L’auteur de ces lignes est un vieil admirateur et « praticien » de l’œuvre malicieuse, musicalement solide et poétiquement raffinée de Brassens : il fut un temps où je connaissais par cœur toutes ses chansons et où j’étais capable, tant bien que mal, d’en chanter un bon nombre en m’accompagnant à la guitare. C’est assez dire que je suis plus enclin à commémorer le 100ème anniversaire de la naissance du Villon sétois que celui du défunt Montand, l’homme qui est monté au zénith de la popularité en se faisant compagnon de route du PCF avant de démolir son ex-allié pour devenir un champion de l’atlantisme le plus belliqueux; et du capitalisme le plus débridé.
Mais qui aime bien châtie bien et admirer l’artiste Brassens ne signifie pas donner quitus à son idéologie à certains égards réactionnaire. Comment expliquer en effet que, universellement censuré par la droite et défendu par la gauche avant 68, Brassens soit devenu au cours des années 1970 une vedette absolue des médias et la personnalité la plus aimée des Français, y compris si je me souviens bien, du Général Massu, qui n’avait pas à ma connaissance de sympathies libertaires marquées…Certes, et c’est tout à son honneur, l’auteur du Gorille n’a jamais fait de concessions et, d’un bout à l’autre de sa carrière, il a professé le même esprit frondeur empreint d’antimilitarisme, d’anticléricalisme et de refus des conventions bourgeoises. C’est donc l’idéologie dominante qui est allée à sa rencontre et non lui qui s’est acheté une conduite, reconnaissons-lui cette belle constance.
Comment alors cette mystérieuse convergence a-t-elle été rendue possible ?
Sur le plan des idées, il faut simplement noter que l’orientation de Brassens, malgré sa tonalité d’extrême gauche, se complait dans le refus de la lutte organisée contre l’exploitation capitaliste (« Pauvre Martin », « Le pluriel »), avec le rejet assez scandaleux de la Résistance antifasciste mise au même niveau que la Collaboration (« Les deux oncles »), avec le mépris de la Révolution française (toujours connotée négativement, ainsi que les « braves Sans Culotte et les bonnets phrygiens »), sans parler du « Grand Soir », métaphore réactionnaire traditionnelle de la Révolution prolétarienne. Jean Ferrat avait d’ailleurs riposté à la chanson franchement droitière de Brassens « Le pluriel », dont le refrain affirme que » dès qu’on est plus de quatre on est une bande de cons », en rédigeant la chanson « En ligue, en groupe, en procession » qui appelait à l’engagement collectif des exploités. Sur le plan social, la vieille France réac, sexuellement coincée et encore majoritairement rurale de l’époque pré-soixante-huitarde a cédé la place à celle du capital mondialisé flanqué d’une nouvelle bourgeoisie salariée de hauts cadres urbains s’activant dans la pub et la com, ces fameux bobos dont beaucoup cultivent l’anticommunisme, rejettent la « France moisie » et… n’en continuent pas moins à se fantasmer « rebelles », Libé, Charlie et l’écoute de la Matinale de France Inter leur tenant lieu d’angélus quotidien. D’où le changement de pied des maîtres de l’idéologie dominante. Finie la censure de Brassens, de Renaud, de Le Forestier et de tous ces artistes sulfureux que censurait l’ORTF gaulliste, bienvenue aux artistes qui moquent le drapeau tricolore et « vont main dans la main faire l’amour ensemble / Et l’Europe de demain » (Brassens, Les deux oncles), qui dénigrent l’organisation des travailleurs, qui refusent de « mourir pour des idées », qui mettent sur un pied d’égalité le « congédiement du vieux Franco » et l’éventuel « renversement de Marianne » (« Le roi des cons »), et qui habillent tout ce confusionnisme réac du drapeau noir de l’anarchie. Bref, à ma gauche, des anars criant stérilement « Mort aux vaches ! » sans ouvrir la moindre perspective politique. En face d’eux, des fachos prenant prétexte des outrances des premiers pour durcir l’État policier. Au centre, des présidents de la République issus de la finance (et/ou de la social-démocratie, la différence est maigre, demandez à DSK!) pour démonter les acquis de la Résistance et la souveraineté du peuple au nom de la « construction européenne »…Et c’est ainsi que, par magie, la « Mauvaise Réputation » a fini par se muer en acclamations unanimistes, avec Jacques Chancel, puis Patrick Cohen dans le rôle du chef de claque…Tant mieux pour le maître et amoureux de la langue française que reste Brassens, en cela plus patriote qu’il ne le croyait. Mais tant pis pour la charge subversive que comportait initialement la chanson formellement révolutionnaire du compositeur d’avant garde du « Petit cheval blanc »…