Par Georges Gastaud – 1er août 2023
De quoi la « Cosa » fut-elle vraiment le nom ?
C’est en 1990 que le cinéaste « communiste » italien Giovanni Moretti (dit Nanni Moretti) livrait au public progressiste un film non dénué d’intérêt esthétique et politique. Intitulé La Cosa (La Chose), cet opus semi-documentaire était consacré aux débats internes du PC Italien à la veille de son congrès d’autodissolution. Au micro d’une conférence de section filmée par Moretti défilaient de sympathiques militants italiens qui, en l’absence de réponses appropriées émanant de leur direction2, et faute d’avoir jamais pu disposer d’une problématique marxiste leur permettant de traiter avec rigueur les questions brûlantes posées par l’implosion du camp socialiste, étaient complaisamment incités par le secrétaire général d’alors du PCI, le fourbe Achille Occhetto, à s’abandonner à une thérapie de groupe empreinte d’un subjectivisme échevelé...
Pendant que la base communiste était ainsi conviée à s’introspecter de la manière la moins marxiste, la moins scientifique et la moins bolchevique qui fût, les sinistres apparatchiks bourgeois qu’étaient en fait les Occhetto, Veltroni, D’Alema, Napolitano et autres admirateurs zélés de… J.-F. Kennedy (!) savaient parfaitement, eux, où ils voulaient mener le PCI totalement déboussolé : ces navrants émules du liquidateur Gorbatchev et de son défunt précurseur italien, le très « eurocommuniste » Enrico Berlinguer, avaient froidement décidé, sous les hourrahs anticipés de la bourgeoisie et de la social-démocratie mondiales, de liquider purement et simplement le PCI, ce parti de masse aussi fortement implanté dans les usines FIAT que dans l’intelligentsia romaine. L’objectif était bel et bien de substituer au parti construit par Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti (deux millions d’adhérents à son apogée !) une « Cosa » idéologiquement invertébrée et excluant enfin tout danger pour l’oligarchie atlantiste : le futur Parti démocratique de gauche (PDS en italien, PDG en français…).
Il est vrai que depuis les années 1970, les directions successives du PCI n’avaient cessé de durcir leur antisoviétisme racoleur, leur mépris hautain pour le léninisme (Berlinguer s’attira les vivat de tous les réformistes du monde en évoquant l’« épuisement de la force propulsive de la Révolution d’Octobre ») et leur rejet absolu du matérialisme dialectique : c’est du reste ce bloc d’apostasie idéologique et de blanchiment politique, sinon d’innovation théorico-politique réelle, que l’état-major toujours plus pâle du PCI nommait alors la mutazione genética. Par charité évangélique, on n’épiloguera pas sur le flirt politicien quasi décennal engagé par l’équipe Berlinguer avec la peu ragoûtante et semi-mafieuse Démocratie chrétienne d’Andreotti (l’ainsi-dit « compromis historique »), ni sur le ralliement revendiqué du PCI berlinguériste à l’OTAN, ce pilier de la domination étatsunienne en Europe. On n’insistera pas davantage sur l’allégeance ostentatoire et pseudo-internationaliste des dirigeants du PCI à la « construction européenne ». On se contentera d’évoquer pour mémoire le coup de poignard dans le dos que le PCI porta au PC portugais d’Alvaro Cunhal au plus fort de la Révolution des Œillets (plutôt que le combatif PCP et que le gouvernement procommuniste de Vasco Gonçalves, Berlinguer préféra soutenir le « socialiste » contre-révolutionnaire Mario Soares, cette créature du SPD de la Fondation allemande Friedrich Ebert). Et comment ne pas évoquer pour finir l’appui indécent qu’apporta ce même PCI à Mitterrand contre Georges Marchais lorsque survint en 1977-78 la rupture ouverte du programme commun PCF/PS. Last but not least, le PCI de moins en moins communiste et de plus en plus européiste, en un mot « eurocommuniste », n’avait pas eu vergogne en 1989 de déposer une demande d’affiliation officielle à l’Internationale… socialiste !
Bien entendu, ces dérives incessantes, non pas « audacieuses » mais platement anticommunistes et anti-prolétariennes derrière leur enrobage « gramscien », valaient à l’ainsi-dit « nouveau PCI » d’être constamment encensé (aux dépens des PC français, grec ou portugais ringardisés par la gauche bourgeoise façon « Nouvel Obs ») par tout ce que l’Europe occidentale comptait alors d’antisoviétiques de droite et « de gauche », de sociaux-eurocrates à la Helmut Schmidt et de diviseurs patentés et droitiers (pardon de « rénovateurs »…) des Partis communistes européens restés fidèles au combat de classe…
Pour parachever cet utile mais navrant rappel historique, il faut rappeler que, sitôt le PCI supplanté par le PDS social-démocrate, ce dernier fut à son tour effacé au profit d’un « Parti Démocrate » à l’américaine (l’actuel PD, Partito Democratico). Lequel rompait aussitôt tout lien organique avec le prolétariat, avec le marxisme, fût-il vestigial, avec la CGIL encore trop rouge, voire avec la figure tutélaire de Gramsci, dont le nom prestigieux fut prestement retiré de la manchette de Rinascità, la revue culturelle liée au Parti. Quant à L’Unità, l’ex-quotidien du PCI, sa version papier préalablement expurgée de l’étoile rouge et des outils communistes fut promptement éliminé par le nouvel appareil politique…
Vite fait, bien fait : la grande bourgeoisie italienne doit finalement autant de remerciements aux Berlinguer, Occhetto, Napolitano et Cie que les oligarques « post-soviétiques » doivent un cierge colossal au monstrueux Eltsine qui, parachevant ce que les Russes appellent désormais, expérience faite de sa toxicité, la « catastroïka », a su prendre et dynamiter « à partir du donjon » l’imposante citadelle soviétique que n’avait pu conquérir du dehors l’ « invincible » Wehrmacht hitlérienne !
