose aux siens de s’en affranchir ; tels autres, très proches de moi, assommés (on les comprend) par le rude et inacceptable échec des entreprises historiques issues de la révolution russe d’octobre 1917, du mot « communisme » dont on pensait qu’il en incarnait la substance, voudraient en faire abstraction. On y renoncerait : dans la communication politique naturellement, mais aussi dans la programmation affichée d’une transformation sociale dont les prémisses apparaissent dans le cours même des luttes populaires, et même dans l’imaginaire des protagonistes. Billevesées que tout cela ! L’histoire, toute l’histoire est en nous, en chacune et chacun, et en nous tous collectivement : renoncer à s’inscrire dans son histoire, c’est renoncer à soi-même. En prolongeant le meilleur des ambitions émancipatrices venues du plus loin, et sans rien ignorer des étroitesses de naguère, des impasses et des échecs, des errements, des malfaçons et des crimes, c’est alors qu’on dégage le plus clair des horizons.
Revenons à Babeuf. François-Noël, son prénom de baptême, paraissait à ses yeux, symbole de soumission à la longue histoire de l’ « Ancien Régime » cléricalo-monarchique. Comme d’autres révolutionnaires de son temps, il décida donc de s’ « impatroniser » (sic) autrement. Le 5 octobre 1794, donnant le titre de Tribun du peuple au journal qu’il venait de fonder, comme étant, selon lui, la « dénomination la plus équivalente à celle d’ami ou de défenseur du peuple », Babeuf choisit simultanément de se prénommer « Gracchus ». Il justifia son choix par l’hommage qu’il voulait rendre aux Gracques, les fameux tribuns du peuple qui avaient voulu, de 133 à 121 avant Jésus-Christ, distribuer les terres du « domaine public » aux citoyens pauvres et accorder à tous les Latins la citoyenneté romaine. Babeuf s’en explique devant les lecteurs de son journal : « Je justifierai aussi mon prénom. J’ai eu pour but moral, en prenant pour patrons les plus honnêtes gens à mon avis de la République romaine, puisque c’est eux qui voulurent le plus fortement le bonheur commun ; j’ai eu pour but, dis-je, de faire pressentir que je voudrais aussi fortement qu’eux ce bonheur, quoiqu’avec des moyens différents. »
Entendons le sens des mots de Babeuf. Un « but moral » : que serait en effet la politique sans la morale ? Posture, cynisme, hypocrisie… « Les plus honnêtes gens de la République romaine » : s’inscrire dans la continuité du combat historique, même soldé d’un échec retentissant en son temps, pour l’émancipation humaine… Mais avec « des moyens différents » : contemporain du siècle des Lumières, Babeuf met la question de la révolution sociale à l’ordre du jour de son temps, lequel se situe à l’orée du nôtre.
Oui, convoquons notre Babeuf d’hier, pour le présent et pour l’avenir… Ce qui veut dire l’éternité !
PS: Une nouvelle édition des écrits de Babeuf par Claude Mazauric, édition augmentée, réécrite, revue et mise à jour, paraîtra aux éditions le Temps des cerises pour la Fête de L’Humanité 2009.
Claude Mazauric