Dans un article écrit pour le média en ligne Slate, Nicolas Lebourg, chercheur auprès du CEPEL de l’Université de Montpellier, expose comment les anciens SS sont à l’origine de la reconstruction des mouvements politiques de l’extrême droite française dans l’après-guerre. Notamment, le FN doit sa création aux SS. Son article montre également les racines fascistes de la construction européenne, déjà au cœur du programme collaborationniste des élites capitalistes françaises, reconvertie sous l’égide américaine avec R Schuman – ministre de Pétain frappé d’indignité nationale – avec l’Union Européenne.
Les travaux récents de l’historienne Annie Lacroix-Riz (Aux origines du carcan européen et Les élites françaises entre 1940 et 1944) donnent une démonstration éclatante de cette sinistre réalité.
Heinrich Himmler, le chef de la Gestapo et de la Waffen SS, sur le front russe, en 1942. Archive photo du «United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of James Blevins»
par Nicolas Lebourg Chercheur associé au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel, université de Montpellier)
L’idéologie des combattants volontaires des légions nazies contre le «judéo-bolchevisme» a alimenté les idées de l’extrême-droite radicale d’après-guerre et lui a donné la capacité de se réorganiser.
En faisant du 8 mai un jour férié, le Président François Mitterrand a voulu souligner comment la victoire contre le nazisme était celle de l’ensemble des Français. Il prolongeait ainsi le récit gaullo-communiste, opposant une France de la Résistance à un gouvernement de Vichy qui n’eût été que trahison de quelques élites. A dire vrai, la défaite de l’Axe fut aussi celle de certains Français.
En effet, sur ses 900.000 membres en 1944, la Waffen-SS était composée pour moitié de non-Allemands. Ce que l’extrême-droite radicale nomme «la grande armée européenne» avait attiré son lot de Français, acquis à l’édification du «Nouvel ordre européen» promis par la propagande nazie. Quelles étaient ces unités françaises? Quels hommes y trouvait-on?
Avec l’ouverture du front de l’Est le 22 juin 1941, la propagande du IIIe Reich abandonne le nationalisme grand-allemand et affirme prendre la tête d’une croisade pour la sauvegarde de l’Europe. Pour la propagande pro-germanique, l’Alliance des Anglais, des Américains et des Soviétiques implique bientôt de désigner l’unité européenne comme prise entre les mâchoires d’un ennemi unique.
Capitalisme et communisme seraient les deux éléments matérialistes désagrégeant les nations et les âmes des peuples au profit de l’instauration d’une ploutocratie juive planétaire. Le discours sur «l’anéantissement» du «judéo-bolchevisme» désigne dorénavant un monstre judéo-américano-soviétique dont «l’impérialisme» agresserait l’Europe.
En France, dès l’ouverture du front oriental, les principaux groupements collaborationnistes lancent ensemble la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme (LVF) qui constitue le 638e régiment de la 7e division de la Wehrmacht (6.000 hommes). Un des cadres de l’Institut des Questions Juives envisage de donner pour symbole à la nouvelle troupe… une croix gammée bleu-blanc-rouge… Le cardinal Baudrillart apporte sa bénédiction à la LVF en considérant que «cette légion constitue une chevalerie nouvelle. Ces légionnaires sont les croisés du XXe siècle». Les volontaires prêtent serment à Hitler le 12 octobre 1941.
Les Croisés contre le bolchevisme
Deux des chefs politiques collaborationnistes font le pas de l’engagement: Jacques Doriot et Pierre Clémenti. Le premier est issu du communisme et est le leader du Parti Populaire Français, un parti adepte d’un conservatisme de choc habillé d’un style fasciste.
L’engagement européen mène à une radicalisation de Doriot et du PPF, qui en 1943 n’hésitent plus à se revendiquer «totalitaire» et «européen». L’engagement de Doriot lui permet d’accroitre son aura auprès des plus ardents collaborationnistes, mais attire force antipathie au PPF. Pour guider le parti durant ses absences, il le confie à Victor Barthélémy (futur secrétaire-général du Front national). Il est abattu en Allemagne en 1945.
