La « décroissance » est un poison pour l’agroécologie
Une réaction de l’auteur de « L’écologie réelle, une histoire soviétique et cubaine » (Delga, 2018) au dernier essai de Paul Ariès « Les rêves de la jeune Russie des soviets » (2017, Les bords de l’eau)..
Science ? Théorie politique ? Agronomie ? Nostalgie romantique ? Un malentendu plane souvent sur le terme d’écologie… ce qui invite certains « décroissants » à réduire par exemple l’immense expérience soviétique en la matière à sa seule dimension de « protection de l’environnement » contre un homme par nature mauvais et dilapidateur de ressources. C’est dans ce contexte qu’à la faveur du centenaire de la révolution d’Octobre, nombreux sont ceux, à gauche, qui finissent par reconnaître l’héritage « écolo » des jeunes années du bolchevisme… pour mieux souligner bien sûr son écrasement rapide par le tyran Staline.
Il faut dire que cette histoire écologique de l’URSS est restée jusqu’aux ouvrages de Bellamy Foster[1], assez largement inconnue du grand public. A tel point que beaucoup de communistes eux mêmes, ignorant ce précieux patrimoine, se sentent obligés de défendre l’agriculture chimique ou l’Uranium pour mieux se démarquer d’une dernière mue de la « gauche anticommuniste », voire de ce que les intellectuels nomment « l’écosocialisme » (adjonction à un marxisme « incomplet » d’une question écologique qu’il aurait manqué).
Dans le récent essai de Paul Ariès « Les rêves de la jeune Russie des Soviets, une lecture antiproductiviste de l’histoire du stalinisme » (2017, Ed. Le bord de l’eau), un chapitre est justement consacré à cette question cruciale, un siècle après le fameux decret Lénine sur la protection des forêts et jardins (1921), fondateur du mouvement. Celui-ci, en nationalisant l’ensemble du territoire russe, imposa pour la première fois à cette échelle la création de vastes réserves naturelles intégrales, interdisant absolument l’accès à l’homme (sauf quelques scientifiques désignés) ; les fameux zapovedniks, « must » des réserves naturelles y compris à ce jour.
Pour Paul Ariès, il y eu bien un influent mouvement de protection de la nature dans les premières années, qui disparut brutalement sous Staline avec la construction du socialisme (NEP puis collectivisation). Il est vrai que l’ensemble des dispositions prises par les bolcheviks pour la protection des forêts, considérées comme partie de la richesse nationale à préserver absolument, fut un virage à 180 degrés par rapport à la politique de déforestation intense et de commerce du bois qu’organisait le Tsar jusque là. Mais celle-ci, soulignons le dès maintenant, atteint son apogée non sous Lénine mais bien sous Staline à la fin des années quarante, après une longue période de restructurations et de reculs[2] liés aux aléas de la sociologie rurale. Car, du point de vue scientifique, l’agroécologie réelle ne se développe malheureusement pas par décret : elle suppose une vraie accumulation de richesses tant du point de vue technique (la polyculture est plus couteuse que la monoculture par exemple en terme de matériel de récolte), que du point de vue scientifique (la permaculture suppose un bond en avant des connaissances en biologie végétale et en pédologie) et social (elle suppose aussi un plus haut degré d’éducation et de formation chez les paysans, qui passent de statut d’exécutant à celui d’agronomes de leur propre sol). En URSS comme plus récemment à Cuba, actuel leader mondial du développement durable et de l’agroécologie, il a fallu une NEP écologique pour obtenir ensuite des résultats tangibles.
PIONNIERS DE L’AGROÉCOLOGIE DANS LES ANNÉES TRENTE ET QUARANTE
Un paradoxe : Les zapovedniks, ces réserves naturelles intégrales, qui protégèrent l’infinie richesse des paysages soviétiques. On ne s’y attarde pas dans le livre, et pour cause : ils n’ont jamais cessé de se développer, en nombre et en surface… jusqu’aux années cinquante, avant l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev. Celui-ci, décidant brutalement de suivre le modèle productiviste agricole américain, balaya en effet d’un revers de main ces « surfaces improductives »… qui ne se redéveloppèrent qu’à partir des années 70.