« Tu reconnaîtras l’arbre à ses fruits » (L’Evangile)
Bien évidemment, les bonimenteurs qui dirigeaient l’ex-PCI avaient su promettre aux trop sentimentaux militants italiens una cosa piu bella (« une Chose plus belle ») que ne l’était le PCI (il est vrai en pleine désorientation idéologique) ; et pour mieux duper la classe ouvrière italienne, les escrocs politiques qui siégeaient Piazza delle Boteghe Oscure3 eurent la très machiavélienne rouerie de faire incruster la faucille et le marteau promis à une la relégation dans les racines de l’Olivier qui devait servir de logo au nouveau PDS : mais dès le congrès suivant du « nouveau parti », cet ultime clin d’œil aux Soviets ouvriers et paysans était à son tour flanqué à la poubelle : il n’y a que la première trahison qui coûte si bien que les ultimes délestages idéologiques fomentés par D’Alema et Cie ne furent plus que jeux de pouponnière pour les pros du « tuilage » politicard qui pilotaient le nouveau PDS-PD en quête de respectabilité bourgeoise et européenne !
La suite on ne la connaît que trop : alors que, sous l’égide du PCI initialement marxiste, patriote et antifasciste de Togliatti, le combatif prolétariat transalpin était sorti victorieux du fascisme, qu’il avait conquis de nombreux droits sociaux et qu’il avait su refaire de l’Italie torturée par le Duce un pays majeur de la culture européenne (et un phare absolu du cinéma mondial !), alors que le PCI obtenait encore 33% des voix aux élections de 1984 (année du décès de Berlinguer remplacé par Natta) et que la CGIL (la CGT italienne) demeurait, et de loin, la première centrale de la Péninsule, le nouveau PD euro-américanisé (et devenu grand amateur de globish, comme il se doit) n’eut de cesse de gratifier les travailleurs italiens de ces inestimables cadeaux « démocratiques de gauche » que sont, jusqu’à nos jours :
– l’éviction totale des communistes du parlement italien et le fait qu’aujourd’hui, comme on le voit au tout début du film de Moretti, le mot « communiste » est presque une insulte en Italie où les jeunes générations ont « oublié » que « les communistes ne vivaient pas tous en Russie » ;
– pour faire bon poids, l’éviction du Parlement de toute espèce de gauche, y compris non communiste (plus un député communiste ou… socialiste !),
– le ralliement de tous les syndicats italiens, CGIL en tête, à la funeste collaboration des classes avec le Capital avec en prime ce « bilan globalement positif » pour le pays de Garibaldi : la précarisation massive des salariés et de la jeunesse, l’écroulement des acquis sociaux, l’enchaînement total de notre sœur latine au supranationalisme européen et son intégration sans limite au dispositif antirusse de l’OTAN ; sans parler du recul de la belle langue italienne devant le tout-globish envahissant des traités « transatlantiques » (à l’instar de ce qui se passe partout dans notre belle UE de la « diversité culturelle »)…
– la remontée en flèche de l’extrême droite (de la Ligue du Nord séparatiste aux néo-mussoliniens proprement dits), car en Italie comme ailleurs, la criminalisation renégate du communisme historique et la dédiabolisation arrogante du fascisme ont toujours marché du même pas…
De la « Cosa » à la Pieuvre Berlusconi…
Politiquement, le joli résultat de la Cosa, ce fut bientôt la « Pieuvre » Berlusconi alternant au pouvoir avec les proconsuls européens Romano Prodi et Mario Monti tour à tour chargés par Bruxelles et Berlin de saigner à blanc le peuple italien lors de la crise générale de l’euro qui vit le Sud de l’Europe (Portugal, Italie, Grèce, Espagne-« Spain » : les « P.I.G.S. » dans le « bienveillant » vocabulaire des eurocrates…) encaisser la « thérapie de choc » appliquée aux Etats-« cochons » par la Troïka sur mandat d’Angela Merkel et de N. Sarkozy.
Bouquet final de questa Cosa piu bella promise aux militants italiens par Occhetto : la réhabilitation galopante du régime mussolinien. Elle continue en effet d’accompagner l’ascension au pouvoir de Giorgia Melloni, l’ex-agitatrice du MSI néofasciste récemment devenue, sans un hoquet de protestation de l’UE, la première Présidente du Conseil « postfasciste » de l’Italie depuis l’exécution du « Duce »…
Dans ces conditions, Messieurs les eurocommunistes et autres « mutants génétiques » des années 1970-80, si nous examinions d’un peu plus près votre magnifique bilan historique et militant, y compris sur le plan du maintien de la paix et des libertés démocratiques en Europe maintenant que l’URSS et la RDA n’existent plus et que la belle UE-OTAN russophobe et sinophobe adossée aux nostalgiques de Mussolini, Bandera et Hitler, attise la fascisation continentale tout en planifiant un « conflit global de haute intensité » avec cette Russie bourgeoise et postsoviétique que vous avez si intelligemment aidé la réaction à installer ? Addio a l’Unione sovietica ! clame ainsi sottement dans Sole del avvenire la « Une » fictionnelle et de guerre froide que, de votre propre aveu, vous eussiez tant aimé voir, Signor Giovanni, à la Une de L’Unità-56: mais, carissimo « compagno » Moretti, oubliez donc cinq minutes votre ego colossal et votre logorrhée torrentielle et daignez si possible entrouvrir votre œil gauche : l’horrible URSS n’existe plus depuis déjà trent-deux ans et vous et vos pareils revendiquez d’avoir ardemment, et sans remords aucun, contribué à son exécution idéologique. Mais qu’est-ce qui a donc succédé à cette URSS cent fois maudite par les bien-pensants rouges-pâles de votre film antisoviétique « de gauche » ? Est-ce votre douçâtre « utopie » petite-bourgeoise qui est venue à bout du pays des soviets, que ladite utopie se prétende « eurocommuniste », anarcho-trotskisante (bel oxymore !) ou qu’elle se proclame fallacieusement « gramscienne » ? Est-ce plutôt la « révolution politique