Bourgeois et sociaux-démocrates s’en sont donné à coeur-joie en 1991, lors de la chute de l’URSS et de la prétendue “mort du communisme”: mairies de droite et mairies “socialistes” rivalisaient alors d’anticommunisme pour débaptiser les lieux publics consacrés aux dirigeants et aux résistants du Parti communiste français, sans parler des trop rares monuments évoquant Lénine, éminent théoricien marxiste, fondateur du premier Etat socialiste de l’histoire et de l’Internationale communiste. On n’entendait pas alors ces bien-pensants de la vraie droite et de la fausse gauche proclamer qu’il “faut respecter l’histoire”, “ne pas humilier la mémoire populaire” et autres préceptes avisés qu’ils invoquent aujourd’hui pour protéger les statues vandalisées de Colbert, de Schoelcher ou du général de Gaulle. Et on n’entend pas davantage aujourd’hui la droite, la gauche et même l’extrême gauche établies, y compris les trotskistes et autres anars, condamner la résolution scélérate et liberticide qu’a adoptée le 16 septembre 2019 le parlement européen avec le plein appui des eurodéputés du RN, des LR, de LAREM, du PS et des Verts : mettant dans le même sac le Troisième Reich exterminateur et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (qui nous a délivrés du Reich au prix de 27 millions de morts: Stalingrad, connais pas?), ces braves socialistes et écolos auxquels continuent de s’allier électoralement MM. Roussel et Brossat, veulent tout bonnement purger les lieux publics d’Europe des emblèmes communistes et de tout autre signe évoquant le communisme historique…
Ce n’est pas pour autant que les communistes français considèrent avec faveur l’entreprise dangereuse et diviseuse qui consiste présentement à vider les villes de France de toute une série de statues évoquant pour partie le passé colonial, voire esclavagiste de notre pays auquel certains réduisent notre histoire.
Ce n’est certes pas qu’il ne faille pas faire place nette des hommages publics scandaleux rendus à des gens qui n’ont rien fait d’autre dans leur vie que de la traite négrière ou que des conquêtes coloniales conduites de manière barbare (comment se nommait ce général qui ordonnait aux soldats français conquérant l’Algérie de lui ramener des sacs d’oreilles coupées?); par ex., partout où ils le peuvent, c’est le devoir des progressistes que d’appeler à débaptiser les rues et les lycées Adolphe Thiers, le “nabot sanglant” dénoncé par Marx dont les principaux exploits furent de pactiser avec Bismarck, de lui livrer l’Alsace-Lorraine et de massacrer 30 000 patriotes communards qui avaient refusé de livrer Paris aux Prussiens!
Pour autant, en tant que marxistes, nous communistes devons avoir une vision matérialiste et dialectique de l’histoire. Les classes dominantes ont certes toujours exploité le peuple, que ce soit par l’esclavage, par le servage, par l’extorsion de la plus-value capitaliste, par le pillage impérialiste des nations asservies. Dans le même temps, elles ont pu aussi, dans certaines périodes de l’histoire, mobiliser leur peuple pour construire de grandes civilisations, chasser de sanglants envahisseurs, porter le progrès technique, promouvoir la science et les arts. Chacun sait par ex. l’apport énorme de la Grèce en général et d’Athènes en particulier à la civilisation mondiale: philosophie, mathématiques, physique, théâtre, histoire, poésie, musique, géographie, démocratie, pourquoi tous ces mots ont-ils une étymologie grecque? Pourtant, il y avait des esclaves à Athènes dont la plupart étaient blancs et parlaient grec et hormis Epicure, aucun philosophe grec n’a condamné l’esclavage sur son principe. Faut-il alors brûler Platon et Aristote?
Pour revenir à la France, on sait que, au treizième siècle, Philippe-Auguste s’allia aux milices communales – alors révolutionnaires, anticléricales et anti-féodales – pour briser à Bouvines l’étau anglo-germano-flamand pesant sur le royaume capétien, contenir les prédations (et les trahisons!) et les féodaux français et jeter les bases d’une urbanisation de Paris. Ce roi joua ainsi un rôle objectivement progressiste dans la construction, voire dans la fondation de ce qui deviendraient la nation française et la capitale de notre pays. En même temps, il laissa les seigneurs de langue d’Oil bénis par le pape se jeter sans pitié sur le sud du pays afin d’extirper l’ “hérésie” catarrhe et… de faire main basse sur le comté de Toulouse. Cela s’appelle des contradictions historiques. On conçoit certes qu’il n’y ait pas de rue Philippe-Auguste à Toulouse (?) mais ne serait-il pas stupide d’expurger Paris de la mémoire du plus parisien de ses rois ?