Mais il y a plus grave : rien n’est dit dans ce chapitre, au-delà de la simple « protection de la Nature », sur l’agriculture soviétique elle même ! Quel écologiste actuel pourrait se désintéresser des questions agricoles, en particulier de la lutte contre l’agriculture intensive et court-termiste, pour ne se consacrer qu’aux seules réserves naturelles ? Nous le montrerons plus loin : Cette ombre est elle aussi trés opportune pour servir le propos, car c’est bien dans les années trente et surtout quarante que l’URSS développa à grande échelle une agriculture de type résolument écologique, opposée à « l’agriculture chimique » à la mode à l’époque en Occident.
C’est sur les hommes et les théories politiques, bien plus que sur les acquis, bien réels, de la politique forestière et agricole soviétique que se penche Paul Ariès, pour sa démonstration. C’est assez peu scientifique et très individualiste. Mais là encore, on peut se permettre quelques doutes.
VERNADSKI FUT APPUYÉ PAR STALINE, NON PAR LÉNINE
S’agissant du célèbre Vernadski, le premier, le plus célèbre des écologistes scientifiques, l’inventeur du concept central de « biosphère », et qui fut soviétique, l’auteur convaincu a priori de l’hostilité du « tyran rouge », attribue l’appui politique à sa première publication, « La biosphère » (1926) … à Lénine ! Ou plutôt au spectre de Lénine, puisque ce dernier était mort depuis deux ans…
L’exemple de Vernadski est pourtant un exemple très parlant du niveau de reconnaissance qu’eut l’État soviétique pré-khrouchtchévien pour les sciences et la protection de l’environnement. Lui qui mourut en 1945 avait donc « survécu » au stalinisme sans tracas politique. Pour Ariès, c’est parce qu’il était devenu « intouchable »[3] par cette gloire scientifique qu’avait adoubé (le spectre de) Lénine en 1926. En réalité ce que ne dit pas le livre, c’est que Vernadski n’était pas bolchevik ! Il était même avant Octobre, parallèlement à sa carrière de scientifique, un des cadres du parti Cadet (le parti de droite aux affaires entre février et octobre 1917). C’est pour cette raison qu’il resta en exil jusqu’en 1926, date de son retour en Russie.
N’est-il pas particulièrement incompréhensible, sous cet angle de vue étroit, qu’un tel profil ait pu devenir en quelques années le « père de la science soviétique », bardé de médailles et donnant son nom à tant de rues et d’immeubles soviétiques après sa mort en 1945 ? Qu’il ait pu avoir droit cette année là à des obsèques nationales et officielles ?
À l’évidence, que l’État soviétique consacre un tel scientifique pour son œuvre écologiste, puisqu’elle n’était pas la récompense d’une soumission politique (Vernadski n’était pas communiste), prouve qu’au cœur de l’histoire écologiste de l’URSS se tenait l’ État lui-même, plutôt que quelques initiatives individuelles, réprimées ou non.
DU ROMANTISME DECROISSANT A LA MATURATION D’UNE VERITABLE PERMACULTURE NATIONALE
Si on examine cette époque d’un peu plus près on comprendra que la jeune Russie soviétique n’avait pas vu naître un mais plusieurs courants « écologistes » dans le sens que l’on entend aujourd’hui. Deux pour l’essentiel : le courant « antiproductiviste », composé d’intellectuels plus enclin aux mythes naturels qu’aux sciences biologiques, et le courant « scientifique », lié à la prestigieuse Académie des Sciences, qui quant à lui expérimentait à l’époque une agriculture tirant profit de la nature de façon « durable », pour utiliser le vocabulaire en vogue.