antibureaucratique » stérilement prophétisée jadis par Trotski, qui a vertueusement fini par triompher du camp socialiste européen et de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques ? Les vrais et prévisibles vainqueurs éventuels de la première expérience socialiste de l’histoire européenne ne seraient-ils pas plutôt, comme La Pravda, L’Unità et L’Humanité le prédisaient de manière réaliste et véridique en 1956, et comme chacun peut hélas en faire a posteriori le navrant constat, la Sainte Eglise orthodoxe dominant à nouveau Moscou, les bataillons ukrainiens nazis Aïdar et Azov bombardant le Donbass ouvrier de 2014 à aujourd’hui, les peuples russe et ukrainien jadis unis contre Hitler se prenant désormais au collet sous l’œil jusqu’au-boutiste des charognards de l’UE-OTAN ? « Addio a l’Unione sovietica ! », clamez-vous, Moretti, comme le premier réactionnaire venu… et sans prendre en compte une seconde les rapports de forces sociopolitiques réels d’hier et d’aujourd’hui à propos desquels Marx expliquait jadis, sur la base de son matérialisme historique et à l’encontre de ce socialisme utopique que vous révérez si infantilement, que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre »…
Allons plus loin, fût-ce au prix de quelque salutaire cruauté à votre égard, « compagno » Moretti : cette contre-révolution antisoviétique que vous avez si passionnellement soutenue, dont vous vous êtes dissimulé au long cours la signification de classe réelle, et que vous persistez sans doute à nommer « révolution », comme en 1956 et au prix d’un terrible déni de réalité et d’une totale inversion des boussoles de classes, c’est aussi, pêle-mêle en Italie, en Europe, voire dans une écrasante majorité de pays actuels :
- le grand Capital débridé broyant à nouveau le Travail, comme c’était le cas avant 1917 et 1945, de Berlin à Vladivostok et de Vilnius à Palerme
- l’impérialisme américain triturant « unilatéralement » les peuples du Sud et de l’Est au moyen d’une Alliance atlantique s’étendant toujours plus vers l’Est, voire vers l’Indopacifique, Taiwan et la Péninsule coréenne
- l’Oncle Sam strangulant Cuba socialiste et le Venezuela bolivarien en attendant de pouvoir attaquer, et si possible, démembrer la Fédération de Russie et la Chine populaire, les deux Etats leaders des pays émergents refusant l’ « unilatéralisme » de Washington ;
- l’Italie faisant fonction de porte-avion insubmersible pour la prochaine agression antirusse préparée par l’UE-OTAN avec le secours de la Pologne « libre » toute prête à jouer le rôle de phalange de choc de l’US Army ;
- la dévastation infernale des pays du Proche-Orient depuis 2003 (Irak, Syrie, Liban, Yémen, Afghanistan…) sans oublier Netanyahou imposant un apartheid fasciste perpétuel aux jeunes Arabes de Palestine
- L’ébullition bientôt irréversible du climat terrestre livré sans défense à la course au profit maximal qu’a remondialisée la destruction du camp socialiste européen suivie de la désindustrialisation de nos pays, du déclassement concomitant de millions d’ouvriers (italiens et français entre autres) qui votaient jadis communiste et dont certains soutiennent désormais, très suicidairement, leur pire ennemie, l’ultradroite raciste
- Une Afrique qui, privée de sa possible alliance avec le camp socialiste européen, a été livrée sans défense trois décennies durant aux prédations néocoloniales, et dont la jeunesse privée de toute espèce d’ « avenir radieux », vient se noyer en masse dans les eaux italiennes avec Giorgia Melloni, Matteo Salvini et les garde-côtes de « Frontex » pour les « accueillir » en toute humanité
- la destruction de l’ex-Europe socialiste et de toute son industrie (à commencer par celle des ex-chantiers Lénine de Gdansk, l’ancien bastion de l’ex-ouvrier Walesa…) avec désormais des ex-pays socialistes exsangues, Bulgarie, Roumanie, Albanie, Yougoslavie, pays baltes… vouées au rôle de colonies de main-d’œuvre à bas coût surexploitée par la grande industrie allemande
- la montée liberticide et guerrière du nouvel Empire berlino-washingtonien avec, en guise de prodrome à l’actuelle ruée atlantiste vers l’Est, le sanglant démantèlement otanien de la République fédérale socialiste yougoslave effectué dans les années 1970…
- les intégrismes religieux de tous acabits se partageant à coups de bombes l’espace idéologique « libéré », non sans votre précieux et irresponsable concours, par le marxisme-léninisme ; et concomitamment à cela, l’extinction de plus en plus précipitée de ces « lucioles » que votre génial compatriote communiste P.-P. Pasolini prophétisa jadis de façon visionnaire ; une extinction porteuse de ténèbres que vous, « camarade » Moretti, continuez, hélas d’accompagner en toute circassienne inconscience et en croyant sans doute creuser le vieux sillon de Lumière ouvert par les inventeurs du cinéma !
Mais, j’arrête cette énumération qui pourrait être bien plus longue encore, « compagno » Moretti, car vous avez fermement décidé depuis trente-deux années de ne rien voir de tout cela4. Pis, vous trouvez sans doute aimablement « disruptive », votre film le montre complaisamment, l’idée qu’un ambassadeur polonais quasi septuagénaire, et qu’a nécessairement installé à Rome le pouvoir clérical, belliqueux, russophobe, grossièrement anti-féminin et maladivement antirouge du PIS polonais, puisse désormais incarner la « liberté polonaise retrouvée », voire sa réconciliation quasi nuptiale (comme on va le voir), avec le néo-« communisme » italien enfin déstalinisé – en réalité « dé-salinisé », archi-édulcoré, euro-stérilisé et symboliquement tout prêt à épouser éhontément, votre film le montre de manière quasi-freudienne, le « PIS » du pire de l’extrême réaction européenne…
De l’« Addio a l’Unione soviética » à « Giovanni-Paolo Secundo Santo Subito »5?
