Sorry we missed you (jeu de mot entre « Désolé, vous n’étiez pas là quand nous sommes passés » et désolé on vous a manqué) est le dernier film de Ken Loach présenté à Cannes en 2019.
Mal reçu par la critique ou plutôt perfidement car il est difficile de démolir un film dont la documentation et la mise en scène sont tellement finement travaillées qu’elles en deviennent invisibles. Mais avec quelques qualificatifs comme « kenloachien » (contenant tout le mépris pour le cinéma engagé – seul l’anticapitalisme est un engagement bien sûr), « doloriste », « lacrymal », « misérabiliste », « touchant », « avec un méchant patron »[1]. Si des larmes nous viennent, ce sont des larmes de colère, peut-être, l’envie de tout casser…de faire la révolution pour renverser un système inique fondé sur la recherche du profit à tout prix, et ici le prix est l’Humain.
Une famille de la classe moyenne, un couple qui s’aime, deux beaux enfants, un garçon en pleine crise d’adolescence et une fillette. La crise immobilière et financière de 2008 les a condamné à ne pas pouvoir devenir propriétaire pour éloigner la crainte de finir à la rue. Elle, assistante de vie auprès de personnes âgées, métier qu’elle exerce avec cœur et dévouement. Pourtant elle doit assumer un planning serré et tant pis si la vieille dame traîne à prendre son repas et qu’une autre fait une crise d’hystérie, des heures qu’elle prendra sur son temps de vie, sur le temps familial. Les enfants dineront seuls. K. Loach, lui, se permet un clin d’œil aux grèves des mineurs de 1984, à l’esprit de solidarité raconté par l’une d’elles.
Lui, depuis son licenciement du bâtiment, enchaîne les petits boulots sans regarder à la pénibilité « trop fier pour être assisté » et percevoir les indemnités chômage. Ils sont devenus des travailleurs pauvres. Alors les sirènes de l’auto-entreprenariat (auto-surexploitation déguisée) trouvent un écho. Son entretien d’ « embauche », sur lequel s’ouvre le film, fait miroiter « liberté » associée à « se faire beaucoup d’argent ». Celui que les critiques présentent comme un patron particulièrement odieux et inhumain ne visant que le respect du planning des livraisons des colis n’est lui-même que le responsable d’un dépôt de la Gorgone, en concurrence avec les autres responsables de dépôt d’un GAFAM quelconque. La lutte des classes exacerbée est une réalité économique et sociale dont la violence mise à nu dérange les critiques de nos médias : dans cet univers de la société ultralibérale, il n’y a plus rien d’humain, il n’y a plus que productivité, rentabilité, lutte à mort pour le profit. Une inhumanité qui brise l’Homme, qui brise jusqu’à son foyer, dernier îlot de fraternité et de respect mutuel.
Retirons la camionnette de livraison acquise en vendant la voiture, outil de travail de sa femme ; retirons les transports en commun ; nous voilà plongés en plein XIXè siècle des ouvriers des fabriques et des mines dépourvus de tout droit, pieds et poings liés pour enrichir les patrons par leur travail rémunéré d’un salaire de misère encore amputé des amendes et sanctions diverses. Il ne manque plus que le travail des enfants. Mais qui sait ? L’U.E. a déjà abaissé l’âge légal à 14 ans. En France, la scolarité obligatoire est encore maintenue jusqu’à 16 ans…
Les larmes qui piquent les yeux et serrent la gorge, serrent aussi les poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans la paume. Colère et impuissance provisoire. La dernière séquence du film montre le père reprenant le volant de la camionnette, envers et contre tous car le nœud coulant s’est resserré, il n’a plus d’autre issue tant il est endetté, et en particulier auprès de la Gorgone, puis c’est le noir. Même les applaudissements de fin de séance sont contenus comme indécents.
Laissons les derniers mots à K. Loach : « La technologie est nouvelle, mais l’exploitation est vieille comme le monde. Ce système est-il viable ? Est-il viable de faire nos courses par l’intermédiaire d’un homme dans une camionnette, qui se tue à la tâche quatorze heures par jour ? […]Ce n’est pas l’échec de l’économie de marché, c’est au contraire une évolution logique du marché, induite par une concurrence sauvage visant à réduire les coûts et à optimiser les bénéfices. Le marché ne se préoccupe pas de notre qualité de vie. Ce qui l’intéresse, c’est de gagner de l’argent, et les deux ne sont pas compatibles. »[2]
Le film sort le 23 octobre au cinéma Le Panthéon, à Paris. C’est dire qu’il a peu de chance d’être bien et longuement diffusé. Précipitez-vous. Je croyais tout savoir sur les Uber, Deliveroo et autres Amazon : je m’écarterai respectueusement et silencieusement désormais en voyant arriver à toute vitesse un de ces scooters grillant les feux tricolores.
Trouver une séance près e chez vous :
www.allocine.fr/seance/film-264872
[1] https://www.parismatch.com/Culture/Cinema/Sorry-We-Missed-You-de-Ken-Loach-la-critique-Festival-de-Cannes-1624356
[2] Entretien extrait du dossier de presse du film Sorry we missed you © Le Pactehttps://www.zerodeconduite.net/film/5227