Le premier courant, que Paul Ariès met en avant, était un mouvement à forte connotation romantique et radicalement naturaliste, d’aucuns diraient « gauchistes », tandis que l’autre reprèsentait, nous le montrerons, la véritable maturité du courant « écologique » en URSS, sa traduction opérante, concrète. Le premier, fort naturel dans les premières années quand explosaient toutes sortes de courants idéalistes ou maximalistes, en pédagogie, en art, en littérature, en urbanisme, dans tous les domaines de la société, fut défait avec le retour au réel et les premières famines que connut l’URSS –contexte omis par Paul Ariès- tandis que le second se construisit progressivement jusqu’aux expériences agroécologiques d’après guerre, celles qui furent démantelées quelques années plus tard par le seul véritable « productiviste » qu’ait connu l’URSS : Khrouchtchev.
Le tort de Staline d’après Ariès serait d’avoir discrédité, caché derrière les intellectuels soviétiques Déborine ou Prezent, les cadres du mouvement écologiste « conservateur » pour cause d’« anti-productivisme »… au début des années trente.
Comment peut-on sérieusement soutenir le courant idéaliste des Lounatcharsky et autres Bogdanov qui voulaient soustraire la « Nature » à « l’exploitation » humaine quand les famines des années vingt et trente devenaient le principal problème à résoudre pour l’État soviétique ? Le précieux travail de l’historien américain Mark Tauger (« Famine et transformation agricole en URSS », Delga) démontre que c’est bien vers la fin des années trente (fin de la collectivisation des campagnes) que les famines disparurent. Une disparition qui fut définitive dans l’immédiat après-guerre, après les disettes liées à l’invasion nazie et non liées aux infrastructures agricoles. Or c’est à cette époque qu’on put se permettre de mettre en place sur une très large échelle de véritables expériences d’agroécologie, tant moquées par les agronomes occidentaux de l’époque, adeptes sans scrupules de l’agriculture chimique et intensive.
Rien sur cette période cruciale dans le livre de Paul Ariès donc, c’est dommage. Ce point est pourtant crucial pour les permaculteurs d’aujourd’hui, qui s’intéresseraient sans doute, y compris de façon critique, à un tel héritage technique. Ariès oppose dans son livre le courant « écologiste » des Lounatcharsky et Bogdanov, à un courant péjorativement « scientiste », supposé incarner le retour du productivisme contre la protection de l’environnement. Sortons donc de telles caricatures.
Dans les années trente, l’agronomie soviétique était elle-même le siège d’un affrontement entre deux écoles de pensée : d’une part celle d’un certain Pryanichnikov, zélateur du modèle chimique d’agriculture intensive très influencé par l’occident dans ses pratiques et ses techniques, et d’autre part celle de Williams, Lyssenko[4] et plusieurs autres adeptes « mitchouriniens » d’une méthode « agrobiologique », plus naturelle, prudents vis-à-vis des engrais chimiques et hostiles aux pesticides, considérant le sol et sa préservation comme la base de toute fertilité[5].
Pryanichnikov eut lui aussi son heure de gloire, assez courte, pendant les années de guerre, quand l’industrie militaire produisait des déchets azotés utilisables en agriculture pour dopper la productivité et tenter dans l’urgence d’enrayer les famines (en particulier les nitrates). Mais dans les années suivantes, alors que cette production d’engrais continua opportunément de se développer en agriculture à l’ouest jusqu’aujourd’hui, avec les résultats que l’on sait, l’agronomie soviétique prit un tournant extraordinaire en rejettant les méthodes (productives mais court-termistes) de Pryanichnikov pour installer dès 1948 un « grand plan de transformation de la nature » sous la forme de la plus grande entreprise d’agroforesterie de l’histoire, sur une surface deux fois supérieure à la France, dans la Russie méridionale.
AGROBIOLOGIE SOVIÉTIQUE CONTRE AGROCHIMIE OCCIDENTALE
Les permaculteurs parlent aujourd’hui d’agroécologie plutôt que d’agriculture « bio », car au-delà d’une simple suppression des engrais chimiques et des pesticides en agriculture, produire « autant » (puisqu’il s’agit de nourrir les hommes dans leur ensemble et non quelques privilégiés) sans de tels dopants relève bien sur d’une science naturelle complexe : L’agroécologie considère par définition le sol fertile comme une « usine » qu’il faut entretenir pour qu’elle soit productive, quand les chimistes de l’agriculture intensive le considèrent comme un « réservoir » passif et sans vie, qui n’aurait qu’à accumuler les intrants nécessaires à la croissance des plantes cultivées.