Symboliquement, vous finissez même dans votre film par vous réjouir (?) – une fois surmontées vos réticences plus patriarcales, voire inconsciemment « âgistes » qu’internationalistes – du mariage annoncé du vieillissant diplomate polonais avec votre propre fille (du moins dans le film), une jeune musicienne sympa mais politiquement inconsistante qui n’en brandit pas moins à l’occasion, et pour faire la teuf le drapeau rouge orné de l’emblème communiste6 de plus en plus réduit à un statut folklorique… Mais savez-vous seulement, Moretti, que cet étendard teinté et ennobli du sang de l’ouvrier est désormais, à l’égal des « outils » ouvrier et paysan, totalement interdit dans cette « libre » Pologne comme dans cette « Ungheria libera » que vous célébrez, comme sont désormais « délégalisés » à Varsovie le courageux PC polonais et tout ce qui pourrait rappeler la République populaire démantelée et le mouvement ouvrier de classe à nouveau harcelé par les héritiers de Pilsudski ? Mais bien sûr vous ignorez tout cela et « PIS » encore, si j’ose dire, vous n’en avez sûrement rien à faire. Mais « ignorantia non est argumentum », surtout quand cette ignorance organisée persiste et signe depuis quatre décennies et qu’elle est le pseudonyme d’un aveuglement de classetypiquement petit-bourgeois, en attendant peut-être bien pire encore, Chi lo sa ?
Bref, sous le paquet-cadeau enrubanné de rouge d’un « communisme » désoviétisé et de pur apparat, vous envoyez à votre insu, « compagno » Moretti, le fascisant message suivant à votre pourtant fidèle public progressiste : plutôt la fascisante, cléricale, belliqueuse et machiste Pologne actuelle (qui recriminalise l’I.V.G. et où la justice, la mémoire nationale et la presse sont verrouillées par le PIS), vieux diplomates libidineux inclus, que la Pologne populaire (et que l’ex-Hongrie populaire de Gyorgy Lukàcs et de Janos Kadar pour faire bon poids ?) que piétine et humilie à loisir la réaction polonaise et mondiale ! Cette République populaire que, dans un contexte intérieur constamment tendu, voire éruptif (vu la résistance acharnée que le puissant clergé catholique a sans trêve opposée à l’édification socialiste), les ouvriers polonais rouges exilés et rentrés précipitamment au pays en 1945 avaient reconstruite à mains nues (tout manquait alors à Varsovie, à commencer par les truelles !) à partir du champ de ruines qu’avait laissé derrière lui le régime nazi exterminateur !
Bref, le choix existentiel objectivement proféré par les « communistes démocrates » gentillets et festifs dont Moretti se fait le porte-image est objectivement celui-ci, qu’il l’accorde ou qu’il préfère continuer de se mentir à lui-même sur ce point : plutôt la Pologne « libre » (puisque désoviétisée !), des frères Kaczynski et de Jean-Paul II, le Grand Pontife polonais de la contre-révolution mondiale, que l’humble Pologne populaire, certes fragile, bancale et imparfaite que symbolisa quelque temps Gierek, l’ex-délégué mineur de la CGTU expulsé de France pour fait de grève en 1932. C’est en effet Edward Gierek, entretemps devenu le responsable régional de la Voïvodie ouvrière de Katowice, qui accéda, au début des années 1980, au rôle de premier secrétaire du Parti Ouvrier Unifié Polonais (PZPR), cette abomination totalitaire…
Mais comment regarder en face les jolis résultats d’une contre-révolution anti-ouvrière sur laquelle on s’est lourdement mépris durant quatre décennies et à propos de laquelle on n’a toujours pas eu le courage de procéder à un retour autocritique minimal ? Face à une telle pleutrerie politico-personnelle que votre film présente comme le comble du courage, M. Moretti, que reste-t-il d’autre en effet, pour sauver la face, derrière les flonflons dissonants de votre fin de film clownesque, que les « somnifères » et les « antidépresseurs » assortis de tirades sur l’ « éthique » dont vous faites peu discrètement parade à l’écran ?
Voilà, ex-camarade Moretti, à quel niveau de reniement vous en êtes inconsciemment arrivé désormais : car qui dérive à la vitesse du courant parce qu’il refuse depuis trente ans de nager à contre-courant, comme il se doit pour un bon léniniste, se condamne à ne pas apercevoir sa dérive ! Mais l’art véritable, cinéaste et comédien Moretti, a-t-il été inventé par l’humanité pour accroître l’inconscience, la bien-pensance et la confusion civiques qui prolifèrent quasi-spontanément, ou bien n’a-t-il pas toujours eu au contraire pour fonction civique d’aider son public à percer le brouillard des apparences et du mensonge en apportant au monde plus de lumière (« Mehr Licht ! » s’exclamait Goethe), plus de « lucioles » eût dit Pasolini, dans le monde ténébreux du « conflit global de haute intensité » que nous préparent au grand jour Biden et ses vassaux bien de chez nous, les Scholz, Macron, Kaczynski, Zelenski et autre Melloni ?
Novlangue et camera obscura au menu : ou le « monde à l’envers » de Giovanni Moretti.
