Par Florence Gauthier, historienne, Université Paris 7 – Diderot. |
L’échec militaire du Second empire, à Sedan, provoqua l’insurrection de Paris et la proclamation de la Troisième république, le 4 septembre 1870. Le nouveau gouvernement capitule néanmoins le 26 janvier 1871 et Paris est occupé par l’armée prussienne. L’insurrection du peuple de Paris, qui tient les Prussiens à distance et fait fuir le gouvernement de Thiers à Versailles, décide d’organiser les élections de la Commune de Paris, qui eurent lieu le 26 mars 1871.
L’Appel aux électeurs parisiens, daté du 25 mars 1871 et rédigé par les membres du Comité central de la Garde nationale, dont les membres ont signé le document [1] joint, met en lumière la question cruciale du système électoral, en précisant la nature des rapports entre électeurs et élus. Ces rapports méritent d’être analysés et connus !
Le conseil de les choisir « parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux », « des hommes aux convictions sincères, des hommes du Peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue », « des hommes modestes » et non de beaux parleurs « incapables de passer à l’action », ces conseils complètent cette notion de l’élu au service des électeurs. Il s’agit de rechercher non des « stars » de la politique, mais des personnes capables d’assurer ce service public par excellence et d’assumer la lourde responsabilité qui va leur incomber : les électeurs ont donc tout intérêt à trouver des gens qu’ils connaissent de préférence, avec qui ils peuvent parler du mandat qu’ils leur confient et de leur service futur.
Ce système électoral exprime l’idée centrale et décisive que c’est bien aux électeurs de choisir leurs mandataires et non à ces derniers de présenter leur candidature pour se faire élire. L’objectif est de constituer une « représentation populaire », avec des « mandataires » et non « des maîtres ».
Les élections de la Commune de Paris avaient comme objectif, exprimé par le Comité central ce même 25 mars 1871 [2], de former l’organisation communale. En voici quelques extraits :
« En donnant à votre ville une forte organisation communale, vous y jetterez les premières assises de votre droit, indestructible base de vos institutions républicaines. Le droit de cité est aussi imprescriptible que celui de la nation ; la cité doit avoir, comme la nation, son assemblée qui s’appelle indistinctement assemblée municipale ou communale, ou commune (…)
Cette assemblée nomme dans son sein des comités spéciaux qui se partagent ses attributions diverses (instruction, travail, finances, assistance, garde nationale, police etc…)
Les membres de l’Assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables, comptables et responsables (…) Citoyens, vous voudrez conquérir à Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir élu le premier sa commune républicaine. »
On le voit, le projet était de construire une république démocratique et sociale à partir de l’organisation des communes dans tout le pays, cellule de base de la vie sociale, économique et politique.
Les attributions de ces communes reprennent ce que le mouvement populaire avait construit pendant la Révolution de 1789 jusqu’au renversement du 9 thermidor an II – 27 juillet 1794.
Les assemblées générales communales de citoyens des deux sexes élisaient alors les membres du conseil général, ainsi que les membres des différents comités chargés des attributions de la commune : on retrouve bien sûr la fonction de garde nationale et de police, mais aussi celles des comités des subsistances, de l’instruction publique, des finances, de l’assistance. Les élus étaient sous le contrôle permanent des citoyens, qui se réunissaient plusieurs fois par semaine en assemblées générales. Le système électoral, pratiqué par le mouvement populaire révolutionnaire dans la période 1789 – 1794, était celui que les communautés villageoises avaient hérité du Moyen-âge et pratiqué jusque-là, tandis que les villes avaient perdu, depuis le XVIe siècle, leurs libertés et franchises [3].
Les élections des États généraux de 1789 avaient permis de rétablir, dans le Tiers-état soit 98% de la population [4], les assemblées électorales communales dans tout le pays, et avec elles, la pratique populaire d’élire des commis de confiance, responsables devant leurs commettants. Le mouvement populaire avait ensuite conservé les assemblées générales communales, qui devinrent l’institution révolutionnaire par excellence, jusqu’à la suppression de cette démocratie qui suivit le 9 thermidor an II – 27 juillet 1794.
Quelle est donc la nature de ce système électoral ?
