Dans le discours que les États-Unis tiennent sur eux-mêmes depuis leur fondation, une chose est incontestable : c’est une nation exceptionnelle. Bush ou Obama, Trump ou Biden, rien n’y fait. Enfoui dans l’inconscient collectif, ce postulat identitaire traverse l’histoire. Comme un témoin qu’on se passe furtivement d’un président à l’autre, il demeure intact, immaculé comme les Tables de la Loi. Car il est bel et bien de l’ordre de la structure, non de la conjoncture. La singularité des États-Unis, c’est qu’ils se croient dépositaires à vie d’un imperium planétaire. C’est qu’ils se projettent au-delà des mers, au nom d’une vocation civilisatrice qui révèle surtout la haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes.
Rien n’est moins laïque, et plus hostile à la laïcité bien comprise, que l’idéologie étasunienne. La nation d’exception drape son appétit de puissance dans les plis de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme, en effet, comme si ces entités abstraites figuraient des divinités qu’elle avait pour mission de servir en pourfendant les méchants. Puisqu’elle est l’incarnation du Bien, le monde n’est-il pas à sa disposition, objet passif de ses élans salvateurs ? Dispensatrice d’une justice immanente taillée à sa mesure, la nation au «destin manifeste» ne fixe aucune limite à son aura bienfaisante, car elle y voit la conséquence légitime de sa supériorité morale. Sa proximité avec le Bien sanctifiant sa puissance terrestre, elle pourchasse sans répit les forces maléfiques et les immole en expiation de leurs crimes.
Durant la campagne, Joseph Biden a promis qu’il en finirait avec les «dictateurs comme Castro et Poutine». Revendiquant son élection, il déclare que «les États-Unis sont prêts à diriger le monde». Dès qu’un politicien s’installe à la Maison-Blanche, c’est plus fort que lui : il faut qu’il se mette à régenter les affaires du monde, qu’il se coule dans le moule de la vocation planétaire de la nation providentielle. Washington vient d’accuser Pékin de vouloir «dominer le monde», mais il faut être frappé de cécité volontaire pour ne pas voir dans cette accusation une inversion maligne.
Car la conviction de l’élection divine, l’identification au Nouvel Israël et le mythe indécrottable de la «destinée manifeste» déclinent, sur tous les tons, la prétention ahurissante de l’oligarchie étasunienne à se soumettre la planète. Se considérant comme le sel de la terre, les puritains avaient déjà donné le signal de la conquête des «terres vierges», c’est-à-dire du massacre à grande échelle des Peaux-Rouges assimilés aux Cananéens et aux Amalécites. Tout ce qui vient de la nation élue de Dieu n’appartient-il pas derechef au camp du Bien ? Le succès de la conquête du Nouveau Monde, bientôt vidé de ses habitants, a persuadé les Américains qu’ils appartenaient au peuple élu. Elle leur a communiqué la conviction que leur puissance était la récompense divine de leurs qualités intrinsèques.
Une auto-désignation comme incarnation du Bien qui a contribué à accréditer l’idée, bien plus tard, que l’histoire trouvait sa fin avec l’effondrement de l’Union soviétique. Le triomphe des États-Unis réalisait ainsi la forme la plus aboutie de la démocratie libérale. Dans une majestueuse apothéose, il donnait corps au sublime idéal de l’économie de marché. Avec le triomphe de la démocratie libérale, la république universelle, enfin, se profile à l’horizon. Ce paradis démocratique, dispensateur de ses bienfaits à la planète entière, qui d’autre que l’Amérique pourrait l’incarner ? Ses exploits accomplissent le dessein divin, et la providence conduit au triomphe du Bien sous le regard ébloui des peuples reconnaissants. «Lumière des nations», l’Amérique les guide avec fermeté vers la Terre promise d’un monde réconcilié.
Frappante, chez les Américains, est la façon dont leur bonne conscience coïncide avec leur délabrement. Le PIB par habitant est colossal, mais 20% de la population croupit dans la pauvreté. La violence règne, et les détenus américains représentent 25% des prisonniers de la planète. Plus de 30% de la population est frappée par l’obésité, et la crise sanitaire fait des ravages. L’espérance de vie est passée derrière celle des Cubains. Mais ces péripéties sont de mesure nulle devant l’essentiel, et le réel a l’obligeance de se faire discret. Moralement parfaite, une Amérique imaginaire se présente alors comme un système achevé, effaçant toute trace de contradiction et envisageant l’avenir avec confiance. C’est étrange, mais même pour évoquer les catastrophes dont ils sont responsables, les dirigeants de ce pays ont toujours le sourire.
La nation exceptionnelle, il est vrai, exerce ses effets bienfaisants quoiqu’il advienne. Parce que l’Amérique est vouée par décret divin à devenir l’empire des temps derniers, son futur et son présent sont déjà compris dans son origine. Investie d’une mission planétaire, elle accueille sa «destinée manifeste» en un geste salvateur qui défie l’espace et le temps. C’est pourquoi une narration édifiante ne cesse d’exalter son génie. Réécrivant sa propre histoire à la façon d’une histoire sainte, l’Amérique percute le droit international avec le droit divin. Le nationalisme américain n’est pas un nationalisme ordinaire : il traduit l’orgueil d’une puissance qui postule sa coïncidence avec l’ordre voulu par le Créateur. Des Pères fondateurs quittant l’Europe pour fonder une société vertueuse aux victoires héroïques remportées sur les forces du mal, l’histoire américaine est plus qu’une histoire : c’est la parousie du Bien.
Le triomphe irrésistible de l’Amérique, dès lors, n’est rien moins que la recréation miraculeuse du paradis perdu. Mais pour accomplir sa mission, la puissance bienfaitrice compose aussi avec l’enfer. Les forces maléfiques, les récalcitrants, les rebelles à l’ordre impérial voulu par Dieu, il faut les soumettre à l’épreuve du feu, à la robuste pédagogie du tapis de bombes et à la didactique virile des supplices made in CIA. La guerre menée au nom du Bien est régie par un principe auquel elle ne déroge jamais : c’est un produit d’exportation. On introduit la violence dans les autres pays comme on y exporte des marchandises. Cette guerre de l’Occident salvateur vassalisé par Washington est la poursuite de la politique par d’autres moyens, comme disait Clausewitz. Mais qu’elle frappe des populations ou des États, c’est surtout une guerre morale, propre, chirurgicale, celle que l’on mène contre la «barbarie» et la «dictature».
Forme paroxystique du rapport Nord-Sud, métaphore sanglante du développement inégal, elle frappe au dehors, jamais au-dedans du monde «civilisé». Reproduisant la dualité du monde, elle épouse docilement la fracture planétaire. Guerre des riches contre les pauvres, elle est à l’image de ces chapelets de bombes largués sur les Coréens, les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Laotiens, les Irakiens, les Palestiniens, les Syriens, les Libyens, les Afghans, les Yéménites. Son symbole, c’est le B 52, le napalm, le chasseur F-15, le missile Tomawhak, le drone Predador, toute cette machinerie sophistiquée de la mort administrée à distance, sans risque, sans faux frais pour les exécutants de la punition venue du ciel. C’est aussi la guerre par procuration, l’embargo, le blocus, la guerre économique, la déstabilisation insidieuse, l’action clandestine, les coups d’État fomentés par la CIA, la manipulation de la terreur, les Freedom Fighters du jihad global et du takfir sponsorisé, toutes ces guerres du «monde libre» dont les démocraties sont friandes, sous la conduite d’un empire qui se prend pour la puissance vengeresse. L’Amérique, c’est le Fléau du Bien.