On pouvait croire que le désastre historique absolu généré par la contre-révolution pouvait suffire à ouvrir enfin les yeux de « communistes » aussi fins et talentueux que l’est, au moins en puissance, Nanni Moretti. Et cela d’autant plus que ce cinéaste somme toute attachant a commis il y a quelques années un film sainement dénonciateur intitulé Le caïman où il fustigeait Berlusconi, le Terminator du cinéma italien (et le micro-précurseur, soit dit en passant, des flibustiers mondiaux de l’écran qu’est Netflix, et que Sole del avvenire titille d’une manière faussement audacieuse). Las, c’est l’inverse qui s’est produit : Moretti s’est durablement enfermé dans son égotisme clownesque, dans ses tirades d’illuminé moralisateur, dans son ignorance crasse du marxisme réel7, et surtout, comme eût dit le défunt philosophe marxiste italien Domenico Losurdo, dans sa fuite éperdue devant l’histoire. Moretti, qui ne possède, en fait d’analyse historico-politique, que sa bien-pensance « progressiste », étale sans cesse dans son film son adhésion au confortable narratif antisoviétiquequi est aujourd’hui une figure imposée de la bourgeoisie « gauche ». Par exemple, le film de Moretti ne tient aucun compte des colossaux antagonismes de classes nationaux et internationaux qui écartelaient le monde des années 1950 et 1960 : pas un mot non plus dans ce film sur l’« équilibre au bord du gouffre » savamment disposé par les USA depuis Hiroshima afin de menacer, d’épuiser et de déstabiliser l’URSS. Rien non plus à l’écran sur ces communistes hongrois que les « gentils » insurgés de 56 continuateurs du Régent hitlérien Horthy et inconscients précurseurs du très xénophobe et très actuel Victor Orban pendaient déjà, préventivement en somme, aux réverbères de Budapest : bien fait pour eux sans doute, car après tout, n’étaient-ils pas des « staliniens » ?
A l’exemple des « communistes » italiens ébaubis qui, dans Sole del avvenire, encaissent sans le moindre effort de contextualisation critique les images-choc de Budapest insurgée diffusées par la RAI d’alors8, Moretti crédite en effet de A à Z le récit occidental mensonger qui a sous-tendu la guerre froide, puis la déferlante contre-révolutionnaire des années 1989/91 à l’Est comme à l’Ouest. Qu’on en juge: accusé de tous les maux dans le film de Moretti, Staline était déjà enterré depuis 1953 quand éclata la « révolution » magyare qui sert de décor historique au film; or, comble de l’ironie, c’est au plus célèbre dénonciateur russe9 du stalinisme, le grand « novateur » antidogmatique que prétendait être Khrouchtchev (son nom n’est même pas cité dans le film!) que sera dévolue la tâche désagréable et combien « stalinienne » de mater la contre-révolution magyare au grand dam des nobles « antistaliniens » (en réalité, des capitulards pré-gorbatchéviens) du monde entier et de toutes les époques présentes et à venir. Dans cette vision du monde moins antistalinienne que « stalinienne à l’envers » et surtout, caricaturalement antidialectique, l’URSS a toujours eu tort, les communistes italiens ou français qui l’ont soutenue dans l’épreuve étaient tous des « lâches » (c’est plus que suggéré par le film de Moretti), alors que les « communistes » italiens minoritaires (ou français) qui, en 1956, déchirèrent leur carte au premier grand retour de manivelle de l’histoire, ne pouvaient être que de purs héros (aux yeux de quelle classe ?).
Dans cette approche manichéenne de l’histoire, l’URSS et son inoubliable victoire sur Hitler (payée au prix de 27 millions de Soviétiques tués par les nazis) finissent par ne plus compter pour rien dans les conquêtes sociales des prolétaires italiens de l’après-guerre : l’URSS, voyez-vous, c’est loin et c’est l’URSS, tandis que l’Italie, c’est… tout autre chose : on reste confondu par tant d’ « internationalisme » fraternel… Car dans ce film où les communistes italiens sont potentiellement magnifiques, exceptés Togliatti et le très falot directeur de L’Unità, les communistes russes – qui portèrent, bien ou mal, durant sept décennies, le poids principal de l’affrontement de classes mondial entre capitalisme dominant et camp socialiste émergeant à grand peine des ruines de la guerre – sont d’affreux personnages. Ah, ces Russes, quels barbares incurables (suivez mon regard tellement plus « atlantique » que… pacifique en cette douce année 2023 si pleine de promesses fraternelles…) !
Bref, ce film donne typiquement lieu à une manifestation sirupeuse de ce que Hegel appelait ironiquement la « belle âme »: celle qui croit surplomber l’histoire, celle qui distribue d’en haut et de loin des bons et des mauvais points aux acteurs du champ de bataille, celle qui a l’habileté quasi commerciale, à l’abri de son sentimentalisme matois et de sa « générosité » ostentatoire, de se placer toujours habilement du côté des gagnants présumés de l’heure : « communiste » quand il s’agit de se faire acclamer par les bonnes gens lorsqu’arrive enfin l’électricité dans un quartier ouvrier, mais antisoviétique forcenée quand vient le moment difficile d’assumer, en se serrant les coudes à l’international, et en expliquant courageusement aux travailleurs ce qui se passe vraiment, l’incontournable phrase d’Antoine Saint-Just : « ceux qui veulent une révolution sans révolution n’ont fait que se préparer un tombeau« .
Négationnisme conscient et/ou inconscient
On ne s’étonnera guère que, sur cette lancée, Moretti finisse par clapoter lourdement, et parfois méthodiquement10, dans le négationnisme historique : de manière assumée quand, comme nous l’avons vu, notre Saint-Giovanni aux Mains blanches arrache théâtralement, dans un local du PCI, ce portrait de Staline qu’il « ne veut pas voir dans son film », alors même qu’un interlocuteur vite renvoyé dans les cordes par le Maître lui fait observer que les portraits de Lénine, de Staline (et de Gramsci par la même occasion…) figuraient bel et bien à l’époque dans chaque permanence du PCI, que cela plaise ou non aux Grands Metteurs en images d’une histoire revisitée.
