A PROPOS DU 80ème ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE SIGMUND FREUD
Par Georges Gastaud, auteur de « Pour une analyse dia-matérialiste de la subjectivité », in « Lumières communes, traité de philosophie générale à la lumière du matérialisme dialectique », Delga 2017. Réédition imminente.
Laisser criminaliser l’apport freudien ?
Encensée dans les années 60/80, où l’apport théorique de Lacan, de Lévi-Strauss et les influences mêlées du structuralisme, du « marxisme althussérien »* et du « freudo-marxisme » marcusien inspirèrent nombre d’intellectuels soixante-huitards, la psychanalyse issue de Freud est désormais moquée, méprisée, voire criminalisée presque à l’égal du communisme* à notre chaste époque où prédominent lugubrement le politiquement correct, autre nom de ce que Nietzsche nommait jadis la « moraline » ou le « castratisme ». Tout cela sur fond de contre-révolution idéologique, de « postmodernisme » exacerbé et de retour en force à la ci-devant « philosophie du sujet »… fût-elle mâtinée de neuro-scientisme acritique et de psychiatrie américano-formatée et encamisolée de pharmacopée neuroleptique. C’est tout juste si les « antipsychiatres » anglais des années 1970, sans parler de la « psychiatrie dés-aliéniste » instituée par le psychiatre communiste Lucien Bonnafé dans l’après-guerre, ne se voient pas accuser de crime contre l’humanité souffrante parce qu’à l’époque, ces combattants essayaient – contre le conservatisme institutionnel vent debout ! – de traiter les « malades mentaux » comme des personnes qu’il fallait entendre : car, inconsciemment sans doute, leurs troubles même sont porteurs de sens et révélateurs d’un « malaise dans la civilisation ». Pour peu bien sûr qu’on ne les enferme pas a priori dans les classifications nosographiques et dans une vision purement individualisante, uniquement biologisante et chimico-médicalisante de la « folie ».
Une critique de la critique marxiste du freudisme ?
Certes il ne peut s’agit pour nous de revenir à une vision béate de l’apport freudien. Si l’on gomme les aspects parfois trop sèchement polémiques de ses articles des années 1930, le philosophe communiste Georges Politzer (l’un des fondateurs marxistes de la psychologie matérialiste et scientifique en France avec Henri Wallon) avait quelque raison de brocarder l’idéologie psychanalytique qui émergeait déjà durant l’entre-deux-guerres ; il était alors « tendance » de remplacer le matérialisme historique, la centralité anthropologique qu’il apporte au mode de production et à la lutte des classes, par l’ « éternel » conflit tragique entre le « ça » et le « surmoi », entre les « interdits sociaux » en général (qu’ils soient ou non éthiquement fondés, qu’importe !) et la toute-puissance censément bienfaisante du Désir. Tout, de la religion aux guerres, des tableaux de Léonard à la révolution bolchevique, devait alors s’expliquer par la toute-puissance de l’Inconscient et Freud a donné de saisissants exemples – parfois très stimulants d’ailleurs ! – de ces incontestables débordements théoriques dans ses livres sur le monothéisme, sur la notion de tabou, sur l’art ou sur la religion conçue comme indépassable « illusion ». Poussant les choses à l’extrême, ce disciple infidèle de Freud que fut C.-G. Jung alla même, non sans quelque proximité méthodologique avec l’idéologue nazi Rosenberg – jusqu’à « expliquer » l’histoire par le conflit indépassable par lequel des Mythes éternels se disputent le pouvoir au sein du non moins mythique et éternel « inconscient collectif ». Quant à Lacan, il participait de cette métaphysique linguistique typique du structuralisme qui, partant de données objectives (il est exact que « l’inconscient est structuré comme un langage », que le « déplacement » et la « condensation » qui caractérisent ledit inconscient se soumettent aux règles structurales de la métaphore et de la métonymie), surévaluait le rôle du langage dans l’histoire et minimisait, voire niait carrément le rôle moteur des forces productives et des rapports de production dans le devenir collectif et dans la structuration même des phénomènes psycholinguistiques et de ce que le linguiste soviétique Mikhaïl Bakhtine appellera l’ « interaction verbale ». Politzer avait donc – sinon raison – du moins de solides raisons, politiques (il fallait fonder l’antifascisme sur de solides bases de classe !) et théoriques (il convenait ouvrir une brèche conceptuelle à une approche scientifico-matérialiste globale du psychisme telle que la dessinaient alors les psychologues soviétiques Vygotski et Alexis Leontiev) de dénoncer ce que Robert Castel nommerait plus tard le psychanalysme ; quitte parfois à « jeter l’enfant avec l’eau sale du bain » et à sous-estimer le noyau critico-rationnel, voire à certains égards dia-matérialiste de l’extraordinaire exploration freudienne – une aventure intellectuelle courageuse et risquée ! – des névroses, des psychoses de guerre, des contenus sémantiques du rêve, des perversions, voire de la « psychopathologie de la vie quotidienne », lapsus, actes manqués, mots d’esprit, etc. ; ce type de débordement critique consistant à confondre le noyau rationnel d’une découverte scientifique, ou potentiellement scientifique, avec la gangue idéaliste qui l’entourait et qui le stérilisait alors, fut d’ailleurs trop souvent la tentation des philosophes marxistes de l’époque qui, à la différence par ex. d’un Paul Langevin ou d’un Jacques Solomon, ne surent pas toujours séparer d’emblée le bon grain des découvertes objectives de la Relativité, de la génétique ou de la physique quantique, des commentaires mystico-idéalistes qui les nimbaient alors d’un halo irrationaliste fâcheux.
