Comme ce texte le mentionne par ailleurs, nous n’oublions pas que Jean-Claude Michéa fut notre camarade, et que c’est aussi et avant tout parce qu’il connaît la musique qu’on a du mal à lui pardonner certains couacs. S’il est de son droit absolu de n’être plus communiste, notons sobrement qu’il ne nous a néanmoins pas convaincus, malgré ses efforts, de ne plus l’être. Il va de soi que l’engagement communiste n’est pas un acte de foi mais un travail de l’esprit, et peut à tout moment être discuté ou remis en cause. Jean-Claude Michéa peut d’ailleurs, naturellement, répondre s’il souhaite dissiper d’éventuels malentendus dans ces mêmes colonnes. (n.d.l.r.)
Carrefour ou impasse Michéa ? – Par Aymeric Monville
La scène se passe quelque part entre Michel Clouscard et George Orwell, entre antigauchisme et antiléninisme, entre le PCF des années 70 et l’anarchie. Et même si tout cela est bien contradictoire, Jean-Claude Michéa campe sur ses certitudes et attend sa révolution, la vraie, la bio, la décroissante, en cultivant son jardin. Son dernier opus, Notre ennemi, le capital, est un livre d’entretiens – encore un –, nécessairement un peu décousu, où il passe plus de temps à polémiquer contre ses adversaires qu’à étayer sa doctrine. Laquelle tourne toujours autour de : les Lumières alibi des bourgeois, la trahison des bobos, la gauche vendue etc. De quoi décevoir jusqu’à ses plus fervents partisans. Lesquels pourront se dire qu’il rhapsodie ou pratique le leitmotiv wagnérien ou, plus prosaïquement, qu’il se répète.
Néanmoins, nous pensons que cette répétition n’est pas fortuite, qu’elle a même une cause politique et que l’auteur jadis enthousiasmant de L’Enseignement de l’ignorance ou d’Impasse Adam Smith n’est pas tombé par hasard dans un véritable cul-de-sac.
Sans prétendre épuiser les causes possibles de ce fiasco, nous tenterons une explication partielle en revenant aux années de formation politique de Jean-Claude Michéa et notamment à son passage par le PCF des années 70, jusqu’à 1976 pour être exact.
C’est en effet, à notre avis, ce statut ambivalent d’ancien communiste, tantôt fidèle à l’esprit, tantôt repenti réglant perpétuellement ses comptes, qui explique bien d’apparents paradoxes.
Fils d’un résistant communiste, Michéa garde en effet une certaine affection pour le caractère radicalement contre-culturel du parti qu’il a bien connu jadis intus et in cute. Son ancien positionnement, difficilement compréhensible après des années de censure anticommuniste dans les médias, lui permet d’entretenir de savantes et subtiles ambiguïtés.
Ainsi, lorsqu’il fait l’éloge du « local », on ne sait s’il a en tête les luttes de terrain, le militantisme sérieux, sur le lieu de travail, que savait pratiquer le grand parti de masse et de classe qu’était encore le PCF à son époque, ou au contraire s’il caresse dans le sens du poil les charlataneries néopétainistes de la « proximité » et de la « terre qui ne ment pas », qui pullulent aujourd’hui. Idem, lorsque Michéa triomphe sans péril et sans gloire des insignifiants no borders, on ne sait si c’est pour rappeler l’exigence du « produire en France » pour garder l’outil de production ou bien si c’est pour embrayer sur l’identitarisme poujado-régionaliste. Bref, on ne sait s’il défend la nation, au sens progressiste du terme, ou s’il entretient le vieux girondinisme ressentimental. Soucieux sans doute d’élargir son public, « Michéa l’inclassable », comme le proclame son éditeur, se garde bien évidemment de trancher.
Même stratégie ambiguë avec l’antigauchisme, lequel peut aussi bien désigner Lénine, Duclos, Clouscard, que la façon dont la droite se croit subtile en campant tous ses adversaires, de Hollande à Mao Zedong compris, en bobos-gauchos-socialos…
Voilà pour l’héritage communiste. Sinon, Michéa a quitté le parti en 1976, non parce que le PCF commençait alors à renier sa raison d’être, mais sans doute parce qu’il était encore trop léniniste à ses yeux.
Chaque homme est le fils de son temps et peine à franchir le rocher de Rhodes.
En 1976, nous sommes sans doute au sommet de la campagne desdits nouveaux philosophes. Un Soljenitsyne vient à la rescousse des franquistes espagnols en martelant que les Soviétiques ont assassiné 110 millions de leurs compatriotes (sur une population de 165 millions en 1917…) Après l’ouverture des archives suite à la chute de l’URSS, l’on a pu se rendre compte des réelles proportions de la répression stalinienne (victimes du goulag entre 1934 et 1940, attestées, y compris par le Livre noir du communisme : 300 000). Mais le mal était fait : il ne s’agissait plus seulement d’engager un bilan critique et légitime mais non renégat de l’ère Staline, mais de crier : « Staline = Hitler », « communisme = nazisme ». Les gens de la génération de Michéa (né en 1950), les babyboomeurs bien contents de profiter des effets du programme du CNR sans avoir à refaire les sacrifices qu’il avait fallu consentir pour l’obtenir, allaient grossir les rangs de ladite génération Mitterrand, ou bien retrouver, comme c’était son cas, les voies impénétrables du socialisme utopique et prémarxiste.
