La vie d’Antonio Gramsci est une vie de combats. Combat contre le fascisme, l’absurdité de la guerre et l’injustice. En 1926, alors secrétaire général du Parti communiste italien, il est arrêté par le régime fasciste. À l’issue d’un procès où le procureur demandera que l’on « empêche ce cerveau de fonctionner », Gramsci est condamné à 20 ans de prison.
Depuis sa cellule, il poursuivra sous une autre forme son combat en faveur des classes subalternes en écrivant plus de 35 cahiers qui contiennent quelques-uns des concepts les plus novateurs du XXe siècle.
Le documentaire Antonio Gramsci, penseur et révolutionnaire, pénètre dans cette œuvre riche et passionnante en présentant les concepts gramsciens (hégémonie, bloc historique, Etat intégral, révolution passive…) qui sont aujourd’hui encore à travers le monde un instrument privilégié de transformation de la société. Car chez Gramsci la pensée et l’action sont inextricablement liées.
Avec la participation de : Alberto Burgio, Angelo d’Orsi, Fabio Frosini, Razmig Keucheyan, Guido Liguori, Domenico Losurdo et André Tosel.
Vous pouvez commander en ligne le documentaire chez nos amis Les mutins de Pangée
Entretien avec Fabien Tremeau
Propos recueillis par Sébastien Madau, La Marseillaise, Avril 2014
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à réaliser ce documentaire ?
Elles sont nombreuses. Tout d’abord, le documentaire s’inscrit
dans la suite de mon travail sur les penseurs marxistes ou les penseurs
qui ont influencé, à des titres divers, la pensée marxiste.
Antonio Gramsci reste en France peu ou mal connu. On cite volontiers son concept d’hégémonie mais cela s’arrête souvent là, alors que c’est l’un des penseurs les plus importants du XXe siècle et qu’il est dans le reste du monde une référence incontournable.
Gramsci est un penseur complexe, il a une compréhension très fine du marxisme, du capitalisme et de ses crises. Je voulais donc faire un documentaire qui sorte des clichés et où l’on puisse réellement comprendre sa pensée et son parcours.
Et puis le documentaire permet de toucher un plus large public car pour de multiples raisons l’œuvre de Gramsci est difficile d’accès. Le documentaire offrait donc la possibilité d’entrer dans une œuvre complexe plus aisément grâce notamment à la pédagogie et à la passion des intervenants et à la qualité des d’images d’archives qui pour certaines sont très rares. Chacun étant ensuite libre d’approfondir le sujet ou d’en rester là
En quoi Gramsci a-t-il révolutionné la pensée politique du XXe siècle dans les sociétés occidentales ?
On pourrait dire que toute la pensée politique de Gramsci tourne autour des façons pour les classes subalternes d’accéder au pouvoir et des moyens de le conserver.
Ainsi, ses réflexions sur le rôle des intellectuels, du parti politique, sa conception de la société civile et de l’Etat ou encore son interprétation de Machiavel cherchent à rendre compte de la difficulté des classes subalternes dans les sociétés occidentales à prendre le pouvoir. Gramsci comprend très vite que l’expérience de la prise de pouvoir par les bolcheviques sera difficilement reproductible dans les sociétés occidentales. En Russie, comme dit Gramsci, « l’Etat était tout et la société civile rien », en ce sens prendre le Palais d’Hiver était la stratégie adaptée à ce type de société. Mais il en va différemment dans les sociétés occidentales où la société civile est puissante et où prendre le pouvoir de l’Etat ne peut suffire. Si Gramsci reste léniniste, il comprend que dans les sociétés occidentales – c’est-à-dire dans les sociétés capitalistes les plus avancées – le pouvoir n’est pas uniquement dans l’Etat, qu’il est disséminé dans la société et qu’il faut aussi s’attaquer à ce pouvoir.
On peut dire que tout le XXe siècle est traversé par cette pensée. Devant les échecs répétés des révolutions dans les pays capitalistes, de nombreux intellectuels ont été amenés à poursuivre cette réflexion initiée par Gramsci.
Certains ont cherché avec le concept de subalternes à redéfinir la classe révolutionnaire, d’autres se sont attachés à repenser le concept d’Etat ou encore à mieux cerner le rôle joué par la culture dans la société capitaliste.
N’avez-vous pas eu de difficulté à rendre son oeuvre et ses concepts (d’habitude plutôt hermétiques et difficiles d’accès) lisibles pour le grand public ?
La principale difficulté est que Gramsci n’a pas à proprement parler écrit une œuvre. Les Cahiers de prison sont un ensemble de notes, de recensions et de réflexions qui ne sont pas destinées à être livrées en l’état au public. Ils sont plutôt, dans son esprit, une base pour de futurs travaux. Néanmoins, les Cahiers de prison, s’ils fourmillent d’idées, de pistes de réflexions ou parfois d’hypothèses, constituent un tout cohérent grâce notamment aux grands concepts et thèmes qui reviennent sans cesse sous sa plume et qui sont, si l’on peut dire, la colonne vertébrale des cahiers.