Autre exemple: quand la Révolution française abolit l’esclavage à l’exhortation de Robespierre (qui n’a, à Paris, ni une rue, ni une statue à son nom!) et en écho au mouvement abolitionniste qui se développait aux Antilles, cela ne l’empêchait pas, à la fois, de libérer des millions de paysans de l’oppression féodale et de jeter les bases de ce capitalisme qui s’avérerait impitoyable pour la classe ouvrière. Contradictions. Le tsar Ivan qui unifia la Russie n’était pas pour rien surnommé “le Terrible”: ce propriétaire de serfs a pourtant mis fin au chaos féodal dans son pays et Eisenstein, le grand cinéaste communiste auteur du Cuirassé Potemkine et d’Octobre, a bien fait de lui consacrer un film, ainsi qu’à Alexandre Nevski, un prince russe qui brisa les invasions tatares et teutoniques.
Nous avons par ailleurs parlé de l’héritage contrasté de Charles De Gaulle, dont il serait sot de nier qu’il fut le chef de la France libre et que les communistes français, qui menaient la lutte armée sur le sol national, eurent raison de soutenir contre le Général Giraud, l’homme de Vichy et des Américains, et d’entrer dans son premier gouvernement en 1945 pour mettre en place les plus grands acquis sociaux de notre histoire ; ils eurent raison aussi de lutter, non pas avec lui, mais parallèlement à lui et pour d’autres raisons de classe que lui, contre la Communauté européenne de défense (1953), pour le départ des troupes américaines de France (1966), pour la reconnaissance de la République populaire chinoise ou contre la conquête israélienne du Golan. Et le problème n’est pas qu’il y ait ici ou là des statues de l’homme du 18 juin, même s’il fut souvent impitoyable avec les nôtres (Charonne!), mais que personne ou presque n’ait entendu parler de l’appel à la Résistance lancé par un tract clandestin du PCF, à l’initiative de son dirigeant Charles Tillon, le 17 juin 1940.
Bien entendu, il y a eu des moments de l’histoire, Révolution de février 1917 en Russie ou Révolution française, où les peuples en colère ont violé des sépultures royales et décapité des statues de saints tant était grande – et justifiée ! – la colère populaire contre les privilèges des nobles et les persécutions séculaires menées par le Haut Clergé. Cette colère des exploités peut être salutaire et justifiée mais notons que le plus grand des révolutionnaires français n’a jamais encouragé les “déchristianiseurs” qui, à l’appel des “Enragés” de Jacques Roux, se livraient à ces actes au risque de jeter les masses paysannes croyantes dans les bras de la contre-révolution. Sur un autre plan, on sait que Lénine, lorsqu’on lui soumit l’idée d’une Colonne honorant les révolutionnaires sur la Place rouge, ne raya aucun des noms qui lui étaient soumis, ni celui de l’anarchiste comme Bakounine, ni celui d’un réformiste comme Proudhon, ni celui du menchevik Plekhanov, censeur impitoyable du régime bolchevik, si ce n’est celui de Vladimir I. Oulianov (dit Lénine)… Eclectisme mou ou sens politique et esprit dialectique de synthèse?
Quant au VIIème congrès de l’Internationale communiste (1935), il encouragea tous les communistes par la bouche de Dimitrov à s’approprier l’histoire de leur propre pays, à ne pas abandonner aux fascistes les héros populaires et nationaux de chaque pays (au passage, les ignares gauchisants qui attaquent l’expression “national-populaire” qu’utilisent les lecteurs de Gramsci, devraient ouvrir un livre de cet auteur…) et, s’agissant de la France, Dimitrov n’omet pas le nom de Jeanne d’Arc, toute catholique et royaliste qu’elle fût (à laquelle Brecht et Anna Seghers consacreront par la suite une pièce magnifique et très actuelle…).
Bref, il faut prendre l’histoire dans ses contradictions, c’est-à-dire non pas comme un face à face manichéen entre Dieu et le Diable, mais comme un processus dynamique dont les contradictions sont le moteur pour le meilleur et/ou pour le pire. Nul besoin de déboulonner les Colbert pour enseigner à la fois aux élèves qu’il écrivit l’odieux Code noir à la demande de Louis XIV et que, par ailleurs, il construisit l’industrie française d’Etat et qu’il construisit, autant qu’on pouvait le faire sous un régime de privilège et d’arbitraire, de véritables finances publiques. Plutôt que de déboulonner et de soustraire sans comprendre comment l’histoire humaine s’est déployée à partir d’intenses contradictions où le fil rouge de l’émancipation n’est pas toujours facile à percevoir, pourquoi ne pas procéder par ADDITIONS et rendre hommage à tous ces grands hommes et grandes femmes de l’histoire, notamment issus des classes exploitées, du sexe opprimé et des peuples colonisés que nos grandes villes ignorent totalement?