Négationnisme inconscient mais tout aussi perclus d’ignorance quand, à la fin du film, de gentils « communistes » italiens propres sur eux de Moretti défilent en swinguant, en festoyant, en jonglant… et en arborant le portrait géant de Trotski censé assumer le mot d’ordre morettien « Unione soviética, addio ! ». Ce dernier ignore-t-il donc que Trotski a dirigé l’Armée rouge d’une poigne de fer (et il le fallait bien, car les Blancs pilotés par l’impérialisme mondial étaient des exterminateurs !), qu’il n’était en rien plus indulgent que ne l’étaient alors Lénine ou Staline dans la répression des menées contre-révolutionnaires, que ce même Trotski a très durement justifié la Terreur rouge dans son livre Terrorisme et communisme et qu’il a toujours prétendu – de bonne ou de mauvaise foi, là n’est pas notre présent sujet – non pas dire « adieu à l’URSS ! », cet Etat ouvrier et paysan issu de la plus grande révolution qu’ait connue l’histoire (Octobre 1917 et ses suites), mais ressourcer ce pays afin, prétendait-il du moins, de le sauver et de le relancer…
Plus grotesquement encore, les prolétaires de fantaisie figurés par Moretti à la fin de son film brandissent à la fois le drapeau italien – ce que n’eût peut-être guère apprécié Trotski ? – et le drapeau rouge frappé de la faucille, du marteau et de l’étoile rouge qui resta jusqu’au bout le drapeau officiel de l’URSS !
Mais l’essentiel n’est-il pas qu’au final les enfants sages du communo-morettisme aillent festivement défiler, non pas contre l’impérialisme américain ou contre le Vatican d’alors actionnant l’Eglise hongroise pour tenter de disloquer le jeune camp socialiste libéré onze ans plus tôt par l’Armée rouge au prix d’énormes sacrifices, mais… sous les fenêtres de Togliatti avec l’appui d’avance assuré, qui peut en douter, non pas de la méchante Unità de 1956, mais du soutien assuré d’avance, du Corriere della Sera, de La Stampa, d’Il Messagero, de l’Osservatore romano et de la RAI de jadis, d’aujourd’hui et de demain ! Pendant ce temps, à Paris, « camarade » Moretti, des prolétaires de chair et d’os, parmi lesquels mon ami Jean-Pierre Hemmen, fils d’un Brigadiste d’Espagne qui termina sa trop brève existence au Mont-Valérien où les Allemands le fusillèrent, allaient défendre à mains nues le siège parisien du PCF incendié par les fascistes, lesquels agissaient sous la protection des flics du gouvernement français de 1956. Ce même gouvernement français « de la Troisième Force » férocement antisoviétique et atlantiste qui, en 1948, et sur l’ordre du ministre socialiste Jules Moch, avait envoyé ses tanks dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais pour écraser militairement les mineurs CGT en grève dans la totale indifférence du « monde libre » !
Alors, libre à chacun de vénérer ceux qui accomplissent « courageusement » ce que leur dicte, par médias interposés, l’ennemi de classe, gratifications directes et indirectes de toutes sortes à l’appui (notamment à l’avantage des intellectuels « communistes » criant « à bas l’URSS ! »), plutôt que d’honorer les braves qui ont risqué leur peau pour défendre leur parti de classe menacé de lynchage par les gentils amis antisoviétiques de « la » démocratie ! Sommet de la novlangue morettiste, les « courageux » seront donc ceux qui ont rompu les rangs prolétariens au cri de « Courage fuyons, et vent arrière toute ! », alors que ceux qui auront tenu tête et remonté le vent au plus près pour tenter de garder le cap au péril de leur vie seront traités de couards par les premiers et qu’ils auront, s’ils ne finissent pas en taule (ce fut le cas du principal dirigeant communiste français des années 50, l’inébranlable Jacques Duclos), fort peu de chances de trouver jamais par la suite de « grands » éditeurs, de « grands » producteurs de cinéma ou de bienveillants directeurs de France-Télévision pour les aider àt présenter à Cannes leurs rougeâtres saletés « totalitaires »…
Déni de tragique, fuite éperdue devant l’histoire
Mais le pire était pour la fin du film. Dans son scénario originel du film, nous explique à l’écran Giovanni, le vacillant directeur communiste de l’Unità finit par se pendre car il ne supporte plus la « contradiction » entre son idéal libérateur et le camouflet que lui inflige une militante qui l’accuse de lâcheté et rend sa carte en signe de soutien à la « révolution » hongroise. Mais une telle fin serait trop triste (et peut-être peu vendeuse, n’est-ce pas ?) car cette auto-pendaison signifierait alors, comme le déclare à l’écran une actrice figurant une actionnaire coréenne de L’avenir radieux, la « fin de tout, celle du communisme, mais aussi celle de la vie et de l’amour » ! En outre comment, avec cette fin sinistre, continuer à « faire la fête », comme y aspire tout intellectuel bobo, comment avoir à la fois le beurre (l’« utopie communiste » – sic), l’argent du beurre (le refus de la trop salissante dictature du prolétariat) et le sourire de la crémière (une « révolution » festive et excluant par avance tout affrontement sanglant) ? Eh bien, débarrassons-nous vite de cette conclusion pendable qui aurait eu du moins le mérite de provoquer la réflexion du spectateur sur la dimension intrinsèquement tragique (entre autres !) de l’histoire et de la vie : une vie où le sens des choses n’est jamais donné d’avance, mais où il doit sans cesse être décrypté, disputé et solidairement reconstruit. Qu’à cela ne tienne : Moretti saisit aussitôt sa baguette de prestidigitateur (n’est-on pas au Cirque ?) et il décrète que, puisqu’ainsi le veut-il (après tout, c’est « son » film !), « Mais oui, l’histoire peut se faire avec des si ! » : on aurait donc pu avoir en 1956 une orientation totalement contraire à celle qu’eut encore le vrai courage politique et physique de prendre Togliatti11 quand il refusa de plier, comme fit aussi Thorez en France, devant la tempête antisoviétique mondiale déclenchée par les évènements hongrois. Dès lors, il suffira pour que la fête légèrement assombrie recommence, pour marier chemin faisant sa fille à l’ambassadeur polonais septuagénaire sans pour autant renoncer au drapeau rouge (et chemin faisant, pour tenter d’oublier la dislocation en cours du couple morettien) et pour balayer sous le tapis la marche actuelle à la guerre Est-Ouest (bien trop réelle et angoissante pour être photogénique ?), bref, pour continuer de gagner sur tous les tableaux de la Dolce Vita artistique bourgeoise, de « décider » que tout ce qui est arrivé n’avait qu’à ne pas arriver : on peut ainsi remplacer sans inconvénient les énormes affrontements géopolitiques qui nous attendent par… un défilé de cirque à dos d’éléphants. En un mot, par un… avenir radieux à base de flonflons funambulesques : en somme, « un Marx à l’entracte, et ça repart les p’tits n’enfants ! ».