Dialectique sensée du sens et du non-sens
Mais là n’est plus l’essentiel de nos jours : portée par une vague contre-révolutionnaire mondiale qui menace jusqu’aux fondements théoriques de la modernité (sans parler de l’antimarxisme dominant et du stupide dénigrement des recherches d’Engels, on pense aux attaques présentant Descartes comme un semi-débile, à l’offensive anti-darwinienne du « Dessein intelligent », à l’éreintement incessant de la trop « naïve » philosophie des lumières », à quand la remise en cause directe, au nom de la Bible ou du Coran, de la révolution copernicienne ?), l’orientation clairement anti-freudienne et, j’oserais presque dire « ré-aliéniste » de la psychiatrie contemporaine (associée, comme par hasard à l’euro-austérité qui réduit dramatiquement le nombre de lits disponibles en HP…) est d’ores et déjà ravageuse pour le traitement des troubles mentaux et plus globalement pour la capacité de la société moderne, fût-elle capitaliste, à s’ausculter elle-même à travers la « sonde » psychosociale que constitue l’écoute fine de la maladie mentale. Que les « troubles mentaux » comportent évidemment un ancrage neuronal, comme d’ailleurs n’importe quel autre phénomène psychique, ne signifie en rien que ces troubles ne possèderaient pas aussi, et pas « par accident », une signification subjective, intersubjective et finalement sociale, que ce soit pour le patient, pour son entourage, pour les psychiatres eux-mêmes (Freud a décrit mais pas inventé le « transfert » et le « contre-transfert » que connaît tout enseignant un peu attentif et capable d’autocritique…), pour la société dans son ensemble (sept millions de Français sur 66 millions d’habitants qui prennent des neuroleptiques et ça ne signifierait rien de la crise profonde dans laquelle s’enfonce notre pays ?) ; pas plus que le fait qu’on puisse analyser le système phonétique du français indépendamment des significations sociales portées par la parole concrète, ou que l’emboitement spatial « de proche en proche » des pièces d’un puzzle, n’empêchent en rien que ce que nous disons ait du sens (dans lequel s’infiltre en permanence du non-sens, du non-dit, du refoulé, voire du forclos !) ni que le puzzle achevé ne finisse par dessiner une image sensée… n’oublions pas que Freud fut d’abord un neurologue de premier plan et que, contrairement aux critiques superficielles qu’a popularisées l’épistémologie notoirement antimarxiste et anti-freudienne de saint Karl Popper, ce n’est pas pour échapper aux tests expérimentaux et aux enseignements de la clinique que Freud a cherché un sens inconscient et socialement significatif aux hystéries qu’il avait à traiter, mais bien parce qu’il constatait que les traitements purement physiques et médicamenteux appliqués à ses patients ne conduisaient à rien d’autre qu’à chroniciser les troubles… tout en évitant aux neuropsychiatres d’alors de s’interroger sur le non-dit de sa société bien-pensante. Qu’y a-t-il d’ailleurs d’irrationnel à penser que la substitution, par la cure analytique, d’un « Je » conscient et assumé socialement au « ça » obscur du discours brisé initial (« ça m’a échappé », « c’est plus fort que moi ! », etc.) puisse produire un effet éclairant et potentiellement émancipateur pour l’individu « analysant » qui accède ainsi dans l’après-coup au sens objectif refoulé de ses douloureux et très dé-socialisants comportements somatiques ou langagiers de substitution ?
Inconscient psychique, systèmes de parenté, modes de production : les articuler sans les opposer ?
