Par Michel Cohen – commission économie d’Étincelles, la revue théorique du PRCF
En ces temps d’épidémie et où un très vilain virus perturbe la marche des entreprises et où bien souvent la distance mise entre le travailleur et son supérieur hiérarchique, dépositaire d’une petite parcelle du lien de subordination, s’est accrue, quelques spécialistes ont sans doute pensé que c’était le bon moment pour parler de ‘management’. Rien de tel qu’un peu de recul !
Le journal les Échos, propriété de M Bernard Arnault, leur a généreusement donné la possibilité de s’exprimer. Nous avons donc eu droit à deux articles qui curieusement traitent à peu près du même sujet : l’un de la délégation de pouvoirs, l’autre de la subsidiarité.
La délégation de pouvoir – article du 5 mars
Examinons d’abord un premier paragraphe d’avertissement : la délégation de pouvoirs n’est pas une délégation de signature. On est stupéfait d’une telle découverte ; puis une mise en garde : c’est un contrat qui nécessite formalisation par un contrat écrit. Suit une définition gracieusement proposée par une avocate : « contrat dans lequel le délégant…transfère certains de ses pouvoirs à un délégataire doté de compétences précises .. » Par rapport à la nécessaire hiérarchie des fonctions dans l’entreprise, inscrite en général dans un organigramme, ce contrat n’apporte qu’une seule chose : la possibilité pour le chef d’entreprise d’incriminer son subordonné en cas d’incidents, donc sa propre sécurité juridique au détriment du subordonné qui porte donc seul le poids d’éventuelles fautes de gestion. Donc en réalité transfert d’angoisse et d’anxiété. La conséquence immédiate, au nom du principe bien connu de la patate chaude, la transmission en cascade à tous les échelons de l’organisation.
Cette délégation de pouvoirs est illustrée par des exemples par lesquels on apprend qu’un président fondateur a délégué à un de ses responsables les tâches qui par sa qualification et sa place au sein de l’entreprise, lui incombent. Incroyable ! J’appellerai cela une tautologie en acte.
Mais alors à quoi sert la délégation de pouvoir puisqu’elle ne fait que redoubler la responsabilité professionnelle qui incombe à chacun dans l’entreprise.
En fait à déresponsabiliser le dirigeant. C’est dit tel quel avec cet exemple que nous citons : ‘ en cas de suicide d’un collaborateur s’il n’y a pas de délégation de pouvoirs, par exemple au directeur du site, la responsabilité du mandataire social sera engagée, c’est lui qui sera assigné » D’un côté donc ‘il est question d’autonomie de responsabilisation, bref …de confiance’ propos du président ; mais de l’autre il s’agit clairement de défiance.
La subsidiarité – article du 12 mars
Assez curieusement l’auteur de la proposition pose que la subsidiarité est le contraire de la délégation. Ce n’est pas le supérieur hiérarchique qui délègue mais l’échelon inférieur qui transmet quand cela dépasse sa compétence. Curieux car en fait dans toute la littérature le principe de subsidiarité se construit par le haut. Exemple bien connu en politique avec l’Union Européenne : quand une compétence est déclarée mieux s’exercer dans un pays alors l’exécutif européen délègue aux pays membres de l’Union, cette tâche.
Pour preuve :
« La signification et la finalité générales du principe de subsidiarité résident dans l’octroi d’un certain degré d’indépendance à une autorité subordonnée vis-à-vis d’une autorité de niveau supérieur, notamment d’une autorité locale envers le pouvoir central. Il y va donc du partage des compétences entre les divers échelons de pouvoir, principe qui constitue le fondement institutionnel des États à structure fédérale. »
Fiche thématique du parlement européen sur l’Union Européenne
Mais passons.
Car après nous entrons dans le domaine de la foi. Nous citons : 1) si vous souhaitez mettre en œuvre (vous =le dirigeant donc vous l’échelon supérieur qui se penche sur les échelons inférieurs ce qui est curieux car on vient d’apprendre que ce devrait être l’inverse !) la subsidiarité ou tout au moins lancer un processus de libération de l’organisation traditionnelle hiérarchique ( retenez ceci c’est très important pour la suite) il vous faudra ‘activer concrètement les leviers de l’autonomie et de la confiance, de la responsabilisation et de la coopération’ pour libérer ‘l’énergie créatrice ce chacun au service du collectif’. Quant au dirigeant il faudra son implication très forte (lui) qui a ‘non seulement travaillé sur lui et son égo pour gagner cette capacité exceptionnelle de lâcher prise…’ et tout le reste à l’ avenant : profondément transformer l’organisation du travail ; des équipes de dirigeants et de management ‘dont le rôle se trouve totalement renversé et bousculé’ ; capacité exceptionnelle de remise en cause de leurs habitudes et croyances ; leviers d’activation de la ‘pyramides des décisions’ ; … afin que les collaborateurs … (puissent) trouver leur équilibre dans un monde de fonctionnement inversé’.
