Aux professeurs du Collège de France
De tous les droits que l’homme exerce,
Le plus légitime, au total,
C’est la liberté du Commerce,
La liberté du Capital.
La loi ? c’est l’offre et la demande,
Seule morale à professer !
Pourvu qu’on achète et qu’on vende,
Laissez faire, laissez passer !
Et que rien ne vous épouvante !
Y glissât-il quelque poison,
Si le marchand double sa vente,
Le succès lui donne raison.
Que ce soit morphine ou moutarde,
Truc chimique à manigancer…
C’est l’acheteur que ça regarde,
Laissez faire, laissez passer !
Les travailleurs ont des colères
Dont un savant n’est pas touché.
Il faut bien couper les salaires
Pour travailler à bon marché.
Par un rabais de deux sous l’heure,
Des millions vont s’encaisser.
Et puis !… croyez-vous qu’on en meure ?
Laissez faire, laissez passer !
Le marché pour l’article en vogue
Offre un rapide écoulement.
N’écoutons pas le démagogue
Qui nous prédit l’engorgement.
Il faut, malgré ces balourdises,
En fabriquant à tout casser,
L’inonder de nos marchandises,
Laissez faire ! laissez passer !
Pour le bien-être des familles
Doublons les heures de travail.
Venez, enfants, femmes et filles,
La fabrique est un grand bercail.
Négligez marmots et ménage,
Ça presse ! et pour vous délasser
Vous aurez des mois de chômage.
Laissez faire ! Laissez passer !
Par essaims le Chinois fourmille.
Ils ont des moyens bien compris
De s’épargner une famille
Et travailler à moitié prix.
Avis aux ouvriers de France ;
Dans leur sens il faut s’exercer,
Pour enfoncer… la concurrence…
Laissez faire ! laissez passer !
Sous le Siège, dans la famine,
J’ai défendu la « liberté »
Voulant, fidèle à la Doctrine,
Rationner par la cherté.
Chaque jour et sans projectiles,
Par vingt mille on eût vu baisser
Le stock des bouches inutiles.
Laissez faire ! Laissez passer !
Qu’on accapare la denrée,
Qu’on brûle docks et magasins,
Que pour régler les droits d’entrée,
On se bombarde entre voisins,
Quitte à gémir sur les victimes,
Qu’on voit écraser, détrousser !
L’économie a pour maximes :
Laissez faire ! Laissez passer !
Retour d’exil, 1881
Publiée aussi sous le titre Laissez faire, laissez passer !
Paroles : Eugène Pottier
Cette chanson, par l’auteur de l’Internationale, n’a pas pris une ride.