Le coronavirus met en évidence l’état scandaleux des services publics étranglés par des années d’euro-austérité. Cela ne vaut pas seulement pour l’hôpital public au bord de la rupture et qui est en grève depuis maintenant plus d’un an face à un régime Macron sourd à l’alarme des soignants, n’ayant d’oreilles que pour l’Union Européenne, le MEDEF et le CAC 40. Il vaut également pour l’éducation nationale. Comme le démontre ce témoignage d’une enseignante, dans une tribune diffusée par nos confrères de Libération.
L’Éducation nationale bégaie, bafouille et postillonne
Tribune. Hier, des élèves de première me disaient : «Vous vous rendez compte, avec tout ce qu’on a subi depuis le début de l’année, maintenant on nous prend pour des cons et on ne nous informe pas !» Ils venaient d’apprendre qu’un cas de coronavirus avait été diagnostiqué dans leur établissement, événement probablement de plus en plus fréquent ces jours-ci, mais d’autant plus insupportable à leurs yeux que l’information avait fusé informellement parmi eux quelques heures à peine après qu’elle avait officiellement été communiquée au personnel d’établissement ; mais qu’elle était en train de mettre tranquillement plus de vingt-quatre heures pour leur parvenir en bonne et due forme. Et pour eux, c’était la gouttelette qui faisait déborder la coupe pleine, le postillon de trop, après l’explosion des groupes classes, les paniques d’une rentrée aux emplois du temps sans ordre ni raison, après l’incompréhension face aux logiques de spécialité, les perspectives d’orientation brouillées, après les E3C passées aux forceps, après la «réforme» du lycée en somme.
Pour eux, c’était l’énième mépris, ce silence, «et puis, Madame, depuis que je suis au lycée, moi, j’ai jamais vu de savon dans les toilettes !» Rassure-toi, mon grand, je te crois. Moi j’en ai aperçu du savon, mais pas tous les jours, j’en ai parfois guetté pendant des semaines, tout comme je continue de pister l’odeur caractéristique de produits sanitaires qui me signalera, en passant la porte, le nettoyage bimensuel des toilettes des profs.
Prescriptrice… de pratiques sanitaires
Hier, comme tous mes collègues, je me suis muée en mini-prescriptrice de pratiques sanitaires, en mini-épidémiologue, parce que le personnel des services de santé de l’Éducation nationale s’est bien gardé de passer dans les classes rassurer les élèves. Circulez, y a rien à voir, y a rien à dire, on pourrait presque dire #pasdevagues mais ça ferait beaucoup de gouttelettes. Et partout dans les classes et dans les couloirs, les élèves demandant : «Et mes grands-parents qui ont 93 et 95 ans, je renonce à les voir pour mes 18 ans ?» «Et mes camarades qui ont choppé la mononucléose, il ne faut surtout pas qu’ils l’attrapent ce virus ?» «Et mon père qui a une santé fragile, je ne l’embrasse plus alors ?» Parce que, surprise, les élèves ne vivent pas seuls dans des grottes en dehors des heures de cours, ils ont des familles, des amis, et ils ont peur pour eux, ils ont besoin d’information pour eux, ils ont besoin que l’Éducation nationale les aide à les protéger, eux.
L’Éducation nationale leur répond : lavez-vous les mains (mais il y a pénurie de savon), utilisez du liquide hydro-alcoolique (que vous achetez vous-mêmes), touchez-vous le moins possible (à 35 par classes et dans des établissements où chaque intercours est une lente reptation coude à coude vers la salle suivante), toussez dans votre coude (et sous le nez de votre camarade à 30 cm de vous). Tout comme elle répond aux enseignants : procurez-vous à vos frais du liquide hydro-alcoolique et du savon (parce qu’on n’en pas à vous mettre à disposition), ouvrez les portes avec le coude, ne dites surtout rien, mais surtout parlez de façon rassurante aux élèves. Et sachez qu’aucun droit de retrait ne sera admis : il ferait beau voir qu’une épidémie soit considérée comme un danger.
Situation ubuesque
Un jour comme un autre au pays merveilleux de l’Éducation nationale : payez pour pouvoir faire votre travail, assurez votre propre sécurité et surtout obéissez, rentrez dans les rangs en attendant qu’on vous ait tous précarisés. La situation est ubuesque. La situation serait risible si elle n’arrivait pas en plein 49.3 sur la réforme des retraites qui prévoit d’allonger indéfiniment le temps de travail, porté par un gouvernement où il ne faut pas parler de pénibilité parce que ce serait sous-entendre que «le travail serait pénible». Elle serait risible si elle ne confirmait pas avec une violence atterrante le mépris de ce gouvernement pour tous les fragiles, les vulnérables, ceux que la solidarité nationale a le devoir de protéger ; ceux qui sont ouvertement présentés depuis des mois comme des charges, des dépenses, les boulets démographiques et sociaux de la «start-up nation».
Alors, ne cédons pas à la panique, restons rationnels, mais puisque le gouvernement nous enjoint à ce point d’user de notre raison, conservons la méfiance raisonnable et nécessaire face à ces apprentis sorciers qui ne nous veulent pas de bien.Anna-Stéphanie Orluc enseignante