Alors que l’impérialisme américain relance, comme à l’époque du plan Condor, ses dictatures militaires et fascistes à l’assaut de l’Amérique Latine, certains – se réclamant de la gauche voir même révolutionnaires – sont plus prompts à critiquer l’action des forces progressistes et révolutionnaires qu’à apporter le soutien internationaliste et anti impérialiste qui est pourtant une valeur cardinale de l’engagement progressiste. C’est ce que trois intellectuels dénonce dans une lettre ouverte. Nul besoin de partager ici ni les engagements ni les termes de ces trois personnalités pour se sentir interpellé par ce coup de gueule. Que l’on soit d’accord ou pas avec Chavez, Maduro, Ortegua ou Morales et leur manière de mener avec leur mouvement leurs processus révolutionnaire ne pourra jamais justifier de ne pas être solidaire de la lutte de leurs peuples contre l’impérialisme. Encore moins de se réjouir quand l’offensive américaine progresse en Amérique latine.
traduction depuis l’anglais par DG pour www.initiative-communiste.fr
Lettre aux intellectuels qui tournent les révolutions en ridicule au nom de la pureté
Roxanne Dunbar-Ortiz, Ana Maldonado, Pilar Troya Fernández et Vijay Prashad répondent aux commentaires de certains intellectuels contre les processus progressistes en Amérique latine.
Le 21 novembre 2019, par Roxanne Dunbar-Ortiz, Ana Maldonado, Pilar Troya Fernández, Vijay Prashad
Les révolutions ne surviennent pas de manière soudaine ni ne transforment immédiatement une société. Une révolution est un processus qui avance à des vitesses variables, et son rythme peut changer rapidement si le moteur de l’histoire est accéléré par l’intensification du conflit de classes. Mais la plupart du temps, la construction de l’élan révolutionnaire est glaciale, et la tentative de transformer un État et une société peut être encore plus lente.
En 1930, Léon Trotsky a écrit depuis son exil turc l’étude la plus remarquable sur la Révolution russe. Treize ans avaient passé depuis le renversement de l’Empire tsariste. Mais la révolution était déjà tournée en ridicule, même par des gens de gauche. « Le capitalisme », écrit Trotsky en conclusion de son livre, « a eu besoin de cent ans pour élever la science et la technique au plus haut niveau et plonger l’humanité dans l’enfer de la guerre et de la crise. Les ennemis du socialisme ne lui laissent que quinze ans pour créer et offrir un paradis terrestre. Nous n’avons jamais contracté une telle obligation. Nous n’avons jamais fixé ces dates. Le processus de transformation doit être mesuré à la bonne échelle. »
Quand Hugo Chávez a gagné l’élection au Venezuela (en décembre 1998) et quand Evo Morales Ayma a fait la même chose en Bolivie (en décembre 2005), leurs critiques de gauche d’Amérique du Nord et d’Europe n’ont pas laissé à leurs gouvernements le temps de respirer. Certains professeurs à orientation gauchiste ont immédiatement commencé à critiquer leurs limites et même leurs échecs. Cette attitude était limitée politiquement — il n’y avait aucune solidarité avec ces expériences; elle était également limitée intellectuellement — il n’y avait aucun sens des difficultés profondes auxquelles était confrontée une expérience socialiste dans des pays du tiers-monde, pétrifiés dans des hiérarchies sociales et pauvres en ressources financières.
Le rythme de la révolution
Deux ans après le début de la Révolution russe, Lénine a écrit que l’URSS nouvellement créée n’était pas « un talisman miraculeux » ni qu’elle « ouvre la voie au socialisme. Elle donne à ceux qui étaient auparavant opprimés une chance de redresser leur dos et de prendre de plus en plus en main le gouvernement du pays, toute l’administration de l’économie, toute la gestion de la production ».