Il y avait bien en URSS une lutte théorique entre les chimistes partisans d’un sol « réservoir », donc à fertilité « limitée » et qu’il faut nier/supplanter par la chimie (en niant la biologie du sol), et les agrobiologistes partisans d’un sol « usine » qu’il faut gérer pour que celui-ci soigne à son tour les plantes qu’on y cultive. Telle est aujourd’hui encore la définition de la permaculture. Or pour gérer un sol et la vie qu’il abrite, il faut se départir des intrants toxiques qui le fragilisent à long terme, quand même ils augmenteraient son rendement à court terme.
C’est par la voix des plus « antistaliniens » de l’époque qu’on peut mesurer à quel point l’agronomie soviétique était à contre courant, face à un occident massivement converti à la monoculture chimique intensive. Jaurès Medvedev, célèbre auteur de « Grandeur et chute de Lyssenko » (1971), préfacé par le Nobel Jacques Monod, raillait cette agronomie d’après guerre qui « préconisait de ne pas développer l’industrie des engrais, de laisser les champs en trèfle pendant deux ou trois années d’affilée, (…) [et invitait aussi à] renoncer à utiliser certaines machines (herses, tracteurs) qui détruisent la texture du sol ». Dans « La petite histoire des grandes impostures scientifiques » (Gilles Harpoutian, 2016), on se rassure en rappelant : « Staline meurt en 1953. Khrouchtchev et son gouvernement abandonnent le « système Lyssenko » de rotation des cultures, imposé avec autorité à l’ensemble de la filière agricole soviétique, mais incontestablement inefficace. Les méthodes américaines de production du maïs sont reprises. (…) Pendant la seconde guerre mondiale, Lyssenko [dirigeait] un projet forestier en Sibérie et [imposa] une étonnante idée de plantation en nids de graines d’arbres afin de sauver la toundra du dessèchement ». Medvedev moque aussi la volonté d’inverser la recette des compostes naturels habituellement composés de 80% de fumier et de 20% de paille, c’est-à-dire en y mélant 80% de paille et 20% de fumier. Cette absurdité, selon Medvedev et tant d’autres admirateurs de l’agriculture intensive occidentale, reflète pourtant une réalité que connaissent bien les praticiens soucieux d’augmenter le rapport C/N des sols cultivés (plus de carbone organique, issu des pailles, moins de nitrates, issus du fumier) donc de stimuler la vie du sol, facteur de fertilité naturelle.
LE PLUS VASTE PLAN D’AGROFORESTERIE AU MONDE
Plus encore, l’agroforesterie est souvent considérée dans le milieu de l’agroécologie, comme la forme la plus aboutie de coopération entre plantes pour repousser les parasites et mauvaises herbes sans recours à la chimie. Les arbres sont, on le sait aujourd’hui, les maîtres du sol et les garants naturels de sa fertilité (les sols de forêts sont les plus « productifs » au monde, sans intervention humaine) : ils favorisent par leur enracinement la vie du sol et la formation lente de complexes argilo-humiques retenant les sels minéraux contre le lessivage, autant de facteurs qui améliorent la structure du sol, plus que sa simple composition chimique. Structure qui détermine à la fois la facilité d’enracinement, la capacité de retenir l’eau contre le dessèchement, et la capacité à produire de façon endogène et à retenir les sels minéraux indispensables aux plantes cultivées.