Le second leader à prendre l’uniforme de la LVF est Pierre Clémenti. Son Parti Français National-Collectiviste (il s’appelait national-communiste mais l’Occupant lui a demandé de changer de nom) est bien plus modeste et, malgré son nom, relève d’une extrême-droite assez classique. Quoique condamné à mort à la Libération, il sera ensuite de tous les coups de l’extrême-droite radicale européenne, en particulier au sein d’une Internationale, le Nouveau ordre européen, fondée en 1951 par l’ex-trotskyste, ex-stalinien et ex Waffen-SS René Binet.
L’anticommunisme est bien le ciment de cet engagement. Il s’agit d’un thème populaire, apte à entraîner le soutien de masses et à susciter des vocations. En 1942, sous l’impulsion des services de propagande allemands, le Comité d’Action Antibolchevique produit une exposition «Le Bolchevisme contre l’Europe», parrainée par les pays européens de l’Axe. Elle reçoit 370.000 visiteurs à Paris, 160.000 à Lille, et encore près de 30.000 à Toulouse où elle se trouve entre le 6 mai et 8 juin 1944.
Affiche pour le recrutement des Français. Non datée. Image RMN
La LVF dispose de son propre organe de propagande pour mobiliser ses membres: Le Combattant européen. Il est dirigé par Marc Augier, ancien militant de gauche et futur écrivain à succès sous le pseudonyme de Saint Loup. Saint Loup popularisera dans les années 1960-1970 une vision «pop» de la SS, lui inventant une fraction ésotérique prête au coup de force pour imposer une Europe des régions. Mais, dès la guerre, il a le goût de la romance…
Qu’importe que l’action militaire de la LVF soit tout à fait médiocre, Augier excelle à transformer le récit de sa faiblesse combattante en drame épique. Il sait donner une perspective. Membre du «Groupe Collaboration», il a dirigé sa branche des Jeunes de l’Europe Nouvelle. Ses militants diffusent en France, La Jeune Europe, un journal destiné aux jeunes intellectuels, publiant dans ses colonnes toute l’intelligentsia de l’extrême-droite européenne, lancé en 12 langues en 1942 afin de représenter la concorde continentale naissant avec la SS européenne. Les militants passent ensuite pour l’essentiel à la Milice ou à la brigade SS Frankreich.
La Milice est quant à elle fondée en janvier 1943 afin de soutenir l’effort allemand dans le cadre de la répression de la Résistance. Pour la Milice, il n’y a pas de différence entre front de l’Est et guerre civile intérieure: elle ne voit là qu’un seul ennemi. Son chef Joseph Darnand souhaite la transformer en parti unique, et en formation armée unique absorbant la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme qui combat à l’Est. En août, il renforce sa position en jurant fidélité à Hitler et intégrant la Waffen-SS. Avec ses 25.000 miliciens, dont un grand nombre inactifs, il escompte radicaliser le régime de Vichy pour l’entraîner de l’autoritarisme vers le totalitarisme. Il sera exécuté à la Libération.
La Waffen-SS française
En 1943, le IIIe Reich accorde aux Français le droit de rejoindre la Waffen-SS au sein de la brigade Frankreich (2.500 hommes). Les brochures promouvant l’engagement alternent l’argumentaire idéologique magnifiant «l’union de la jeunesse européenne contre le nihilisme bolcheviste» et un descriptif sportif (les SS à la plage, à cheval, en motocyclette, etc.) et alimentaire (avec composition des menus… soit un argument de poids en son contexte).
Les hommes de la Frankreich, de la LVF et des Miliciens sont enfin versés dans la Division Charlemagne de la Waffen-SS en novembre 1944 (moins de 8.000 hommes).
Selon François Duprat, cadre mais aussi historien des extrêmes-droites, le tout premier Français accepté dans la SS fut Jean-Marie Balestre. Il était avant-guerre membre du service d’ordre de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme, mais dès l’été 1940, proche de Clémenti, on le trouve impliqué dans des violences antisémites en compagnie de son ami Robert Hersant.
