Tribune libre / portrait
Pourquoi je suis robespierriste ?
Michel Vovelle Professeur honoraire à la Sorbonne, historien spécialiste de la Révolution française 1758-1794. Il était la figure de proue de la Révolution, on lui a fait porter la responsabilité de la Terreur. Plus de deux siècles ont passé et justice ne lui a pas encore été rendue.
Je n’ai pas écrit le Robespierre dont on m’avait passé commande. Est-ce une excuse que de rappeler qu’Albert Mathiez avait lui aussi bronché devant l’obstacle ? Cela dit, nous ne manquons pas de biographies qui se comptent par milliers. Mais l’un des personnages les plus éminents de la Révolution, comme de notre histoire, vient encore de se voir refuser l’attribution d’un nom de rue à Paris, la municipalité estimant que « sa personnalité n’est pas incontestable ». Dans les sondages, La Fayette caracole en tête ; plus bas, Danton et Robespierre dépassent 30 % de jugements favorables mais avec autant d’avis hostiles pour Robespierre…
C’est le produit d’une longue histoire biséculaire, quand les Thermidoriens, après sa chute, l’ont anathématisé, associant son image à celle de terreur et de dictature. Depuis lors, dans l’historiographie comme dans l’opinion, Robespierre a été dénoncé par les ennemis de la Révolution, mais aussi bien par Michelet, comme l’hypocrite mégalomane « pontife de l’être suprême », défendu par l’aile gauche républicaine, partagée cependant, quand, au début du XXe siècle, l’historien radical Alphonse Aulard et Albert Mathiez s’affrontaient par héros interposés, Danton contre Robespierre.
Jaurès, pour sa part, avait tranché, écrivant qu’aux Jacobins, il serait allé s’asseoir au côté de Robespierre. Le combat n’a pas désarmé depuis lors. En 1988, j’étais encore sur la brèche délivrant à Arras mon discours « Pourquoi nous sommes encore robespierristes ». Je ne le reprendrai pas ici, même si je persiste et signe, en évoquant la carrière de mon héros. Maximilien Robespierre est né à Arras en 1758 d’une famille de bourgeoisie modeste, délaissée par le père après la mort de la mère. Ce fils aîné studieux, après de brillantes études au collège d’Harcourt, a été à Arras un avocat connu, plaidant des causes philanthropiques. Cela lui a valu d’être élu député du tiers état d’Arras aux états généraux.
à la Constituante, où certains affectent de se moquer de son sérieux, il s’impose par sa conviction. « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit » (Mirabeau). Engagé dans tous les combats démocratiques, il réclame le suffrage universel, prône l’abolition de l’esclavage, et soutient un projet d’abolition de la peine de mort. Sa rectitude et son ombrageuse honnêteté l’imposent comme « l’Incorruptible ». S’il a obtenu que les Constituants ne puissent pas être réélus, il ne s’efface pas sous la Législative. à la tribune des Jacobins, il bataille contre Brissot, de l’hiver au printemps 1792, dénonçant les périls d’une entrée en guerre. Il n’est pas homme des journées révolutionnaires, mais au lendemain du 10 août 1792, il se retrouve en tête de la députation de Paris à la Convention nationale. Un des leaders du parti montagnard, il est l’objet de violentes accusations à aspirer à la dictature, dont il se lave avec hauteur. Lors du procès du roi, il tranche : « Louis n’est pas un accusé, vous n’êtes pas des juges… vous avez un acte de providence nationale à exercer. »
La mise en place du gouvernement révolutionnaire après la chute de la Gironde le voit entrer au Comité de salut public le 27 juillet 1793, après Couthon et Saint-Just, constituant avec eux une sorte de triumvirat au sein de la direction collégiale de douze membres. Et certes, il assume un magistère personnel. Une dictature ? On l’a trop répété. Acceptant la Terreur comme recours nécessaire, Robespierre ne la sépare pas de la vertu, clef de voûte de la Cité, qu’il fait cautionner par la proclamation de la croyance à l’être suprême lors de la fête du 20 prairial an II, apothéose personnelle mais aussi annonce de sa chute. Après l’élimination des factions du printemps 1794, à droite Danton et les Indulgents, à gauche, Hébert et les « exagérés », comme avec la mise au pas du mouvement populaire, Robespierre est confronté, dans une France reconquise et victorieuse sur ses frontières, au départ de la Terreur dont on lui
fait porter la responsabilité, comme aux intrigues et aux tensions grandissantes à la Convention, aux comités mêmes.