Ce sont les électeurs qui forment le peuple souverain, non point les élus.
Les électeurs, ou mandants, ou encore commettants, confient leur mandat ou mission à des mandataires ou commis de confiance : voilà les termes utilisés habituellement pour exprimer cette institution.
C’est aux mandants de contrôler leurs mandataires et d’avoir clairement conscience que les mandataires sont responsables devant eux.
La nature de ce système électoral s’intègre dans la conception d’une démocratie représentative à souveraineté populaire effective. Les mandataires sont en effet responsables devant leurs électeurs, ce qui implique qu’en cours de mandat, si les mandants ont perdu confiance dans leurs mandataires, ils peuvent les révoquer et les remplacer.
Les résultats des élections du 26 mars 1871
Paris comptait autour de 2 millions d’habitants, mais nombre d’entre eux avaient fui depuis le 4 septembre 1870. Le nombre des votants fut de 230.000 et les résultats furent proclamés en public Place de l’Hôtel de ville, devant 200.000 personnes dont 20.000 Gardes nationaux, par le Comité central de cette même garde. Il y avait 85 élus des vingt arrondissements, dont la liste des noms fut prononcée, suivie d’allocutions et de chants révolutionnaires, dont celui de la Marseillaise, interdite depuis les diverses restaurations de la royauté.
Toutefois, le système des partis politiques fait que ce ne sont pas les électeurs qui choisissent leurs élus : ils leur sont imposés par les partis. De plus, les élus sont responsables, non devant leurs électeurs, mais devant leur parti, et c’est ainsi qu’ils sont devenus des mandataires de leur parti à qui ils rendent des comptes.
Si le principe de la souveraineté populaire est affirmé dans le texte de la Constitution, le fonctionnement des partis s’est imposé au système électoral : la souveraineté se trouve ainsi déléguée par les électeurs aux élus. C’est pourquoi, ce système peut être qualifié de système représentatif qui retire sa souveraineté au peuple pour la donner à la classe des élus. Ces derniers sont ainsi devenus les « maîtres » des électeurs, comme l’Appel du 25 mars 1871 en signalait le danger.
Ce système a permis de créer une classe politique dont les membres cherchent à faire carrière dans l’élection à perpétuité. De grandes écoles permettent de constituer cette classe politique en une véritable aristocratie de représentants potentiels quasiment à vie, passant les étapes de l’élection municipale jusqu’au sommet actuel… qu’est le député du Parlement européen, grassement payé… à faire bien peu [5] puisque ce « parlement » n’a qu’un rôle de conseil ! On notera au passage que le système de rémunérations élevées des élus est devenu une des formes de corruption de cette classe politique, ce qu’il ne faut pas sous-estimer !
Elle est bien connue ! et depuis fort longtemps et peut s’appliquer à différentes situations, comme par exemple, dans toute association ou société publique ou privée, qui a besoin de mandataires chargés d’une mission bien précise : le missionnaire est choisi avec soin par les responsables qui contrôlent sa mission et s’il n’a pas été capable de l’accomplir, il est révoqué et remplacé.
La formule latine de cette institution est le fidéicommis , le commis de confiance. Dans commis se retrouve la notion de service ou de mandat, de responsabilité du commis devant ses mandants et de son devoir de leur rendre des comptes.
Cette institution a-t-elle été appliquée au système électoral ?
Oui, depuis le Moyen-âge dans la période qui a suivi la chute de l’Empire romain, et dans tout le domaine ouest-européen, lorsque la société dans son ensemble s’est organisée en petites unités appelées du terme commun à l’époque : université, comme celle de la communauté villageoise, de la commune urbaine, des divers corps de métiers urbains, de l’ordre de la noblesse, au sein de l’Église elle-même : ces petites unités se sont toutes formées sur la base d’une charte ou constitution, inventant leur forme de droit, précisée et rédigée en assemblée générale de leurs membres. Ces petites universités pouvaient être démocratiques comme dans les villages, dans certains corps de métiers, dans certains ordres monastiques, ou bien alors aristocratiques comme dans la noblesse ou dans le haut clergé etc…, quant aux monarques, rois, empereurs, papes ou riches propriétaires, leurs commis de confiance portent des noms divers et variés : ministres, intendants, secrétaires, chargés de mission etc…
Ce n’est pas l’institution du commis de confiance qui est de nature démocratique, c’est l’usage que l’on en fait qui lui confère ou non ce caractère : dans un système électoral démocratique comme celui de l’assemblée générale des habitants d’un village, le mandataire responsable devant ses mandants est la forme la plus démocratique qui soit, parce que le contrôle des mandataires par les mandants tombe sous le sens !