Concernant la Révolution française, exigeons plus fort, y compris parce qu’ils combattirent les premiers en France l’esclavage et le colonialisme, que des lieux publics de premier plan portent les noms de Robespierre et de Saint-Just. Exigeons des statues pour Babeuf, le fondateur du communisme des temps modernes, exécuté par le Directoire, et pour Buonarotti, qui porta clandestinement le flambeau du jacobinisme et les prémices du communisme par-delà la sombre époque de la Restauration. Exigeons des statues pour les héros et les héroïnes de la Commune, les Varlin, Nathalie Le Mel, Louise Michel, Elisabeth Dimitriev, Leo Frankel et autre Dombrowski. Indignons-nous du scandale absolu qu’il n’y ait au Panthéon aucun communiste, ni Manouchian ni Duclos, qui commanda avec Frachon le PCF clandestin durant toute la guerre, ni Croizat qui fonda la Sécu, ni Martha Desrumeaux qui anima la grève héroïque des mineurs sous l’occupation, ni Marcel Paul, qui créa l’EDF après avoir organisé un réseau de survie à Buchenwald où il était déporté pour faits de résistance.
Et bien sûr, exigeons que dans chaque grande ville de France il y ait, par exemple une statue de Toussaint Louverture, le Spartacus noir de l’époque moderne, persécuté par Napoléon qui le fit mourir de froid dans une sombre forteresse de l’Est. Quant aux mairies qui se réclament du mouvement ouvrier, comment n’ont-elle pas encore pensé, pour la plupart, à honorer le souvenir d’Henri Alleg, directeur d’Alger républicain et auteur de La Question, qui fut l’égal moral de Voltaire dans la dénonciation de la torture?
Pourquoi pas, partout, le nom, voire la statue de Dulcie September, figure de proue de l’ANC assassinée sur notre sol par les sbires de l’apartheid, ou de Nguyen Thi Bihn, qui négocia pour la République démocratique du Vietnam les accords de Paris ? Et pourquoi si peu de noms, dans des villes qui se disent communistes, pour Thomas Sankara, ou pour Patrice Lumumba, qui furent des martyrs de la lutte anti-impérialiste dans divers pays de l’Afrique francophone? Y a-t-il eu par ailleurs un maire communiste ou simplement patriote qui ait pensé par ailleurs à honorer d’une rue la mémoire de Fidel Castro qui, outre son rôle dans la révolution cubaine et dans sa lutte pour liquider le racisme à Cuba, fut le chef de file de la résistance à la contre-révolution dans les années sombres qui suivirent l’implosion du camp socialiste. Fidel fut aussi celui qui, en envoyant le contingent internationaliste cubain écraser l’armée de l’apartheid en Namibie ouvrit la route au renversement des régimes racistes en Afrique australe…
Bref, ne tombons pas dans le piège consistant à diviser le peuple de France et à assombrir globalement son passé national sous prétexte de revaloriser l’apport historique scandaleusement dénié et minimisé des classes et des peuples dominés. Déboulonner Colbert ne ferait pas plaisir qu’aux descendants des esclaves antillais, cela ravirait aussi, sans qu’ils osent le dire, toute cette oligarchie capitaliste qui a détruit le secteur industriel d’Etat et qui, en privatisant le secteur public et en délocalisant nos usines, a porté de graves coups à la classe ouvrière multicolore de notre pays.
Et pourquoi pas chaque année, une journée pour honorer d’un seul mouvement républicain, antiraciste, anticolonialiste, antiracialiste et authentiquement patriotique les trois figures soeurs de Toussaint, de Maximilien et de Dulcie?
par Georges Gastaud
Pour supprimer l’effacement de la mémoire du mouvement social et de ses héros communistes : des statues pour A Croizat !
« Il est temps d'honorer les oubliés notre mémoire: les grands noms de la lutte contre l’esclavage, mais aussi de l'histoire sociale. »
— Clément Viktorovitch (@clemovitch) June 18, 2020
Des statues déboulonnées aux sottises d’Emmanuel Macron, qui confond histoire et mémoire: ma chronique, pour @cliquetv.pic.twitter.com/jyf8zrnrWj
Ne détruisons pas l’histoire : étudions là, comprenons la, partageons là pour changer le monde
Pour un mémorial aux victimes du capitalisme : https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/memorial-hommage-aux-victimes-capitalisme/
Merci beaucoup pour votre position : cela fait plaisir de savoir qu’il y a encore des gens à gauche n’ayant pas sombré dans le délire actuel.
NO PASARAN !
Excellent article ! jmichel Toulouse