Car là est l’essentiel : sans qu’il soit plus question de nos jours de résumer la très complexe vie psychique des humains à la fixation dans l’inconscient de conflits familialo-sexuels mal réglés (la psychologie matérialiste travaillée par Vygotski, Leontiev, Politzer, Wallon ou, plus près de nous, de Sève, de Michel Verret et d’Yves Clot, part de l’activité d’ensemble des individus telle qu’elle s’enchâsse dans leur praxis sociale globale et elle reconstruit le sens vécu et subjectif à partir des contradictions objectives du sens construit par les structures objectives – pas seulement économiques faut-il le dire – de la totalité sociale), Freud a eu le mérite, un temps souligné par Althusser (cf l’opuscule Freud et Lacan), de saisir que l’entrée de chaque enfant humain dans l’ordre social et langagier des rapports sociaux ne va nullement de soi : elle comporte nécessairement (et plus encore ajoutons-nous si les structures socio-familiales sont porteuses d’antagonismes tus) – une dimension hautement critique. Que des exigences objectivement et structurellement contradictoires entrent en conflit à cette occasion (celles du corps propres et celles des exigences sociales), même s’il est vrai, comme l’a nuancé Wallon, que le propre de l’enfance humaine est d’être d’emblée tournée vers la demande à l’autre qui conditionne la satisfaction même des besoins matériels pour ces prématurés structurels que sont biologiquement les petits d’homme ; n’empêche qu’il faut bien que ce conflit structurel, anthropologique, entre l’ordre biologique d’où nous venons indépassablement et l’ordre sociétal dans lequel nous devons bon gré malgré nous insérer à chaque génération doit bien se régler pour que l’in-fans originel (en latin, ce mot signifie, comme « bébé », celui qui ne parle pas, qui babille et bredouille) puisse finir par dire Je, par prendre sa place à point nommé dans les circuits symétriques et asymétriques complexe de l’échange social, bref pour se structurer en tant que sujet parlant et écoutant, répondant aux autres et de ce fait, répondant aussi de soi, donc paré pour l’étude, pour le travail et éventuellement pour le combat social : ce qui ne peut pas ne pas se payer de refoulements divers qui ne sont pas en soi pathologiques puisqu’ils sont en quelque sorte la petite monnaie de notre adoubement social et l’envers productif de la conscience de soi (double face consciente et inconsciente des « identifications » explorées par Freud). A la lumière de la linguistique structurale telle que la complétaient alors, dans la lignée de F. de Saussure, Roman Jakobson ou Emile Benveniste, mais aussi à partir des découvertes ethnologiques d’un Mauss sur le don ou d’un Lévi-Strauss sur les « structures élémentaires de la parenté », sur l’exogamie et sur l’échange structurant des hommes et des femmes entre lignées humaines distinctes, mais aussi de l’enchevêtrement langagièrement déterminé des parentés consanguines et par alliance, etc., Lacan a arrimé la psychanalyse freudienne – initialement imbibée du biologisme spontané du Docteur Freud – à l’espace des sciences humaines contemporaines ; il n’aurait pu le faire aussi efficacement si (par delà un style ampoulé et ésotérique qui fit son succès de mode d’hier et son insuccès – de mode également ! – actuel…), l’auteur des Ecrits n’avait connu de près les travaux de Wallon (le jeune Lacan se signala d’abord par ses recherches sur le « stade du miroir » chez le jeune enfant qui passionnait également Wallon)…
Freud, Lévi-Strauss et… Engels.
Il ne s’agit certes pas d’en rester là. Déjà dans ses Grundrisse (recherches préparant l’écriture du Capital), Marx sut montrer comment les modes de production successifs (féodalisme, capitalisme, etc.) et leurs contradictions toujours spécifiques dessinent indirectement les matrices de ce qu’il nommait les « formes historiques d’individualité », c’est-à-dire les formes objectives de la subjectivité ou, si l’on m’autorise ce néologisme, de la subjectivation. Au point que, comme l’écrivait Marx dans son Introduction à la méthode de la science économique (1857), « l’homme n’est pas seulement zwon politikon (« animal sociopolitique » dirions-nous pour traduire cette expression héritée d’Aristote), mais qu’il est « un animal qui ne peut s’individualiser que dans la société ». De son côté Engels a montré dans L’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat comment les modes de production qui se succèdent historiquement s’articulent finement aux structures de la parenté (il dit aux « familles ») ; donc aussi à la prédéfinition des trajectoires possibles qui orientent les destinées individuelles et qui conditionnent les idéologies de ce que nous nommerions aujourd’hui le « champ sociétal » ; c’est-à-dire en réalité, la construction mouvante, en rien éternelle, des « relations intersubjectives » (ce que l’historiographie contemporaine appelle platement « les mentalités ») ; par ex. Engels montre comment l’émergence de la propriété privée