De cette époque, Michéa n’est jamais sorti. Dans sa cécité complaisante et satisfaite, il partage avec un Michel Onfray une démarche identique : celle du prof-de-philo-de-gauche confortablement campé en petit notable de province se croyant rebelle envers Paris et toute autorité, et pensant avoir suffisamment de diplômes pour s’épargner les débats de spécialiste. Il faut croire que connaître son Kant fait qu’en histoire ou en sociologie, on peut toujours raisonner juste sur des figures fausses, comme en géométrie. Bref, j’accepte sur l’URSS tout ce que me disent BHL ou Glucksmann, mais en philo je suis complètement différent d’eux…
L’Union soviétique et ses soixante-dix ans de lutte acharnée est en effet pour Michéa un lieu forclos, un no man’s land historique. Le goulag n’est peut-être pas dans Marx mais le productivisme à outrance et l’autoritarisme oui. Lénine est d’ailleurs transfiguré par Michéa en contremaître tayloriste, adepte des cadences infernales. Et peu importe que le révolutionnaire russe ait su comprendre que la révolution était aussi et peut-être même avant tout une bataille de la production, les soviets et l’électricité. Que dirait Michéa d’un Staline expliquant en 1931 qu’il fallait rattraper en dix ans la production capitaliste sous peine d’être écrasés ? De ce point de vue, c’est la grandeur des peuples soviétiques d’avoir suivi Staline (car ce dernier n’aurait pu imposer pareil programme contre eux), et non d’avoir écouté les éternels Michéa.
Mais ce dernier croit avoir réponse à tout en réinventant un socialisme parfait où les marins de Kronstadt, Nestor Makhno, et la belle et immarcescible Rosa Luxemburg auraient pu à eux tous seuls résister aux quatorze armée étrangères, puis à l’invasion nazie et enfin à la pression nucléaire américaine. Force est pourtant de constater que sans la détermination du parti bolchevique et sans l’acuité de l’analyse marxiste et léniniste, les Soviets n’auraient pourtant même pas pu déclencher l’insurrection d’Octobre et seraient peut-être encore à l’heure actuelle en train de subir la guerre impérialiste entretenue par Kerenski, à supposer que la Russie n’eût pas été occupée par les armées du Kaiser, comme la bourgeoisie russe l’espérait à voix haute, aux dires de John Reed.
Mais peu importe, Michéa réinvente à son image un peuple qui a toujours raison, même quand il a tort, même quand il n’avance pas d’un pouce depuis le socialisme utopiste et les luddistes, même lorsqu’il vote FN. C’est toujours mieux, selon lui, que ces intellectuels de gauche, tous bobos, larbins, flics et délateurs. Et peu importe qu’il invoque dans cette cause anti-intellectualiste un George Orwell qui, croisade antistalinienne oblige, avait fini lui-même en informateur zélé pour le compte de l’IRD.
En Grand Inquisiteur pour qui tout communiste est désormais un chien totalitaire, Michéa renoue avec l’intransigeance classe-contre-classe mais à usage anarchisant cette fois. L’antifascisme est une manip stalinienne, l’affaire Dreyfus un conflit entre bourgeois (air connu), le terme « gauche » n’a plus aucun sens depuis… la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde, événement censé expliquer tout mais que Michéa ne sait même pas orthographier et qu’il transforme en « décret Allard ».
L’oracle de Montpellier réinvente également la guerre d’Espagne où les seuls criminels sont les Soviétiques qui sont pourtant les seuls, avec le PCF et l’Internationale communiste (qui fut à l’origine des Brigades Internationales), à être intervenus en faveur de la République. A l’instar de son maître Orwell, qualifié pourtant de « témoin le plus ahuri du combat le plus confus » selon le difficilement contestable historien Pierre Vilar (La Guerre d’Espagne 1936-1939, PUF, Que sais-je, 1986, p. 70), Michéa pense sans doute que l’insurrection de Barcelone en mai 1937 que même le POUM sur le moment qualifiait d’absurde (cf. Vilar, ibidem), aurait tout changé, comme on le croit volontiers sur les campus américains. Un peu plus et Michéa nous redonnerait du « André Marty boucher d’Albacete », pareil à ces anarchistes qui n’ont pas honte de recycler la propagande franquiste.
Comme Proudhon, qu’il préfère désormais à Marx, Michéa pense qu’on peut étudier la politique en gardant les bons côtés, en éliminant les mauvais. Si pour le Clemenceau encore digne des années 1890, la révolution était un bloc, elle est au contraire pour Michéa un supermarché, où il suffit de choisir les bons produits, d’acheter les plus bios, les plus décroissants et d’attendre patiemment que l’Etat dépérisse.