Mais même cela— ce tout ceci, et ce tout cela — n’allait pas être facile. C’est, écrivait Lénine, « une lutte de classe longue, difficile et obstinée, qui, après le renversement de la domination capitaliste, après la destruction de l’État bourgeois … ne disparaît pas … mais change simplement de forme et, à bien des égards, devient encore plus féroce ». C’était le jugement de Lénine après que l’État tsariste avait été renversé, et après que le gouvernement socialiste avait commencé à consolider son pouvoir. Alexandra Kollontaï a écrit (par exemple dans son roman L’amour chez les abeilles travailleuses) sur les batailles pour construire le socialisme, les conflits au sein du socialisme pour atteindre ses buts. Rien n’est automatique ; tout est une lutte.
Lénine et Kollontaï soutenaient que la lutte de classe ne s’interrompt pas quand un gouvernement révolutionnaire prend le pouvoir ; elle est en fait « plus féroce », l’opposition y est intense parce que les enjeux sont élevés et le moment est dangereux parce que l’opposition — à savoir la bourgeoisie et la vieille aristocratie — a l’impérialisme à ses côtés. Winston Churchill a déclaré : « Il faut étrangler le bolchévisme dans son berceau », et donc les armées occidentales ont rejoint l’Armée blanche dans une agression presque fatale contre la République soviétique. Cette agression a duré des derniers jours de 1917 à 1923 — six années d’assaut militaire soutenu.
Ni au Venezuela ni en Bolivie, ni dans aucun des pays qui ont tourné à gauche ces vingt dernières années, l’État bourgeois n’a été totalement dépassé et le système capitaliste renversé. Les processus révolutionnaires dans ces pays ont dû créer progressivement les institutions DE et Pour la classe ouvrière, en même temps que se perpétuait la domination capitaliste. Ces institutions reflètent l’émergence d’une forme unique d’État basée sur la démocratie participative ; cela s’exprime entre autres dans les Misiones Sociales. Toute tentative de dépasser le capitalisme a été empêchée par le pouvoir de la bourgeoisie — qui n’a pas été vaincue par des élections répétées et qui est maintenant à l’origine de la contre-révolution; elle a aussi été entravée par la puissance de l’impérialisme — qui a réussi, pour le moment, un coup d’État en Bolivie et qui menace quotidiennement d’un coup d’État au Venezuela. Personne, en 1998 ou en 2005, n’a suggéré que ce qui se passait au Venezuela ou en Bolivie était une « révolution » semblable à la Révolution russe ; les victoires électorales faisaient partie d’un processus révolutionnaire. Comme premier acte de son gouvernement, Chávez a annoncé un processus constituant pour la refondation de la République. De même, Evo a affirmé en 2006 que le Mouvement vers le socialisme (MAS) a été élu au gouvernement mais n’avait pas pris le pouvoir ; c’est plus tard qu’un processus constituant a été lancé, qui a été lui-même un long chemin. Le Venezuela a entamé un « processus révolutionnaire » prolongé, tandis que la Bolivie entrait dans un « processus de changement » ou — comme ils l’appelaient tout simplement — « le processus », qui se poursuit même maintenant — après le coup d’État. Néanmoins, tant le Venezuela que la Bolivie ont subi tous les effets de la « guerre hybride » — du sabotage des infrastructures physiques au sabotage de leur capacité à lever des fonds sur les marchés financiers.
Lénine a suggéré qu’après la prise de l’État et l’abolition de la propriété privée, le processus révolutionnaire dans la nouvelle république soviétique était difficile et la lutte de classe tenace bien vivante ; alors imaginez combien plus difficile est la lutte obstinée au Venezuela et en Bolivie.
Révolutions au royaume de la nécessité
Imaginez, de nouveau, combien il est difficile de construire une société socialiste dans un pays où — malgré la richesse de ses ressources naturelles — persistent une grande pauvreté et de grandes inégalités. Plus profondément encore, il y a cette réalité culturelle qu’une grande partie de la population a souffert et a lutté contre des siècles d’humiliation. Il n’est donc pas surprenant que dans ces pays, les ouvriers agricoles, les mineurs et les ouvriers des villes les plus opprimés soient issus des communautés indigènes ou de descendants d’Africains. Le fardeau écrasant de l’indignité joint au manque d’accès aux ressources rend les processus révolutionnaires dans le « royaume de la nécessité » d’autant plus difficiles.
