Par Georges Gastaud, auteur de Marxisme et universalisme (Delga, 2015).
Sur le plan de la « dramaturgie » cinématographique, il serait bien difficile de contester l’efficacité de ce film. Ni celle du jeu des acteurs dont les interprétations rivalisent de justesse (à ceci près que certains généraux de l’époque n’ont nul besoin d’être caricaturés pour être objectivement caricaturaux !).
On voit ainsi se mettre en place l’implacable logique de classe et de caste d’une mascarade politico-juridique montée de toutes pièces contre Dreyfus sur fond de préjugés antisémites, cléricaux et militaristes. Face à cet engrenage tragique, émerge alors dialectiquement la contre-logique d’un changement de camp, celui du colonel Picquart qui vient tout juste d’être promu à la tête du Renseignement français. Il n’est pas moins antisémite que ses pairs, mais il va être inexorablement poussé à la rébellion par sa déontologie personnelle, par l’accumulation de preuves accablantes accusant le vrai traître (l’officier catholique Esterhazy), puis par les persécutions aveugles de la hiérarchie contre le « lanceur d’alertes » que Picquart est devenu à son insu. A noter qu’initialement, Picquart croyait qu’il y avait deux traîtres dans l’état-major : et surtout, il pensait que l’Armée se discréditerait (ce qui finira par avoir lieu !) si elle laissait les avocats de Dreyfus la devancer en révélant les premiers les énormes forgeries du dossier Dreyfus (le film passe vite sur cet aspect tactique décisif que relèguera très vite au second plan la logique de la lutte).
Peuple sottement antidreyfusard contre élites dreyfusardes éclairées ? – Mais ce que l’on ne voit presque pas dans ce film, où Picquart et quelques intellectuels dreyfusards issus de la bourgeoisie semblent presque aussi seuls face à l’état-major en délire que l’est la « petite Antigone » face au pesant Créon dans la tragédie de Sophocle (bref, une variante du « conflit éternel » opposant le pouvoir aveugle à la conscience individuelle…), ce sont les masses dreyfusistes : dès que les masses dans le film, elles sont haineusement et unilatéralement anti-dreyfusistes ! Car enfin, même s’il est vrai que la gauche bourgeoise, notamment Clémenceau et Zola (dont le compagnonnage avec le mouvement ouvrier s’était déjà affiché dans Germinal, voire dans L’Argent, où il est longuement question de Marx) a précédé les socialistes dans l’engagement dreyfusiste, l’acte d’accusation héroïquement dressé par Zola ne serait pas allé bien loin si des milliers de gens du peuple n’avaient pas acheté et relayé l’Aurore avec son célèbre édito de combat : comme l’a écrit Marx, « une idée devient une force matérielle quand elle s’empare des masses »… Mais sans l’écho de masse qu’a alors obtenu l’éditorial de L’Aurore, la cause dreyfusiste n’aurait guère eu d’impact historique ational, voire international. On se souvient qu’à la toute fin du XIXème siècle, un dessin humoristique représentait une salle à manger familiale retournée sens dessus dessous avec ’ironique légende suivante : « Ils en ont parlé ! » ; cela dit bien la manière dont « l’Affaire » avait lors divisé le peuple français. La France fut donc alors bel et bien été aux portes de la guerre civile entre ce qui constituait la Droite (autour du nationalisme revanchard et du culte aveugle de l’autorité : « une erreur, quand elle est française, cesse d’être une erreur », écrivait alors un imbécile glorieux), et ce qui, d’autre part, fédérait la « Gauche » d’alors autour des valeurs d’égalité devant la loi, de respect de l’héritage des Lumières et de refus, sinon de l’antisémitisme, du moins de la discrimination antisémite, l’enjeu étant d’adopter une définition ethnico-religieuse de la Nation (droite) ou une définition universaliste, laïque et républicaine. Ajoutons que, bien évidemment, il n’y aurait pas eu risque de guerre civile, donc de division en profondeur des masses populaires françaises, s’il n’y avait eu qu’un camp au sein desdites masses populaires, à savoir le camp antidreyfusard : celui que se contente de montrer le film en exhibant un peuple français uniformément dreyfusard (ce qu’il fut certes au début de l’Affaire, quand toute la presse ne présentait qu’un son de cloche, celui de l’état-major) à l’exception de quelques intellectuels. Toutes proportions historiques gardées, souvenons-nous, à notre époque, de la funeste affaire d’Outreau où, en dehors d’une poignée d’amis de la justice, tout le monde criait haro sur les personnes innocentes qu’avait embastillées sans preuves l’inexpérimenté juge Burgaud[1].