Au fonds la personne qui nous propose une telle révolution copernicienne est un peu comme Copernic devant Ptolémée ou comme Marx devant Hegel : remettre la gestion sur ses pieds elle qui marchait sur la tête.
L’auteur de cet article a été pendant 26 ans expert auprès des comités d’entreprise. Il a connu à peu près toutes les situations. Ce qui est dit là, dans les 2 articles n’a rien à voir ni avec la réalité des entreprises où c’est précisément le contraire qui se met en place : objectifs inatteignables, pression accrue, défiance de chaque minute, contrôles incessants et il est vrai souvent au nom de la responsabilisation qui dévoile ainsi son vrai visage.
Ce qu’il y a de plus terrible encore c’est non seulement la méconnaissance des réalités mais l’ignorance crasse des travaux sur le travail et ses enjeux, dont la connaissance leur permettrait de prendre conscience de l’inanité voire de l’insanité de leurs propos.
Combien de fois j’ai vu des DRH ouvrir de grands yeux quand l’on cite dI’ribarne (La logique de l’honneur ; Y. Clot (Le travail sans l’homme, Le travail cœur) R. Sennett (le travail sans qualité/mauvaise traduction en anglais The corrosion of character / Ce que sait la main) V. De Gaulejac (L’idéologie managériale comme perversion sociale- La société malade la gestion) R Linhart (L’établi) et bien d’autres encore puisque je ne peux pas citer tout le monde.
Mais il y a encore pire. Il se trouve que ce genre de propos n’est pas seulement inepte: ils sont, sans doute sans le savoir, nous voulons bien l’admettre, mais il s’agirait là d’une ignorance bien coupable, la reprise de l’idéologie nazie.
Il se trouve que ces textes, qui datent de mars 2020, suivent de peu la publication d’un livre de Johann Chapoutot : Libres d’obéir – le management, du nazisme à aujourd’hui-
L’intérêt de ce livre, et donc des démonstrations de J. Chapoutot, est double car il montre d’une part à quel point le langage du management d’aujourd’hui vient en ligne directe de la langue nationale-socialiste (qui elle-même emprunte en partie au langage militaire ; et d’autre part comment par le recyclage de hauts responsables nazis la diffusion dans la théorie et la pratique managériales des thèmes nazis ont pu se perpétuer jusqu’à une date très récente.
Les passeurs : un modèle
Présentons un des hommes clé de la transmission. Il s’agit de Reinhard Höhn.
Parcours exemplaire : étudiant de la droite nationale la plus conservatrice ; membre de l’ordre -Jeune-allemand- organisation antisémite et anticommuniste ; adhésion en mai 1933 au NSDAP puis à la SS en juillet. Totalement dévoué à Himmler au service duquel il travaille il est nommé en 1939 colonel puis général en 1944.
R. Höhn termine donc la guerre comme général de la SS !
La loi d’amnistie du 31 décembre 1949 le lave, ainsi que 800.000 autres nazis, de son passé.
En 1953 il devient directeur de la société allemande d’économie politique -DVG-. En 1956 il crée une école de management pour « développer et enseigner les formes de gestion des ressources humaines les plus adaptées à notre temps ».
Cette ‘académie des cadres’ est dirigé par « celui qui était encore 11 ans auparavant le SS-Oberführer Professor Dr Reinhard Höhn ».
L’école, située à Bad Harzbourg a accueilli jusqu’à la mort de son fondateur 600.000 cadres issus des principales sociétés allemandes. Pour donner un court aperçu de cette réalité managériale citons J. Chapoutot :
« ..C’est à la fois le gratin et les soutiers du miracle économique allemand qui se retrouvent dans les séminaires de Höhn et de ses collègues (tous anciens nazis nous soulignons) : des cadres d’Aldi, de BMW, de Hoechst, (la société dans laquelle travaillaient les héros du livre de Anna Seghers :La Septième Croix) mais aussi de Bayer, de Telefunken, d’Esso, de Krupp, de Thyssen, d’Opel, Ford bien sûr dont le fondateur, antisémite notoire, vouait un véritable culte à Hitler, Colgate, Hewlett-Packard, sans oublier la reine allemande du sex-shop ,et du porno Beate Uhse ».