Dans ses Manuscrits économico-philosophiques (1844), Marx fait une distinction entre le « royaume de la liberté » — où « cesse le travail déterminé par la nécessité et les considérations prosaïques » — et le « royaume de la nécessité » — où les besoins physiques ne sont pas du tout satisfaits. Une longue histoire de d’asservissement colonial puis de vol impérialiste a vidé de grandes parties de la planète de leurs richesses et a donné à ces régions — principalement en Afrique, en Asie et en Amérique latine — l’impression de vivre en permanence dans le « royaume de la nécessité ». Lorsque Chávez a remporté sa première élection au Venezuela, la pauvreté atteignait le taux incroyable de 23.4%; en Bolivie, lorsque Morales a remporté sa première élection, la pauvreté était au taux stupéfiant de 38.2%. Ce que ces chiffres montrent, ce n’est pas seulement la pauvreté absolue de larges pans de la population, mais ce qu’ils recèlent c’est les siècles d’humiliation sociale et d’indignité, qui ne peuvent être rendus par une simple statistique.
Les révolutions et les processus révolutionnaires semblent s’enraciner davantage dans le royaume de la nécessité — en Russie tsariste, en Chine, à Cuba, au Vietnam — que dans celui de la liberté — en Europe et aux États-Unis. Ces révolutions et ces processus révolutionnaires — comme au Venezuela et en Bolivie — se produisent dans des endroits qui n’ont pas accumulé de richesses socialisables. La bourgeoisie, dans ces sociétés, s’enfuit avec son argent au moment de la révolution ou du changement révolutionnaire ou reste sur place mais place son argent dans des paradis fiscaux ou dans des endroits comme New York ou Londres. Le nouveau gouvernement ne peut pas accéder à cet argent, le fruit du travail du peuple, sans encourir les foudres de l’impérialisme. Voyez à quelle vitesse les États-Unis se sont organisés pour que l’or du Venezuela soit saisi par la Bank of London, et pour geler les comptes bancaires des gouvernements iranien et vénézuélien, et voyez à quelle allure les investissements se sont taris quand le Venezuela, l’Équateur, le Nicaragua et la Bolivie ont refusé de se plier au mécanisme de règlement entre États et investisseurs de la Banque mondiale.
Chávez et Morales ont essayé de prendre en charge les ressources dans leurs pays, un acte considéré comme une abomination par l’impérialisme. Tous deux ont subi des reproches, accusés d’être des « dictateurs » parce qu’ils voulaient renégocier les accords passés par les gouvernements précédents pour le prélèvement des matières premières. Ils avaient besoin de ce capital, non pour leur enrichissement personnel — personne ne peut les accuser de corruption personnelle — mais pour développer les capacités sociales, économiques et culturelles de leurs peuples.
Chaque jour est une lutte pour les processus révolutionnaires au « royaume de la nécessité ». Le meilleur exemple de cela est Cuba, dont le gouvernement révolutionnaire a dû lutter contre un embargo écrasant et contre les menaces d’assassinat et de coups d’État depuis le tout début.
Les révolutions des femmes
Il est admis — et il serait insensé de le nier — que les femmes sont au centre des manifestations en Bolivie contre le coup d’État et pour la restauration du gouvernement de Morales ; au Venezuela aussi, la majorité des gens qui descendent dans les rues pour défendre la Révolution bolivarienne sont des femmes. La plupart de ces femmes ne sont peut-être pas des Masistas ou des Chavistas, mais elles comprennent certainement que ces processus révolutionnaires sont féministes, socialistes et s’opposent à l’indignité dont sont victimes les autochtones et les Afrodescendants.