Par ailleurs, au XIVe siècle, comme le firent les royautés du domaine ouest-européen, le Roi de France institutionnalisa sous la forme des États généraux, une représentation de tous ses sujets convoqués pour débattre des impôts et de leur emploi, en cas de crise majeure. Les trois ordres étaient convoqués et le tiers-état, qui représentait tout le peuple en dehors des privilégiés du clergé et de la noblesse, était convoqué selon les formes décidées par les assemblées primaires communales, qui étaient maîtresses de la police de leurs élections.
Les élus étaient donc mandatés et leurs frais de voyage payés par leurs électeurs, à qui ils devaient rendre des comptes de leur mission : ils pouvaient bien sûr être révoqués s’ils ne leur avaient pas donné satisfaction.
On le voit, l’institution du commis de confiance était la pratique électorale courante de ces temps.
Comme je l’ai rappelé par ailleurs, dans la série d’émissions sur Radio Aligre intitulée « La place et le rôle du mouvement populaire pendant la Révolution française, 1789-1794 », dès les débuts de la Révolution, l’institution du commis de confiance, qui était toujours vivante dans les communautés villageoises au XVIIIe siècle, fut généralisée dans les villes, où elle avait disparu, depuis la convocation des États généraux de 1789 et redevint la norme de l’organisation électorale du mouvement populaire pendant la Révolution. Après les États généraux, les députés de la Convention furent élus par les assemblées communales populaires sur le mode du commis de confiance ou mandataire, révocable par ses mandants.
Et puis, la contre-révolution a commencé avec le 9 thermidor – 27 juillet 1794 et s’est amplifiée au XIXe siècle. Le Directoire, le Consulat, l’Empire, puis la restauration des Bourbons, des Orléans, un Second Empire, furent interrompus en 1830, en 1848 puis en 1871, par des Révolutions populaires qui tentèrent, trois fois de suite, de reconstruire une république démocratique et sociale, en commençant par la recomposition des communes avec leurs pratiques démocratiques et leur précieux système électoral de mandataires révocables par le peuple souverain.
Même si ces tentatives échouèrent successivement, celle de 1871, bien qu’isolée à Paris et dans quelques agglomérations urbaines et rurales, voulut faire revivre la remarquable institution du commis de confiance comme en atteste cet « Appel aux électeurs parisiens » et y parvint le 26 mars 1871, réveillant cet usage médiéval, devenu depuis 1789, puis 1792 – 1794, la forme par excellence du système électoral d’une république démocratique et sociale à souveraineté populaire effective.
Article également publié par Le Canard républicain.
[1] Publié dans le Journal officiel de la République française, qui parut du 19 mars au 24 mai 1871 et qui, le 30 mars, changea de nom pour devenir Journal officiel de la Commune. Réimpression sous le titre Journal officiel de la République française sous la Commune, Paris, Victor Bunel éditeur, 1871. Voir aussi BDIC_AFF_014175 sur argonnaute.u-paris10.fr.
[2] On trouvera le texte cité dans Charles RIHS, La Commune de Paris, 1871. Sa structure et ses doctrines, Paris, Seuil, 1973, I, 2, « Recommandations du Comité central », p. 81.
[3] Voir à ce sujet Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, (Paris-Oslo, 1931) Pocket, 1999.
[4] On estime la population française à 26 millions d’habitants en 1789, l’ordre de la noblesse comptait 300.000 personnes, le clergé 130.000 et le Tiers-état le reste, soit environ 98% de la population, A. SOBOUL, La France à la veille de la Révolution, Paris, SEDES, 1974, p. 101, 134, 219.
[5] Sauf rares exceptions d’élus honnêtes et courageux – il en existe encore – qui tentent d’ouvrir des débats.