Il garde certes de son passage au PCF une certaine conscience de classe. C’est encore trop, d’ailleurs, pour un certain Roger Martelli, l’ancien refondateur du PCF et mentor de Clémentine Autain, pour qui l’antigauchisme du PCF était une « impasse meurtrière » (sic). (On peine à comprendre, en bon français, en quoi une impasse peut commettre un meurtre – à moins qu’il ne s’agisse d’une fenêtre de tir néo-féodale – mais on trouvera sans doute des explications dans L’Identité c’est la guerre, chap. III.)
Evidemment, devant ces attaques à front renversé où les titulaires actuels du nom de communistes en viennent à ne plus avoir comme idéal politique que de ne pas désespérer le 11e arrondissement, les sorties de Michéa contre les no borders, néo-communautaristes et autres bobos de gauche sont toujours réjouissantes. Clouscard avait néanmoins fait le travail bien avant lui, mais il n’avait, lui, aucune complaisance pour les postures antisoviétiques de la gauche soixante-huitarde et surtout, il avait su montrer que l’embrigadement des nouvelles couches moyennes dans le salariat généralisé déboucherait, à la faveur de la crise, sur un néo-fascisme, comme l’atteste, dès 1988, son célèbre « sous les pavés Le Pen ». C’est d’ailleurs ce qui prouve que même mort, Clouscard a toujours vingt ans d’avance sur ses pseudo-disciples à la Michéa.
Certes, nous ne suivrons pas les désormais nombreux détracteurs de Michéa, le plus souvent membres de la gogôche qu’il n’a guère de mal à réfuter, qui font de ce dernier une pure et simple voiture-balai du FN. Après tout, le marxisme ne consiste pas à sonder les reins et les cœurs, et l’on peut postuler que Michéa est un anarchiste sincère. Néanmoins, les anarchistes espagnols qui trouvaient urgentissime de collectiviser tout jusqu’aux salons de coiffure, de terroriser les nonnes et de qualifier de « crapstal » toute tentative d’alliance antifasciste avec la bourgeoisie républicaine, étaient, eux aussi, sincères. Et alors ?
Il demeure qu’après le jeu de massacre auquel Michéa a soumis la gauche et le mouvement communiste, il lui reste logiquement la solution des vrais désespérés, celle que proposait un Barbey d’Aurevilly à Huysmans, l’auteur de la bible décadentiste A rebours : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix ».
Soucieux néanmoins de durer, et pas encore « rallié », Michéa a sans doute un peu conscience de la dérive à laquelle il se prête, ou du moins qu’il autorise. D’où son acharnement à brandir son anticapitalisme comme un talisman anti-FN, y compris jusqu’au titre de son dernier livre, Notre ennemi le capital. Le hic est que le fascisme a toujours besoin d’une aile gauche, d’une caution anti-capitaliste, pour mieux la jeter aux orties plus tard, et que Michéa, tel quel, malgré tous ses « vade retro » fait parfaitement l’affaire.
Pour des gens comme Onfray et Michéa, Alain de Benoist (beaucoup plus malin qu’eux) a depuis longtemps ressorti du formol un avatar du cercle Proudhon d’Action française, carrefour de tous les déçus de la gauche réenchantés par la vraie droite. Benoist a déjà invité Onfray à disserter des mérites des girondins, leur détestation commune de Robespierre autorisant tous les rapprochements. Le fondateur du GRECE courtise également Michéa, jusqu’à affirmer qu’il est « le penseur le plus important de son temps ». Cela fait longtemps que l’ancien théoricien du racialisme et des bienfaits supposés de l’apartheid a su renoncer aux causes perdues pour concentrer son combat sur l’anti-jacobinisme systématique, en se contenant simplement de laisser la gauche et la nation au sens progressiste du terme se désagréger. Michéa vient d’ailleurs de voler, dans son dernier ouvrage, au secours d’Onfray faisant des ronds de jambe à de Benoist. Asinus asinum fricat.
Peu importe de savoir si cette attitude est pensée, calculée ou complètement inconsciente.
Michéa et Onfray, qui doivent leur succès à l’anticommunisme de rigueur dans les médias, peuvent choisir de capitaliser leur réussite mondaine soit en prenant leur retraite dans l’austère Caen ou la festive Montpellier, soit en poursuivant leurs investissements en se faisant les petits télégraphistes des néo-réacs à la Zemmour et Finkielkraut. Lorsqu’on a fait une révolution une moitié, il ne reste, comme l’a dit cruellement Saint-Just, qu’à se creuser un tombeau.
Néanmoins le reproche de « double pensée » que Michéa emprunte à Orwell, pour faire l’éternel procès du communisme et s’assurer que le cadavre de Staline est bien mort, peut être aisément retourné contre lui. La « double pensée », sorte de mauvaise foi sartrienne au carré, consiste ici à se prétendre ultra-révolutionnaire en adoptant une attitude totalement contemplative et en ne disant rien du fascisme qui vient.
Laissons donc Michéa là où il veut rester, au carrefour des chemins qui ne mènent nulle part.
Cent ans après Octobre, il nous faut donc revenir à la leçon de Lénine : « On ne peut avancer d’un pas si l’on a peur d’aller au socialisme. »
Ils ont eu peur du socialisme ; ils auront la terreur blanche.
Aymeric Monville, 6 février 2017