Il se replie dans l’isolement, ne revenant à l’Assemblée qu’à thermidor, pour dénoncer en termes trop vagues les ennemis de la Révolution : le complot ourdi contre lui le voit décrété d’arrestation, lui et ses amis, le 8 thermidor. Il n’a pas voulu s’appuyer sur la mobilisation des sections fidèles. Blessé d’un coup de pistolet, Robespierre, son frère et ses amis, Couthon, Saint-Just, Lebas, sont guillotinés le 9 thermidor, dans l’indifférence parfois hostile de la foule.
Ce bout de chemin fait ensemble nous permet-il de comprendre à la fois le rayonnement de cette figure de proue et sa disgrâce ? S’impose la grandeur de l’homme d’état, à nous comme à ses contemporains, même les plus hostiles. La clairvoyance de celui qui a indiqué la ligne juste face au péril de guerre en 1792, la conduite de la politique d’alliance avec le mouvement populaire, la gestion du gouvernement révolutionnaire en l’an II, entre périls et lutte des factions…
Une pensée se reflète dans sa continuité, l’affirmation de l’amour du peuple. Dès 1789, le défenseur du peuple osera affirmer : « Nous sommes les sans-culottes et la canaille. » D’entrée, aux côtés de tous les déshérités, les exclus, les juifs, les comédiens, les esclaves, les soldats et leur famille, il a avec intransigeance énoncé les principes d’une démocratie en réclamant le suffrage universel puis en se faisant le défenseur de la République. Le pacifiste universaliste de 1792 s’est retrouvé sans contradiction à la pointe du patriotisme intransigeant. L’Incorruptible s’est imposé ainsi à la Convention, comme aux masses populaires mobilisées.
Voilà bien une hagiographie, dira-t-on ? Certes non, et pas plus que mes prédécesseurs en robespierrisme, de Georges Lefebvre à Albert Soboul, je n’ai l’intention de justifier ou d’excuser. On a dit les limites de la vision sociale de Robespierre, qui sont celles de son projet de déclaration des droits en 1793. Un droit de propriété confirmé mais borné par le respect de la propriété d’autrui et par le droit à l’existence de tous : « Il faut que l’homme vive indépendant. » On a pu dénoncer son « système » justifiant dans les grands rapports de l’an II la Terreur comme indissociable de la Vertu, valeur clef de la Cité qu’il aspire à reconstruire. Assumant sa responsabilité, il a certes envoyé à la mort des représentants de l’Ancien Régime comme aussi ses adversaires et anciens amis, Danton, Desmoulins. Mais l’emballement de la Grande Terreur de l’été 1794, en prairial, n’est point de son fait.
Pour sortir de la Terreur, son rêve s’est exprimé à travers ses grands rapports dans la proclamation célèbre qui conduit à la fête du 20 prairial an II : « Le peuple français reconnait l’existence de l’être suprême et d’immortalité de l’âme. » Plus qu’une mesure de circonstance pour frapper l’hébertisme déchristianisateur ou l’habillage d’un culte patriotique, ce projet reflète la conviction profonde de Maximilien, croyance en un dieu dont le temple est la nature, comme chez Jean-Jacques Rousseau. Point n’est question de contester leur dimension religieuse sans pour autant aller jusqu’à un Robespierre « mystique ». Pour moi, à la base, s’inscrit l’angoisse de Robespierre telle qu’elle monte en lui dans la solitude des derniers temps : « Les bons et les méchants disparaissent de ce monde… » mais ce ne peut être dans le néant.
Pour que la vertu ait un sens, l’immortalité – cette « illusion » peut être est nécessaire – et l’être suprême aussi. « Fuite en avant dans la métaphysique » ? Après Georges Lefebvre et Albert Soboul, qui l’ont esquissée, cette formule laconique de Claude Mazauric peut être admise comme l’argumentaire auquel elle s’associe : face à ses contradictions, Robespierre, incapable en son temps, en ces lieux et dans le cadre qui lui est imposé par l’histoire, d’une révolution bourgeoise, voit son rêve s’effondrer quand la révolution populaire se glace et quand ses ennemis triomphent. Il ne lui reste plus qu’à s’en remettre, le 8 thermidor, à ses fidèles comme à nous : « Je vous laisse ma mémoire, elle vous sera chère et vous la défendrez. » Voila pourquoi nous sommes encore quelques robespierristes.