En général la polyculture agroforestière préconisée par les permaculteurs se compose d’une stratification à trois étages de productivités décroissantes : les herbacées annuelles au sol, les arbustes pour les courvrir, eux même couverts par les arbres à productivité lente. L’étage arborescent peut être composé d’avocatiers, couvrant des arbustes tels que les bananiers ou des goyaviers à Cuba. Il peut être une palmeraie couvrant des grenadiers arbustifs ou des figuiers, etc dans les oasis africains, le tout protégeant des cultures annuelles de légumes au sol. C’est exactement sous une telle forme qu’on développera en 1948 le plan d’afforestation le plus ambitieux du monde en URSS. Et c’est d’ailleurs une ambition parfaitement cohérente avec la théorie des agronomes « mitchouriniens » soucieux de protéger la texture des sols sur le long-terme, contre les labours profonds, les sols nus et la chimie destructrice de la microfaune et des champignons du sol.
Dans la prose un peu ésotérique de Lyssenko, on retrouvera à la lettre une telle approche : « Jusqu’à présent la steppe [écosystème de sol pauvre et de « mauvaises herbes », ndla], dans la plupart des cas, triomphait la forêt. Ce n’était point parce que la forêt, comme fait naturel, n’est jamais en mesure de lutter contre la steppe, mais parce que l’intervention de l’homme dans la nature, étant donné l’anarchie du mode d’exploitation capitaliste, contribuait toujours à la victoire de la steppe sur la forêt, et rarement au résultat contraire… Car, tout récemment encore, dans la très grande majorité des cas, l’homme se contentait d’abattre la forêt et ne se préoccupait guère de la faire repousser. C’est pourquoi, qu’il le voulût ou non, il aidait la steppe contre la forêt. Il est vrai qu’après avoir défriché la forêt afin de faire place nette pour les cultures, il prenait toujours des mesures en vue d’empêcher l’envahissement des champs cultivés par la végétation sauvage de la steppe.
La végétation sauvage de la steppe est donc l’ennemi commun de la forêt et des plantes cultivées. Mais par l’agrotechnie l’homme a toujours protégé ces dernières contre les plantes adventices [mauvaise herbes, ndla], y compris les pionniers de la végétation de la steppe tel que le chiendent. Nous savons aussi, vous et moi, que dans la steppe les forêts assurent des conditions favorables à la culture. Elles atténuent et même font disparaître des facteurs climatiques défavorables tels que les vents violents ou desséchants, les tempêtes de poussière.
Ne pouvons-nous donc, travailleurs de la science, associer la culture des jeunes plantations et semis forestiers à celle de différentes plantes utiles afin qu’ils fassent front contre l’ennemi commun, la végétation sauvage de la steppe et les facteurs climatiques défavorables, et ne pouvons-nous dans la circonstance avoir pratiquement l’avantage ? » (Agrobiologie, Trofim Lyssenko, 1953). Il s’agit bien de lutter contre les mauvaises herbes, non par l’emploi de quelque ancêtre du glyphosate, mais bien par la « coopération » entre espèces cultivées ensemble, dont les permaculteurs actuels sont coutumiers.
Les préconisations sont précises, mais pour garantir sur un territoire immense des résultats tangibles, là où tous les permaculteurs actuels misent sur la « miniaturisation » des cultures (idéologie malthusienne « décroissante » vivement opposée à la mécanisation « en grand » jugée productiviste)[6]. On remarquera même une mise en avant du « semis sous couvert végétal » (SCV) comme alternative au labour, fort à la mode chez les agriculteurs bio, assez légitimement puisque le sol nu a toujours tendance à s’appauvrir en matière organique (baisse du rapport C/N) et à perdre sa texture friable apte à retenir l’eau : « Quand on fera la récolte, on se gardera de couper les tiges [des maïs ou des tournesols, ndla]. Il faut les laisser pour qu’en hiver, elles retiennent la neige sur toute la surface du semis forestier. » (id.). De même « Il faut quand on récolte le seigle couper la tige le plus haut possible afin d’avoir un chaume élevé pour retenir la neige sur l’écran forestier. » (Id.).