La tâche de choisir les grands thèmes et concepts a, en ce sens, été facilitée, bien que l’on éprouve toujours des regrets de ne pas avoir traité tel sujet ou tel concept.
ainsi son concept de journalisme intégral est lié à son expérience de journaliste, sa distinction entre Orient et Occident à la révolution bolchevique, sa conception du parti politique à son expérience à tant que membre important du Parti communiste italien (PCI)…
La documentaire montre donc la vie de Gramsci, qui est d’abord la vie d’un homme engagé. Ses réflexions sont le fruit de cet engagement et de ses expériences. Il y a une dialectique très forte chez Gramsci entre action et pensée, l’une n’étant jamais séparée de l’autre.
Il n’y a jamais chez lui de concepts gratuits ou « hors-sol ». Enfin, dans un souci de clarté j’ai délibérément ignoré les nombreuses polémiques, qui ont lieu surtout en Italie, sur les conditions de son arrestation ou sur ses rapports avec le PCI ou Togliatti. Outre le fait que cela aurait parasité l’objectif du film, il faudrait un film entier pour essayer de démêler ces histoires. Si ces débats historiographiques et philologiques sont intéressants, ils me semblaient hors propos dans un documentaire voulant faire découvrir la pensée de Gramsci à un large public
Avez-vous, lors de vos recherches, pu constater une mise sous silence de son oeuvre après guerre? Comment l’interprétez-vous ?
Je ne dirai pas qu’il y a eu une « mise sous silence » de l’oeuvre de Gramsci après-guerre. En Italie, les Cahiers de prison ont été publiés assez rapidement par Togliatti qui a choisi et regroupé les textes de façon thématique, si bien que l’on a longtemps pu croire en Italie que Gramsci avait écrit un livre sur les intellectuels ou sur le Risorgimento. Gramsci a donc très vite été un outil pour le Parti communiste italien tant au niveau national en tant que figure intellectuelle et martyr du fascisme, qu’au niveau international quand il s’agissait pour le PCI de prendre ses distance avec l’URSS ou de faire entendre la particularité du communisme italien.
Il faudra attendre le milieu des années 1970 et l’édition scientifique
de Valentino Gerratana pour que l’œuvre de Gramsci soit publiée dans son intégralité et que sa chronologie soit enfin respectée Le cas de la France est un peu particulier. Plusieurs raisons peuvent être évoquées pour comprendre le relatif silence entourant l’oeuvre de Gramsci.
Il y a tout d’abord une raison éditoriale : Gramsci a été traduit tardivement en France. Quelques recueils de ses textes ont été publiés dans les années 1960 notamment par les éditions sociales, mais il faudra attendre le milieu des années 1990 pour que les derniers tomes de Cahiers de prison soient enfin édités.
Il y a eu pourtant au début des années 1970 un réel intérêt pour Gramsci en France avec la publication de quelques livres à son sujet, certains furent même importants, mais cela est retombé avec le reflux général de la pensée marxiste ou contestatrice dans les années 1980.
En revanche, Gramsci a exercé très vite une influence importante dans le reste du monde. Dans les pays anglo-saxons de nombreux auteurs se sont ouvertement inspirés de ses concepts ou de sa méthode. Je pense à E.P. Thompson, à Stuart Hall, à Robert Cox ou à l’historien Eric Hobsbawm, pour ne citer qu’eux. Gramsci a été aussi une source d’inspiration pour les subaltern studies qui se développent principalement en Inde. Enfin, l’Amérique latine reste, aujourd’hui encore, un lieu privilégié pour les études gramsciennes
Que peut apporter Gramsci dans la pensée alternative actuelle?
La pensée alternative actuelle est malheureusement trop souvent coupée de la pratique quotidienne des gens. Gramsci insiste à juste titre sur le fait qu’une théorie coupée des masses n’a pas beaucoup de sens. La dialectique entre théorie et pratique et aufondement de ce qu’il appelle « la philosophie de la praxis ». La théorie a besoin de la pratique pour « sentir » le monde, comme la pratique a besoin de la théorie pour le penser, c’est à cette condition que des changements peuvent réellement avoir lieu.
Gramsci montre aussi que ces changements ne peuvent être seulement quantitatifs même si cela reste bien évidemment une donnée très importante, mais qu’il faut proposer et construire dès à présent une nouvelle culture dans le sens large. Il faut montrer que la « cité future » ne sera pas simplement plus confortable matériellement mais proposera une vie qualitativement meilleure. Gramsci s’est opposé avec virulence à l’ « économisme » ou aux dérives mécanistes de la deuxième Internationale, cette tendance est une menace toujours présente dans la pensée marxiste ou plus généralement dans la pensée de gauche.
Antonio Gramsci, penseur et révolutionnaire
FABIEN TRÉMEAU
Le sources de l’espoir 53′
Le refus de la défaite 52′
20 euros
Production : Éditions Delga, En attendant la suite et Les films des Trois Univers avec le soutien d’Archivio Audiovisivo del Movimento Operaio e Democratico, Casa Museo di Antonio Gramsci Ghilarza, Casa Natale Antonio Gramsci Ales et Terra Gramsci.
source : http://editionsdelga.fr/documentaire-antonio-gramsci-penseur-et-revolutionnaire-fabien-tremeau/