Dans Devenir, le journal des SS francophones, Balestre trace les grands traits d’une idéologie qui a plus à voir avec celle de l’extrême-droite radicale d’après-guerre qu’avec le nationalisme grand-allemand. Le futur président de la Fédération Internationale du Sport Automobile (de 1978 à 1991) certifie alors que les SS français savent qu’Hitler «les conduira au triomphe total, et ils savent aussi que, grâce à eux, la France y aura participé».
Dans les pages de Devenir, on est très loin de l’état d’esprit des croisés de 1941 – d’où d’ailleurs quelques tensions dans la Charlemagne. Ici, on applaudit à la mort des nations grâce à «l’homme nordique qui renaît aujourd’hui», «enraciné» et défait de «l’orientalisme» chrétien. L’écrivain Lucien Rebatet (qui participe après-guerre à la presse d’extrême-droite), y salue les Allemands nazis, les Roumains de la Garde de Fer, les antisémites des États-Unis, les nationalistes argentins, tous ceux qui ont «l’esprit européen, l’esprit aryen, l’esprit révolutionnaire». Et de conclure que les engagés du front de l’Est sont «l’élite de cette Internationale aryenne qui refera demain le monde sans Juifs, sans démocrates, sans trusts. Camarades SS de 18 nations, je vous adresse, le bras tendu, notre salut, le salut aryen. Mort aux juifs!»
Les décombres
La sortie de guerre est particulièrement délicate pour ces hommes. Ils ont franchi le Rubicon et, jusqu’au bout souvent, veulent y croire. Ainsi, le SS Marcel Lhomet écrit-il dans une lettre en date du 30 mars 1944:
«C’est un SS qui t’écris. C’est la formation SS qui parle. Nous sommes un ordre de chevalerie, un ordre de soldats, nos lois sont dures. Notre voie est toute droite, sans compromis, et notre but est la victoire européenne, de la Race. [Hitler est] l’homme qui seul est capable de façonner les destinées de l’Occident et de la France ».
La Charlemagne est prise dans les tourments de la fin du conflit. Certains de ses hommes sont à Berlin lors de sa chute. D’autres ont été faits prisonniers par les Russes sur le front de l’Est, tel Jean Castrillo, qui s’y découvre slavophile, s’y convertit à l’orthodoxie, et participera après-guerre aux débuts de la Nouvelle droite et sera un cadre du FN. Il sera alors toujours auprès de Pierre Bousquet.
Face à la débâcle, Bousquet est lui parvenu à se faire passer pour un Français du Service du Travail Obligatoire auprès de l’armée américaine. Le voici engagé par les Américains pour organiser l’arrestation puis le renvoi vers la France des collaborationnistes… Il compte dans l’extrême-droite d’après-guerre. Revenu à Paris, il participe en 1946 à un groupe clandestin d’ex-Waffen-SS qui tente de placer ses membres dans les mouvements anticommunistes pour pouvoir les manœuvrer.
Lorsqu’en 1972 survient la création du Front National, Bousquet n’est pas enthousiaste. C’est alors Georges Bidault, l’ancien président du Conseil National de la Résistance avec lequel il s’est lié, qui l’invite à y participer, même si lui-même préfère demeurer en retrait. C’est avec Bousquet que Jean-Marie le Pen va déposer les statuts du jeune Front National, dont l’ancien de la Charlemagne est le premier trésorier. Même si lui et Castrillo quittent le FN fin 1980 en considérant que, depuis l’assassinat de Duprat, Israël tiendrait Jean-Marie le Pen, de nombreux membres de la Nouvelle droite et du FN seront à ses obsèques en 1991.
En termes militaires, l’apport des Français à la SS n’a pas eu de grande importance. Mais, en termes politiques, les anciens SS jouent après-guerre un rôle essentiel dans la reconstruction des extrêmes-droites, y faisant montre de capacités d’élaboration idéologique et organisationnelle.
Nicolas Lebourg