On y retrouve bien les trois niveaux d’exploitation des parcelles selon les principes actuels de l’agroforesterie : « Cette protection sera assurée tant par le tapis de ces dernières que par les façons données au terrain qu’elles occupent. Là réside l’avantage que les jeunes sujets d’essences forestières retireront de leur association avec les semis de plantes annuelles cultivées, tant que les branches des arbres et des arbrisseaux ne se seront point suffisamment rapprochées. Après quoi, le mélange d’essences recommandé par nous, — chênes, érables et arbrisseaux — qui constitue l’écran forestier, sera en mesure de résister par lui-même à la végétation de la steppe, et ne laissera s’installer ni le chiendent, ni aucun autre ennemi de la forêt. » (Id.)
Nulle place ici on le voit pour l’agrochimie, mais au contraire un ensemble de soins minucieux et rationels dans le temps, pour favoriser la récolte de façon durable et adaptée à chaque environnement, contre tout nihilisme agrochimique pratiqué chez nous indifféremment dans toutes les régions.
POUR LA MÉCANISATION AGRICOLE, L’ÉNERGIE RENOUVELABLE !
Nous allons de surprises en surprises, puisqu’à l’évidence ce qui gêne nos décroissants actuels dans le prétendu « productivisme » soviétique n’est pas tant la méthode que la nature « extensive » de son agriculture. Comme s’il fallait par décret limiter à la plus petite surface possible les cultures bio… Mais comment explique t-on cette volonté de limiter les cultures ? Est-ce la « mécanisation », consommatrice de carburants polluants, inhérente à la culture de grandes surfaces ?
Si tel est le cas, on pourrait rétorquer que tout dépend de l’énergie utilisée, car en URSS, même sur ce plan là des expérimentations étaient réalisées contre le « tout pétrole ». Dans le rapport de Malenkov pour le 19ème congrès du PCUS en 1952, concernant l’agriculture, on découvre de surprenantes propositions : « La construction de grandioses centrales hydroélectriques et des systèmes d’irrigation sur la Volga, le Don, le Dniepr et l’Amou-Daria (…) ouvrent de grandes perspectives. (…) Ces travaux offrent de larges possibilités pour l’électrification de la production agricole, pour l’introduction de l’électrification des labours, pour l’emploi des moissonneuses batteuses et autres machines mues par l’électricité. »
Les ressources énergétiques de l’URSS sont à l’image du système socialiste : Une capacité d’investir massivement dans des grands chantiers (comme ceux des coûteux barrages hydroélectriques) producteurs d’une énergie constante, propre, locale, inépuisable et massive… là où le « capitalisme vert » et son anarchie de la production ne parvient qu’à multiplier les médiocres et intermittentes éoliennes (à peine 3% de l’énergie produite en France). Bien sur, le développement du nucléaire et des énergies fossiles ne tarderont pas à supplanter de tels chantiers par « facilité » après les années cinquante, pendant qu’on commença sous Khrouchtchev à vider la Mer d’Aral, à polluer les sols au DDT dès la décennie suivante.
Rien ne prédestine en fait l’agroécologie à se limiter aux « petits lopins ». Même à Cuba ces dernières années, on assiste au développement en surface et en main d’œuvre des organoponicos (kolkhozes bio) les plus productifs. Ce qui ne remet pas en cause le caractère agroécologique de ces cultures, bien au contraire, puisqu’elles contribuent à l’objectif logique de l’Etat cubain ; l’autosuffisance alimentaire de l’île et par conséquent le renforcement de sa souveraineté nationale.
La question de l’énergie est donc là encore, au centre de la polémique entre « décroissants » malthusiens et partisans d’une agriculture biologique productive. Avec un réel investissement dans des énergies propres et renouvelables (dont les plus productives imposent une coût financier colossal au départ, autant que des bonds scientifiques décisifs, plutôt qu’un simple retour aux techniques du moyen âge), il n’y a plus d’opposition entre la nécessité de nourrir les hommes à hauteur de leurs besoins et celle de protéger la nature et les sols. Ces derniers, conçus comme nous l’avons dit comme des « usines » plutôt que comme des « réservoirs », sont des parties intégrantes de la nature, que l’homme doit connaître au lieu de le nier, à petite comme à grande échelle, sur le court comme sur le long terme.