Retour sur l’attitude de Jaurès et des socialistes français – Rappelons en outre que, même si la direction du, ou plutôt des Parti(s) socialiste(s) (alors marxiste(s) et ancré(s) dans le prolétariat, même si les tendances opportunistes y menaient grand train) a longtemps hésité sur cette affaire tant elle lui paraissait initialement « périphérique » par rapport aux injustices de masse énormes endurées par la classe ouvrière, Jaurès a fini par bousculer les hésitants de sa mouvance, notamment Guesde, et par adopter résolument le parti dreyfusiste en prenant de sérieux risques physiques pour lui-même… et en faisant largement basculer l’opinion ouvrière tant soit peu avancée. Spécialiste de la geste jaurésienne (et sans cacher les hésitations et les préjugés initiaux de Jaurès, alors traqué par le pouvoir et menacé de mort jusque dans sa circonscription du Tarn), Madeleine Rébérioux écrivait ainsi: «Seul le soutien des Bourses du travail permet d’assurer la sécurité des orateurs dreyfusards. Des intellectuels s’en réjouissent, tel Célestin Bougie. D’autres, plus âgés, plus méfiants devant le socialisme, tel Joseph Reinach, s’en inquiètent : ces trublions ne risquent-ils pas d’entraîner le dreyfusisme du terrain du droit sur celui de la révolution sociale (19) ? La vision de Jaurès n’exclut certes pas cette hypothèse. Elle englobe en même temps une vision du monde où « nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité » (20). Dans toutes les grandes crises nationales il faudra désormais compter avec le socialisme. C’est bien en politique que Jaurès est entré dans l’Affaire ».
En un mot, sans le soutien du mouvement ouvrier de classe (les Bourses du travail, créées à l’initiative du syndicaliste révolutionnaire Fernand Pelloutier, en constituaient la pointe avancée), les orateurs dreyfusards n’auraient tout bonnement… pas pu s’exprimer dans le pays et faire campagne hors de Paris !
Des enjeux sociaux, démocratiques et sociétaux occultés – Il est donc dommage que le scénario du film s’en tienne à une problématique idéologiquement très plate en mettant de côté ce fait majeur : le pays étant aux portes de la guerre civile et la partie la plus révolutionnaire du pays (fût-elle minoritaire) prenant de plus en plus partie pour Dreyfus (et faisant par ailleurs jonction avec la partie anticléricale de la bourgeoisie
« de gauche »), il fallait bien finir par couper la poire en deux et, sans réhabiliter Dreyfus (donc désavouer l’état-major et risquer un coup d’Etat militaire !), le « gracier » pour estomper « l’Affaire » à défaut de rendre justice à l’irréprochable capitaine alsacien. Et comment ne pas voir que pour finir, cette énorme lutte de classes larvée que pouvait devenir à tout moment la fracture gauche/droite si les marxistes français l’avaient prise en charge et investie socialement dès le début, s’est réglée, bien au-delà de la réparation judiciaire refusée à Dreyfus par les avancées historiques des années 1901/1905 : loi de 1901 sur le droit d’association, extension du droit syndical, interdiction du travail du dimanche, séparation de l’Etat et des Eglises (énorme défaite du parti clérical qui « tenait » l’armée et avait écarté du pouvoir le parti gambettiste), sans oublier, sur le plan proprement politique, la fondation par Jaurès de L’Humanité (1904), puis l’unification – sur des bases confuses certes, et que clarifiera le Congrès de Tours de 1920 – d’un parti socialiste français jusqu’alors très divisé eté éparpillé en chapelles rivales.
Marxisme et universalisme – Notons pour autant que le marxisme-léninisme n’a jamais considéré qu’il fallait tout bonnement substituer une logique de classe partisane au combat pour la vérité universelle, pour le respect de l’intime conviction (qui meut de plus en plus Picquart à partir du moment où la grossière mauvaise foi des généraux désactive chez lui les mobiles corporatistes initiaux). D’une part parce qu’il n’y a pas opposition mais convergence de principe entre l’universalité objective du vrai, l’exigence non moins universaliste d’égalité entre les citoyens et… le combat pratiquement universel du prolétariat pour libérer toute l’humanité de l’oppression de classe, de genre et de caste. C’est pourquoi Lénine, qui a vécu en France et qui s’est intéressé de près à l’Affaire Dreyfus, critiquait les socialistes français pour de justes raisons stratégiques quand il reprochait à la fraction ouvriériste des socialistes français (incarnée par Guesde) de s’être détourné d’un combat démocratique universel qui pouvait la placer à la tête du mouvement ouvrier, laïque et démocratique : le combat prolétarien n’a rien d’un ouvriérisme plat. Le dirigeant bolchevique regrettait aussi que Jaurès eût davantage rallié le camp dreyfusard bourgeois (en sauvant, certes, l’honneur du prolétariat militant français) plutôt qu’en tentant clairement de prendre la tête dudit mouvement. Il eût fallu pour cela ier plus explicitement le combat de classe pour une société sans classes, c’est-à-dire le ommunisme, au refus de toute forme de discrimination fondée sur la religion ou sur la prétendue « race ».
Il reste que Jaurès eut alors le mérite de déclarer, dans des conditions qui lui faisaient risquer sa peau quotidiennement, comme à Zola ou à Maître Laborie, qu’ « il n’existe au fond qu’une race, l’humanité » et que « « nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité ». Car par son universalité même, la défense de Dreyfus concernait le combat de classe profondément humaniste et universaliste du prolétariat pour une société sans classes. Si bien que le flamboyant, quoique tardif engagement de Jaurès et, par son entremise, l’entrée en scène de la partie la plus lucide du prolétariat français eussent donc bien mérité d’apparaître un peu dans le film, à cet égard partiel sinon partial, de Roman Polanski.
[1] L’auteur de ces lignes s’honore d’avoir d’emblée adhéré à titre personnel au Comité de défense du prêtre-ouvrier Dominique Wiel, universellement respecté par la population ouvrière d’Outreau et jeté en prison sur la base de ragots contradictoires.