Des pays comme le Venezuela et la Bolivie, l’Équateur et l’Argentine ont subi d’énormes pressions de la part du Fonds monétaire international pendant dans les années 1980 et 1990 pour qu’ils pratiquent des coupes importantes dans le soutien étatique à la santé, à l’éducation et à la prise en charge des personnes âgées. L’effondrement de ces systèmes sociaux essentiels a lourdement pesé sur « l’économie des soins », qui — pour des raisons patriarcales — est principalement assumée par les femmes. Là où la « main invisible » ne réussissait pas à prendre soin des personnes, le « cœur invisible » devait le faire. C’est l’expérience des coupes dans l’économie des soins qui a approfondi la radicalisation des femmes dans nos sociétés. Leur féminisme est né de leur expérience du patriarcat et des politiques d’ajustement structurel ; la tendance du capitalisme à exploiter la violence et les privations a accéléré l’adhésion directe du féminisme ouvrier et indigène aux projets socialistes de Chávez et de Morales. Alors que la marée du néolibéralisme continue à déferler sur le monde et qu’elle plonge les sociétés dans l’angoisse et le chagrin, ce sont les femmes qui ont été les plus actives dans la lutte pour un monde différent.
Morales et Chávez sont des hommes, mais dans le processus révolutionnaire ils en sont venus à symboliser une réalité différente pour toute la société. À différents degrés, leurs gouvernements se sont engagés à adopter un programme visant à la fois la culture patriarcale et la politique des coupes sociales qui font peser sur les femmes le fardeau du maintien de la cohésion sociale. Les processus révolutionnaires en Amérique latine doivent par conséquent être compris comme étant profondément conscients de l’importance de mettre les femmes, les autochtones et les Afrodescendants au cœur de la lutte. Personne ne niera que des centaines d’erreurs ont été commises par les gouvernements, erreurs de jugement qui ont fait reculer la lutte contre le patriarcat et le racisme ; mais ce sont des erreurs qui peuvent être corrigées et non des caractéristiques structurelles du processus révolutionnaire. C’est quelque chose qui est profondément reconnu par les femmes autochtones et afrodescendantes dans ces pays; la preuve de cette reconnaissance n’est pas dans tel ou tel article qu’elles ont écrit, mais dans leur présence active et énergique dans les rues.
Dans le cadre du processus bolivarien au Venezuela, les femmes ont été essentielles dans la reconstruction des structures sociales abîmées par des décennies de capitalisme austéritaire. Leur travail a été central dans le développement du pouvoir du people et dans la mise en place de la démocratie participative. Soixante-quatre pour cent des porte-parole des 3 186 communes sont des femmes, tout comme la majorité des dirigeantes des 48 160 conseils communaux ; 65% des responsables des comités locaux d’approvisionnement et de production sont des femmes. Les femmes revendiquent non seulement l’égalité sur le lieu de travail, mais exigent l’égalité dans le domaine social, où les comunas sont les atomes du socialisme bolivarien. Les femmes se sont battues dans la sphère sociale pour construire la possibilité d’un gouvernement autonome, construire un double pouvoir érodant par conséquent lentement la forme de l’État libéral. Contre le capitalisme de l’austérité, les femmes ont montré leur créativité, leur force et leur solidarité, non seulement contre les politiques néolibérales mais également pour l’expérience socialiste et contre la guerre hybride.
Démocratie et socialisme
Les courants intellectuels de gauche ont été gravement meurtris dans la période qui a suivi la chute de l’URSS. Le marxisme et le matérialisme dialectique ont considérablement perdu en crédibilité, non seulement en Occident mais dans de grandes parties du monde ; le post-colonialisme et les études subalternes — des variantes du poststructuralisme et du post-modernisme — ont fleuri dans les cercles intellectuels et universitaires. Un des principaux thèmes de ce courant savant était l’affirmation que « l’État » est obsolète en tant que vecteur de transformation sociale, et que le salut réside dans la « société civile ». Une combinaison de théories postmarxiste et anarchiste a adopté cette argumentation pour tourner en ridicule toutes les expériences de socialisme réalisées par le biais du pouvoir étatique. L’État été considéré comme un simple instrument du capitalisme plutôt que comme un outil pour la lutte des classes. Mais si le people se retire de la lutte pour l’État, il servira l’oligarchie — sans contestation, et aggravera les inégalités et la discrimination.