S’il faut par exemple corriger les méfaits du poids des machines agricoles sur la compaction des sols, ce n’est pas par l’abandon des machines pour un retour au rude travail manuel, mais au contraire par une recherche scientifique pour l’allègement des machines !
Voilà bien le nœud du problème, car une telle expérience soviétique, visant explicitement à augmenter la production pour nourrir tous les citoyens soviétiques, offre aux agriculteurs actuels la démonstration qu’on peut allier production immédiate et protection des sols et des ressources sur le long terme.
Malenkov le rappelle dans son rapport au congrès de 1952 : « En peu de temps, le niveau d’avant guerre de la production agricole a été rattrapé et dépassé (…) Les superficies ensemencées de toutes les cultures agricoles ont, en 1952, dépassé de 5 300 000 hectares le niveau d’avant guerre. Dans les années d’après guerre, la création d’ouvrages d’irrigation et la plantation de bandes forestières de protection se sont développées sur une plus grande échelle encore (qu’avant guerre). Depuis 1948 (…) on effectue d’importants travaux pour créer dans les zones des steppes et des forêts-steppes de la partie européenne de l’URSS de grandes bandes forestières d’Etat pour protéger les champs, et on aménage des écrans forestiers protecteurs de kolkhoz et de sovkhoz (…). Au cours des trois dernières années et demi, les kolkhoz, les sovkhoz et les exploitations forestières ont boisé une superficie de 2 600 000 hectares et ont aménagé 12 000 étangs et points d’eau. » (Id.)
Est-ce vraiment un hasard si, alors que Cuba est reconnu par toutes les instances internationales à commencer par l’ONU, comme l’avant-garde de l’agroécologie[7], la Chine est quant à elle à l’avant-garde de la transition écologique sur le plan énergétique, celle qui investit aujourd’hui le plus massivement dans les centrales à énergie renouvelable et les « villes forêts »[8] ?
LES DÉCROISSANTS SONT MALTHUSIENS, PAS ÉCOLOGISTES
Au fond, les décroissants sont un peu les faux frères des agrochimistes qui ont détruits les sols européens ces dernières décennies : Pour les uns et les autres, les sols constituent un réservoir limité de « fertilité » (considérée comme une substance brute, de façon très idéaliste). En réalité, la fertilité des sols ressemble plus, partant de la vie du sol qui la reproduit, à une « force de travail » telle que Marx et Engels la concevait chez l’homme : Une force qui produit plus de valeur qu’elle n’en coûte. C’est bien sur ce point qu’il faut insister : en considérant le sol comme une usine plutôt que comme un simple réservoir « limité » de fertilité, on peut augmenter la productivité d’un champs, sans être taxé de productivisme (produire pour nourrir n’est pas « produire pour produire »), sauf à imaginer que la démographie humaine croîtra de façon exponentielle sans jamais atteindre de limite (bond qualitatif déjà atteint pour les pays les plus développés aujourd’hui). Jean Ziegler indiquait récemment que si nous sommes actuellement 7 milliards (9 en 2050 nous dit-on), la production agricole brute mondiale actuelle permettrait déjà de nourrir 12 milliards d’hommes. C’est bien la surproduction actuelle qui pose problème, et non la croissance démographique et l’insuffisance alimentaire qu’elle induirait, comme ils veulent nous le faire croire.
Entendons-nous bien : dans des situations périlleuses de blocus où les énergies sont de fait limitées, comme à Cuba, des mesures « décroissantes » ont sans doute leurs avantages. Mais dans le contexte d’un socialisme offensif et d’un rapport de force favorable permettant une réelle redistribution mondiale, une véritable solidarité internationaliste entre les peuples, elles n’ont plus de raisons d’être, sauf à vouloir contraindre les peuples en développement à ne jamais atteindre le niveau déjà atteint sans contrepartie par les pays capitalistes développés actuels.