Ce n’est même plus Lénine supplanté par Berlinguer, c’est Trotski et Gramsci défilant entre Harry Potter et Mary Poppins !
On concèdera certes à Moretti que, comme l’a toujours admis le matérialisme historique, l’histoire comporte aussi des zones de contingence, ces moments où les grands acteurs politiques peuvent opter pour l’un ou pour l’autre côté d’une barricade de classes donnée : telles sont les « situations révolutionnaires »… et les situations contre-révolutionnaires qui peuvent les suivre ou les précéder. Mais c’est ensuite le propre du temps et de son irréversibilité caractérisée que, une fois lesdits choix effectués, ils pèsent dès lors définitivement sur le présent comme ferait une chape de plomb. C’est là ce que Hegel appelait la « croix du présent ». Dès lors, il faudrait s’interroger sur la lutte des classes présente12 et sur les leçons qu’il faut tirer du passé pour résoudre les problèmes présents et futurs, en tout cas pour interrompre l’actuelle « Notte del fùturo », avec son son possible « avenir… irradié », sans sortir de son chapeau la baguette magique de l’histoire-fiction désormais si « tendance »13 chez nos intellos déprimés. En supprimant ainsi in extremis et par commodité la scène finale du suicide, Moretti choisit aussi de donner le coup de grâce artistique à son opus car il en élimine la dimension qui pouvait encore sauver partiellement le propos esthétique, si faux que fût par ailleurs son film politiquement et historiquement : cette part tragique de l’histoire, jamais absente des dialectiques hégélienne et marxiste, que L’avenir radieux jette finalement, par-dessus bord pour permettre au Cinéaste aux Mains Pures de défiler à la tête de sa troupe de clowns même pas felliniens.
Car pour finir, qu’est-ce qui compte vraiment dans la vie réelle d’un grand metteur en scène bourgeois de nos temps post-progressistes, si ce n’est d’avoir toujours tout, moyennant peut-être quelques comprimés et cachets salvateurs, à portée de jouissance immédiate : une pincée d’ « idéal communiste » pour l’image de marque indispensable à la gauche huppée qui fréquente les « bonnes » ambassades, mais surtout une forte rasade d’antisoviétisme de confort pour pouvoir à tout moment percevoir les financements de France-Télévision (avec un tel mécène, se moquer de Netflix à l’écran relève de la clause de style). N’est-ce pas du reste Georges Politzer, le philosophe communiste français que fusillèrent les nazis, qui écrivait, contre tous les fuyards idéologiques passés, présents et à venir, que « l’esprit critique, l’indépendance intellectuelle ne consistent pas à céder à la réaction mais à NE PAS lui céder » ?
Pour finir, la seule autocritique un peu sérieuse, voire courageuse que mène finalement le film14 de Moretti, n’est pas de nature politique : au contraire, elle retombe très pénardement sur l’éternel « problème » des films bourgeois tant italo-français que franco-italiens : celui des vieux couples de sexas friqués qui ne se supportent plus.
Et du reste, quand on les voit vivre et s’entre-filmer sans fin comme le font au cinquante-sixième degré Nanni Moretti et sa supposée productrice d’épouse, on ne peut que les comprendre… et que les plaindre très chrétiennement !
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Un précepte passablement primitif du réalisme socialiste à l’ancienne voulait qu’une analyse politiquement juste constituât le ressort principal d’une œuvre d’art réussie. Et certes, la justesse politique ne garantit pas le talent artistique à elle seule. Pour autant, le dernier film, par moment attachant, mais foncièrement veule, confusionniste, complaisant et capitulard de Moretti n’en confirme pas moins que l’on ne saurait faire de bon cinéma à partir d’une analyse politico-historique faussée de A à Z.
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1 Présenté à Cannes en 2023. L’argument du film est le suivant : le cinéaste communiste Giovanni (figuré par Moretti lui-même) entreprend de tourner un film sur le trauma politique que fut, pour les communistes italiens de 1956, l’intervention militaire déclenchée par l’URSS pour en finir avec l’ainsi-dite « révolution » hongroise. Le film narre au second degré le tournage du film et la manière dont, en cours de route, Giovanni – qui apprend peu à peu que sa femme, productrice de cinéma, va le quitter et que sa fille, une très jeune musicienne subjectivement de gauche, a décidé d’épouser l’ambassadeur au bas mot sexagénaire de la Pologne – change in extremis le scénario du film, qui devait initialement se conclure sur le suicide par pendaison du directeur de L’Unità (le quotidien du PCI) ; Giovanni décide en effet de bifurquer vers l’histoire-fiction en imaginant que les communistes italiens ont décidé en 1956 de désavouer Togliatti, leur dirigeant historique qui décida alors de soutenir l’URSS. En toile de fond de ce « film dans le film », la visite en Italie effectuée en 56, à l’invitation d’une section du PCI, d’un cirque hongrois dont la troupe va se solidariser avec les insurgés de Budapest. Le film se conclut sur une manif en forme de Circus-parade dont le thème est l’ « adieu à l’URSS » et l’engagement festif pour un nouveau communisme faisant allégeance à Trotski. Le titre du film Il sole del avvenire (Le soleil de l’avenir) est rendu en français par l’expression L’avenir radieux.