Faire primer les « mouvements sociaux » sur les mouvements politiques reflète la désillusion par rapport à la période héroïque de la libération nationale, y compris les mouvements de libération des peuples autochtones. Cette idée écarte également l’histoire actuelle des organisations autochtones en relation avec les mouvements politiques qui ont conquis le pouvoir d’État. En 1977, après une lutte importante, les organisations autochtones ont forcé les Nations unies à lancer un projet visant à mettre fin à la discrimination contre les populations autochtones dans les Amériques. Le Conseil indien d’Amérique du Sud, sis à La Paz, était l’une de ces organisations qui a travaillé étroitement avec le Conseil mondial de la paix, la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté ainsi qu’avec un grand nombre de mouvements de libération nationale (le Congrès national africain, l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain SWAPO, l’Organisation de libération de la Palestine). C’est à partir de cette unité et de cette lutte que l’ONU a créé en 1981 le Groupe de travail sur les populations indigènes et qu’elle a déclaré 1993 Année internationale des peuples autochtones. En 2007, Evo Morales a mené la campagne pour que l’ONU adopte une Déclaration des droits des peuples autochtones. C’est un exemple très clair de l’importance de l’unité et de la lutte menée par les mouvements des peuples autochtones et les États fraternels — s’il n’y avait pas eu les luttes des mouvements autochtones de 1977 à 2007, aidés et soutenus par les États fraternels, et s’il n’y avait pas eu le gouvernement bolivien en 2007, cette Déclaration, qui a une énorme importance pour faire avancer la lutte, n’aurait pas été adoptée.
Les intellectuels autochtones des Amériques ont compris la complexité de la politique à partir de cette lutte — que l’autodétermination autochtone vient de la lutte dans la société et l’État pour vaincre le pouvoir bourgeois et colonial ainsi que pour trouver les instruments permettant de préparer la transition au socialisme. Parmi leurs formes — comme l’ont reconnu le Péruvien José Carlos Mariátegui et l’Équatorienne Nela Martínez il y a presque un siècle — il y a la comuna.
Les révolutions en Bolivie et au Venezuela n’ont pas seulement aiguisé les relations entre les hommes et les femmes, entre les communautés autochtones et non autochtones, elles ont aussi remis en question la compréhension de la démocratie et du socialisme lui-même. Ces processus révolutionnaires n’ont pas seulement dû travailler sous le règne de la démocratie libérale, ils ont en même temps construit un nouveau cadre institutionnel par le biais des comunas, entre autres formes. C’est en gagnant les élections et en prenant en charge des institutions de l’État que la Révolution bolivarienne a été en mesure de réorienter les ressources vers une augmentation des dépenses sociales (pour la santé, l’éducation, le logement) et vers une attaque directe contre le patriarcat et le racisme. Le pouvoir étatique aux mains de la gauche a été utilisé pour construire ces nouveaux cadres institutionnels qui étendent l’État et le dépassent. L’existence de ces deux formes — les institutions démocratiques libérales et les institutions socialistes féministes — a conduit à l’éclatement du préjugé d’une « égalité libérale » fictive. Réduite au vote, la démocratie oblige les individus à croire qu’ils sont des citoyens dotés du même pouvoir que d’autres citoyens, indépendamment de leurs positions socio-économique, politique et culturelle. Le processus révolutionnaire remet en question ce mythe libéral, mais il n’a pas encore réussi à le vaincre — comme on peut le voir tant en Bolivie qu’au Venezuela. C’est une lutte pour créer un nouveau consensus social autour de la démocratie socialiste, une démocratie enracinée non dans un « vote égal » mais dans l’expérience concrète de la construction d’une nouvelle société.
Une des dynamiques classiques d’un gouvernement de gauche est qu’il reprend le programme de nombreux mouvements politiques et sociaux de la population. En même temps, beaucoup de membres de ces mouvements — ainsi que de diverses ONG — rejoignent le gouvernement, amenant leurs diverses compétences dans les institutions complexes du gouvernement moderne. Cela produit un effet contradictoire : cela satisfait les revendications de la population et en même temps tend à affaiblir les organisations indépendantes de toutes sortes. Ces développements font partie du processus découlant d’un gouvernement de gauche au pouvoir, que ce soit en Asie ou en Amérique du Sud. Ceux qui veulent rester indépendants du gouvernement luttent pour rester pertinents ; ils deviennent souvent des critiques sévères du gouvernement et leurs critiques sont fréquemment utilisées comme armes par les forces impérialistes à des fins étrangères à ceux-là mêmes qui les ont émises.