Dans la mesure où la chaîne de magasins Aldi mène en ce moment même une grande offensive d’implantation en France (clips en boucle à la télé : place aux nouveaux consommateurs) arrêtons-nous un moment sur cette société. En effet un cadre a publié un livre : Aldi au rabais, un ancien manager déballe tout (Aldi est l’inventeur du discount) dans lequel il décrit le monde oppressant du contrôle et du harcèlement permanent. Aldi se réclame de la méthode de management de Bad Harzburg. Chapoutot cite un extrait du manuel à destination des responsables de secteur : « Manager les collaborateurs ». Nous reprenons la citation de ce texte si instructif :
« Le RS s’efforcera de développer la discussion avec l’ensemble de l’équipe en appliquant le modèle de ce modèle de management est caractérisée par le principe de délégation c’est-à-dire transmettre à un collaborateur des tâches et des responsabilités, celui-ci acceptant alors le suivi critique et le contrôle du supérieur hiérarchique. Le supérieur hiérarchique fixe à chaque collaborateur les objectifs individuels et des délais de réalisation. Son rôle est de reconnaître et de stimuler les capacités de ses collaborateurs ainsi que de pratiquer une critique constructive axée sur le dialogue. »
Le recyclage des mots de l’idéologie national-socialiste
Délégation et subsidiarité
Il faut bien insister sur ce point: les mots du management d’aujourd’hui sont ceux de la conception national -socialiste de la société, ceux de la communauté du peuple, des camarades de race, de la ‘leistung’, c’est-à-dire faire une chose intensément, et de l’homme productif, de l’action, du travail et de performance : leisitungsmensch…
Confronté à l’expansion continue de territoires désormais sous contrôle allemands, le problème le plus pressant du Reich est celui des ressources humaines – Menschenmaterial- et donc de savoir comment faire plus avec moins d’hommes tout simplement en faisant mieux : « tout ce qui ne doit pas être absolument traité par la puissance centrale doit être géré de manière décentralisée »
Voici encore les propos d’un juriste allemand : « Le principe de l’administration allemande, au contraire, prévoit que la ferme direction du gouvernement appartient aux plus hautes instances centrales, mais que le centre de gravité de l’administration se situe dans les échelons inférieurs, grâce à l’attribution de la plus grande marge de liberté à la décision et à l’initiative de l’individu. »
Mais le corolaire obligé de cette délégation ou subsidiarité est le contrôle. Reprenons l’exemple de la chaîne de magasins Aldi. En 2012 l’hebdomadaire Der Spiegel publie un entretien de l’auteur du livre qui déclare : « le système vit du contrôle total et de la peur ».
L’autre dimension : la performance
Faire mieux c’est bien aujourd’hui le leitmotiv de la gestion tant dans les entreprises que dans les services de l’État. Et pour faire résonner l’actualité la plus brûlante, c’est bien le drame des hôpitaux aujourd’hui.
Mais qu’attend-on au juste de ce brave délégataire?
Reprenons les termes des juristes nazis : inventivité, initiative, et surtout manager, ménager la « ressource humaine »
La direction des hommes : Menschenfürrung pour être aussi performant que possible, faire beaucoup (productivité) intensément (rentabilité).
Et voici comment cela s’est traduit dans la méthode de Bad Harzburg.
Les supérieurs ne prennent aucune décision dans le domaine de leurs collaborateurs. Ils se limitent à leurs devoirs de management qui consiste essentiellement afficher les objectifs, À donner des informations. À coordonner et à contrôler. La hiérarchie qui reposait sur le fait de donner des ordres devient une hiérarchie de responsabilité.
Mais comme le fait remarquer J. Chapoutot, au-delà du fait qu’un ancien SS imagine un modèle de management non autoritaire, cette forme de gestion par délégation contient une injonction contradictoire : la liberté d’obéir ! et d’ajouter : « cette accumulation de contradictions semble constitutive d’une perversion bien réelle, au sens au plus classique du terme, : la méthode de Bad Harzburg comme les méthodes de management par objectifs qui lui sont apparentées, repose sur un mensonge fondamental, et fait dévier l’employé ou le subordonné d’une liberté promise vers une aliénation certaine. Pour le plus grand confort de cette direction qui ne porte plus elle seule la responsabilité de l’échec potentiel ou effectif. »
On connait les conséquences : anxiété, angoisse, épuisement et ‘burn-out’ que le régime nazi combattait lui par la consommation massive de méthamphétamines, sous la forme de pilules de Pervitin. Devrons-nous autoriser la cocaïne pour les cadres sous pression ?
On se demande pourquoi les directeurs (de ressources humaines ou non) se compliquent la vie à inventer des modèles de gestion du personnel. En effet il existe un modèle quasi universel et qui a été tellement présent et qui reste tellement présent qu’on l’oublie, c’est celui de « la ménagère ». Car en réalité ménager veut dire gérer des relations humaines, gérer un budget et gérer du temps. Qui sait mieux faire cela que « la ménagère » qui s’occupe de sa famille ?
Mais l’histoire ne s’arrête pas là car après il y a l’évaluation.
Car en réalité dans cette organisation par délégation ou par subsidiarité il n’y a que les choix des moyens mais pas des fins. Il y a donc nécessairement évaluation. C’est d’ailleurs très à la mode en tous lieux. L‘évaluation et sa signification sera l’objet de notre prochain article.
Excellent bouquin.
Très étonnant. J’y ai appris un tes de trucs et fait bon nombre de rapprochements inattendus.
Il y a de quoi se faire peur…
Bon confinement
Portez vous bien
Bonjour,
Si on considère comme Dimitrov et le Komintern que le fascisme est le régime politique adapté à la défense du mode de production capitaliste à l’ère de l’Impérialisme et de la domination du Kapital Financier, il n’y a rien de surprenant à tout ça, puisque nous y sommes toujours, non? ET ces méthodes sont d’autant plus utiles que la crise de ce mode de production s’aggrave.