2 Et pour cause : la totalité du groupe dirigeant du PCI était acquise à l’idéologie contre-révolutionnaire de la « mort du communisme » !
3 Le siège national du PCI se trouvait Rue des Boutiques obscures ! Espérons, pour les mânes de Pier-Paolo Pasolini, que quelques « lucioles » y font encore de la résistance nocturne !
4 Un musicien sourd mais génial, ça peut (fort rarement du reste) donner un Ludwig van Beethoven. Mais un cinéaste aveugle, qui ne s’appelle pas Woody Allen et dont l’avenir dira s’il était génial, ça peut donner quoi, artistiquement ?
5 Traduction : « Adieu l’Union soviétique ! » (telle est la manchette de L’Unità dont rêve rétrospectivement Moretti à propos des émeutes anticommunistes de Budapest-56) et « Jean Paul II canonisé maintenant ! » (comme l’exigeaient à sa mort les adulateurs du Pape polonais ultraréactionnaire à côté duquel l’actuel Pape François fait figure de guérillero guévariste !)… Au passage, il est lamentable que le film de Moretti reprenne tels quels les drapeaux ouvertement antisocialistes des émeutiers hongrois de Budapest-1956 : des drapeaux hongrois troués, c’est-à-dire amputés de l’Etoile rouge prolétarienne de la République populaire de Hongrie. Il faut avoir des peaux de saucisson sur l’objectif, « camarade » Moretti, pour ne pas saisir la signification de classe violemment antisocialiste de cet arrachage hautement symbolique, pour ne pas dire fascisant.
6 Symbole de réaffirmation prolétarienne ou… butin de guerre symboliquement arraché au mouvement ouvrier de classe ?
7 Jusqu’à célébrer dans son film la prétendue « utopie » du Manifeste du Parti communiste alors que Marx et Engels n’ont cessé d’opposer à l’idéalisme moralisateur et impuissant des socialistes utopiques leur matérialisme historique, leur socialisme scientifique, la nécessité incontournable du parti de classe, du combat ouvrier et… de la dictature du prolétariat !
8 Encore un bel anachronisme morettien. Alors que, l’électricité vient juste d’être installée dans le quartier ouvrier évoqué dans le film, on y voit des prolétaires se presser devant un téléviseur pour avoir des nouvelles de Hongrie. J’avais moi-même cinq ans en 1956 et dans mon village azuréen qui disposait de l’électricité depuis déjà pas mal d’années, il n’y avait qu’un petit écran, celui qu’avait récemment installé chez nous mon père, un pro de l’électronique ; la masse des gens s’« informait » alors par « le journal » (à savoir par Nice-Matin, grossièrement anticommuniste), par la radio d’Etat ou encore par R.M.-C. dont les infos ne valaient pas plus cher, en fait d’impartialité, que celles de leurs homonymes d’aujourd’hui : il n’est que de voir ce que ces médias passionnément antisoviétiques et anticommunistes racontaient alors à propos des guerres coloniales d’Indochine ou d’Algérie… Pourquoi diable ces machines de la propagande bourgeoise dont Moretti reprend au premier degré le narratif hongrois de 1956, auraient-elles moins déformé le sens des évènements quand elles évoquaient l’Europe de l’Est que lorsqu’elles parlaient des grèves de chez nous, ou des guerres d’indépendance en Afrique ou en Asie ?
9 Pardon, il était, voyez-vous… ukrainien ; comme le sera aussi son successeur Léonid Brejnev. Quant à Staline, il était géorgien : telle était en effet la politique bien connue de « russification » permanente de l’URSS telle que la menait, c’est bien évident, le PC de l’Union soviétique !
10 Quand Giovanni arrache le portrait de Staline, comme nous l’avons vu, mais aussi quand il change sciemment, despotiquement et a posteriori le titre d’une Une de L’Unità.
11 En 1956 Moretti était âgé de… trois ans, et il aura du mal à nous faire croire que le soulèvement magyar a constitué le premier trauma politique de sa vie : en réalité, tout son « vécu » à propos de Budapest-56 renvoie forcément à ce qu’on lui a dit de cette époque : mais, idéologiquement parlant, qui est donc ce on ? Qui est l’auteur sous-jacent de ce narratif bien-pensant toujours postulé et jamais interrogé dans le film ?
12 Elle est du reste totalement absente du film : l’ennemi de classe bourgeois n’y existe pas, la lutte se déroule entièrement entre les bons, les brutes et les bétas du Parti. En ce sens, on est très au-dessous d’un autre cinéaste trotskisant, l’Anglais Ken Loach qui lui, montre en général les deux classes violemment aux prises !
Décidément, en matière de trotskisme comme en toutes choses, mieux valent les produits d’origine contrôlée et, si l’on peut dire « mûris en fûts de chêne », que les laborieuses contrefaçons datant de la dernière pluie (soit dit cum grano salis)…
13 L’autocritique marxiste refuse à la fois la repentance stérile et la résignation historique qui considère à tort que ce qui fut ne pouvait pas être autre ; en effet, le déterminisme dialectique que prônait Marx admet une part déterminée de contingence (sans quoi l’idée même d’autocritique n’aurait aucune portée pratique) et n’a donc que faire du fatalisme historique.
14 Car le « Giovanni » du film n’est pas indulgent envers son égotisme presque comique dont cependant il ne voit pas qu’il constitue, non pas seulement un défaut personnel presque touchant – sauf pour sa trop patiente épouse ! -, mais un énorme biais POLITIQUE.