Le mythe libéral cherche à parler au nom du people, pour cacher ses intérêts et ses aspirations réels — en particulier ceux des femmes, des communautés autochtones et des Afrodescendants. La gauche impliquée dans les expériences de la Bolivie et du Venezuela a cherché à développer la maîtrise collective du peuple dans une lutte de classe controversée. Une position qui attaque l’idée même d’« État » comme étant un force oppressive ne voit pas comment l’État concret, en Bolivie et au Venezuela, tente d’utiliser son autorité pour construire les institutions du double pouvoir afin de créer une nouvelle synthèse politique, avec les femmes en première ligne.
Des conseils révolutionnaires sans expérience révolutionnaire
Les révolutions ne sont pas faciles à faire. Elles sont pleines de reculs et d’erreurs puisqu’elles sont faites par des gens imparfaits et dont les partis politiques doivent toujours apprendre à apprendre. Leurs maîtres sont leur expérience et ceux d’entre eux qui ont la formation et le temps d’élaborer ces expériences pour en faire des leçons. Aucune révolution n’existe sans ses propres mécanismes de correction, ses propres voix dissidentes. Mais cela ne signifie pas qu’un processus révolutionnaire devrait être sourd aux critiques ; il devrait les saluer.
Les critiques sont toujours bienvenues, mais sous quelle forme ? Deux formes sont typiques de la « gauche » critique qui tourne en dérision les révolutions au nom de la pureté.
- Si la critique est faite du point de vue de la perfection, alors non seulement son niveau est trop élevé, mais elle échoue à comprendre la nature de la lutte de classe qui doit affronter le pouvoir pétrifié hérité des générations précédentes.
- Si la critique suppose que tous les projets qui contestent le processus électoral trahiront la révolution, elle fait preuve d’une faible compréhension de la dimension massive des projets électoraux et des expériences de double pouvoir. Le pessimisme révolutionnaire bloque toute possibilité d’action. On ne peut pas réussir si on ne se permet pas d’échouer, et d’essayer encore. Ce point de vue critique ne produit que du désespoir.
La « lutte de classe obstinée » dans le processus révolutionnaire devrait permettre à quelqu’un qui ne participe pas à ce processus d’éprouver de la sympathie non pour telle ou telle politique du gouvernement, mais pour la difficulté — et la nécessité — du processus lui-même.
Roxanne Dunbar-Ortiz
Roxanne Dunbar-Ortiz est une militante chevronnée, professeur d’université et écrivain. Outre de nombreux livres et articles scientifiques, elle a écrit trois mémoires historiques, Red Dirt: Growing Up Okie (Verso, 1997), Outlaw Woman: Memoir of the War Years, 1960–1975 (City Lights, 2002), et Blood on the Border: A Memoir of the Contra War(South End Press, 2005) sur la guerre des Contras contre les sandinistes dans les années 1980; elle est également l’auteur de l’ouvrage récent An Indigenous People’s History of the United States.
Ana Maldonado
Ana Maldonado fait partie du Frente Francisco de Miranda (Venezuela).
Pilar Troya Fernández
Pilar Troya Fernández travaille au Tricontinental: Institute for Social Research.
Vijay Prashad
Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef pour Globetrotter, un projet de l’Independent Media Institute. Il est le rédacteur en chef de LeftWord Books et directeur de Tricontinental: Institute for Social Research. IL a écrit plus de vint livres, dont The Darker Nations: A People’s History of the Third World (The New Press, 2007), The Poorer Nations: A Possible History of the Global South (Verso, 2013), The Death of the Nation and the Future of the Arab Revolution (University of California Press, 2016) et Red Star Over the Third World (LeftWord, 2017). Il écrit régulièrement pour Frontline, The Hindu, Newsclick, AlterNet and BirGün.