du sol ou des troupeaux au Néolithique a conduit à la « défaite historique des femmes », à leur relégation sociale millénaire et à l’obligation qui leur fut faite, pour protéger l’héritage privé des lignées dominantes et la dépossession non moins durable des paysans sans terre, d’arriver vierges au mariage et de supporter ce qu’Engels nomme sarcastiquement la stricte « monogamie… pour les femmes ! ». Comment imaginer que cet engrènement du champ socio-historique et du champ socio-symbolique n’ait pas un impact majeur sur la manière pour chaque individu venant au monde de s’insérer – ou pas (la marginalisation n’est pas moins socialement déterminée que « l’insertion ! ») – dans l’ordre social et « moral », de le fixer en mots, de s’arrimer lui-même tant bien que mal à l’ordre symbolique… Et, chemin faisant, de s’aveugler comme le premier Œdipe venu sur les conditions même de possibilité de sa subjectivité sociale ; de la même manière, notre œil ne saurait voir le monde et autrui sans, pour parvenir à ce résultat vital, ne pas se « voir voir » en restant constamment aveugle aux bornes du champ de vision et à son centre même – ce « point aveugle » qui fait le sujet même – dans lequel se focalise inconsciemment la conscience de soi, du monde et des autres[1] ? En un mot, il s’agit moins pour nous de « revenir à Freud » que d’articuler l’apport freudien,
- d’une part au matérialisme historique – lequel a montré comment le devenir pratique du rapport pratique au monde par lequel l’homme « se produit indirectement lui-même en produisant sa vie matérielle » (Marx) modifie sans cesse les rapports réels et imaginaires dans lesquels les hommes concrets forgent leur individualité psychique,
- d’autre part aux neurosciences dont le matérialisme marxiste est le dernier à nier la valeur (cf la manière dont les recherches alors pionnières de Pavlov furent encouragées par Lénine), tant il serait sot de séparer la manière dont se forge le sens objectif de l’existence sociale et psychique des individus, et la manière dont se forgent les connexions neuronales qui fixent cérébralement les activités desdits individus. Aussi bête que d’opposer le recto au verso du puzzle, l’ordre des signifiés à celui des signifiants ou, pour celles et ceux qui ont lu Spinoza, les deux faces « Pensée » et « Etendue » (matière et corps) qui forment deux aspects ou dimensions de l’unique substance naturelle.
Tuer le père (avec) Freud ?
On peut
ne pas être d’accord avec le détail du propos rapidement esquissé ci-dessus à
l’occasion d’une commémoration hautement polémique. Que du moins les
progressistes ne se laissent pas embarquer dans la mode idéologiquement chargée
qui traite Freud – et cent fois plus encore, Marx, Engels, Lénine, Politzer,
Wallon, la psychologie et la linguistique « made in CCCP » – comme
autant de « chiens crevés au fil de l’eau », à la manière dont jadis
la réaction allemande traita successivement l’immense Spinoza et le géant
Hegel. Comme pour tous les grands explorateurs de l’histoire, il s’agit moins
de momifier et d’encenser leur héritage que de savoir grimper sur leurs épaules
pour, grâce à eux, voir plus loin qu’eux. Car il est plus d’une manière – et c’est
bien Freud qui nous l’a appris – de « tuer le père » pour mieux le
prolonger au présent.
[1] Pour « lacaniser » un peu, nous dirions volontiers que, s’agissant de la formation du sujet, il n’est de Conception que Maculée…
merci pour cet article
bonjour
-article passionnant à lire et à digérer: histoire et rigueur sont au rdv. Cela me permet de remettre à l’heure des notions que j’avais ratées, pour certaines!
-dans mes jeunes années (1978) comme étudiant et salarié j’ai du faire (pour vivre en partie)un cours, « sur le pouce », pour les nouveaux programmes des infirmières et infirmiers psy, je suivais des cours de géologie mais ma proximité(amicale et …) avec le milieu psy et notamment de l’HP d’Orléans (Fleury les Aubrais)m’a conduit a proposé un cours un peu abrupt de sciences en général et d’anthropologie en particulier . Ce fut un peu sauvage :du big bang à l’atome, de l’atome à la cellule, de la cellule à l’organisme, de l’organisme à l’homme et de la l’homme à la société. J’y ai même intégrés des textes du pcf et des cemea de l’époque.
-dans la lignée de la résistance avec Bonafé et le secteur psychiatrique crée, de Bassaglia et de la fermeture des hôpitaux psy en Italie grâce au syndicalisme ouvrier(« il est parfois plus urgent de vider les poubelles que de soigner une névrose »), énormément de réussite de lutte sont à mettre au crédit des coco dans ce secteur.
-il y eu même à l’époque et sur la section de l’HP de Fleury : 2 cellules du pcf : une d’employés et une de malades(« »fous et folles » »). Quels débats, quels perspectives!! impossible à penser aujourd’hui! l’époque dans le domaine était riche de pratiques et de réflexions. Il me souvient d’un monument de sensibilité politique: « la raison du plus fou » de Karlin et Lainé (tous deux communistes)….