En définitive l’écologie « décroissante » est une forme réactionnaire d’écologie, celle qui répond aux vieux principes de Malthus. Il faut en tirer les conséquences et, pour accomplir la véritable révolution écologique qui nous est désormais imposée pour sortir de ce système capitaliste à bout de souffre et destructeur, se tourner vers la science, vers l’avenir, vers le progrès, en biologie notamment, … certainement pas vers un passé mythifié et qui a fait son temps.
Guillaume SUING
[1] Marx écologiste, John Bellamy Foster. Editions Amsterdam, 2011
[2] Il y eu en effet en même temps que le recul tactique de la NEP sous Lénine sur le plan économique, dans un pays encore largement féodal, des reculs sur le plan écologique. Ce qui ne veut pas dire qu’on théorisa de tels reculs comme des « avancées », puisqu’ils ont été surmontés ensuite.
[3] Quel antistalinien, par exemple trotskiste, peut sérieusement prétendre que dans les années trente et quarante des « personnalités » puissent avoir été intouchables, si Trotski lui-même ne le fut pas.
[4] Notons tout de même que sur le plan strictement théorique, l’agronome Trofim Lyssenko, dans une conception erronée selon laquelle existeraient « deux sciences », l’une bourgeoise et l’autre prolétarienne, rejoignait les « empiriocriticistes » illuminés Bogdanov et Lounatcharski qu’avait pourtant combattu Lénine dans « matérialisme et empririocriticisme » comme Staline (contre le linguiste Marr). L’agronomie soviétique ne souffrit pas dans ses résultats d’une telle erreur conceptuelle, tant les expériences tentées restaient collectives, empiriques et ancrées sur les pratiques traditionnelles locales. Notons au passage que les héros de la « décroissance » Bogdanov et Lounatcharski étaient tellement proches de la science concrète qu’ils finirent dans des clubs spirites faisant tourner les tables. Bogdanov mourrut même suite à une tentative de transfusion sanguine collective visant à atteindre l’immortalité.
[5] Le territoire soviétique se caractérise par une diversité extrême de paysage, de types de sols, très riches à très pauvres, qui explique que les premiers pédologues (sciences des sols) furent russes, et que l’agriculture fut toujours plus extensive (comment fertiliser plus de surfaces) qu’intensive (comment doper des sols limités en surface avec de la chimie).
[6] « Après la mise, en place des glands en nids, on sèmera dans les larges intervalles de 4 mètres (un mètre à peu près sur cinq étant occupé par les semis de glands), une plante sarclée : cucurbitacée, pomme de terre, plante-racine, maïs, tournesol ; ou demandant un grand espacement, tels le millet et le sarrasin ; ou une céréale non sarclée comme le froment, l’orge, l’avoine. En semant ainsi dans les larges intervalles des plantes sarclées ou des céréales, on a un champ où des bandes de plantes annuelles cultivées, larges d’un peu moins de 4 mètres, alternent avec des bandes d’un peu plus d’un mètre de largeur, dans lesquelles un mètre sur trois est déjà occupé par un semis (nid) de glands. Sur les deux mètres restés libres nous recommandons toujours de semer du maïs ou du tournesol en nids séparés par des intervalles de 50 centimètres. On aura trois nids de maïs ou de tournesol sur un emplacement large d’un peu plus d’un mètre et long de deux. Dans chaque nid, on laissera de 3 à 5 pieds de maïs ou de tournesol. Il y aura donc trois nids de maïs ou de tournesol entre deux nids de chênes. » (Les semis d’essai d’écrans forestiers par la méthode des nids. Agrobiologie, T. Lyssenko).
[7] Voir l’article « Socialisme cubain et agroécologie : le renforcement mutuel » G. Suing, 2017. https://www.legrandsoir.info/socialisme-cubain-et-agroecologie-le-renf…
[8] Voir l’article « La Chine, à l’avant-garde de l’écologie réelle » G. Suing, 2017. https://www.legrandsoir.info/la-chine-avant-garde-de-l-ecologie-reelle.html
https://www.legrandsoir.info/la-decroissance-est-un-poison-pour-l-agroecologie.html