Lorsque Jean-Luc Mélenchon a lancé l’année dernière le terme « créolisation » comme une sorte de slogan, je demeurai longtemps dubitatif.
Dans le contexte actuel de fascisation, la formule, pour provocante qu’elle fût, semblait partir d’une bonne intention : lutter contre les crispations identitaires et communautaires, contre les fantasmes de pureté ethnique. Et nous savons bien qu’ils s’expriment aujourd’hui autant sur le mode frénétique – Zemmour et sa médiévale reconquista – que bien-pensant, par la voix de Valérie Pécresse : « Etre Français c’est avoir un sapin de Noël, c’est manger du foie gras, c’est élire Miss France et c’est le Tour de France parce que c’est cela la France[1]« .
D’autant que le terme de « créolisation », si on le rapporte à l’usage qu’en faisait Édouard Glissant, n’exprimerait rien que de positif : « un métissage d’arts ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre ».
On pouvait, certes, même en l’état, objecter que le métissage ne se décrète pas, mais se constate. Contraindre au métissage ne serait, au fond, qu’une forme de racisme spéculaire. Mais M. Mélenchon avait lui-même donné quelques gages et rassuré sur ce point.
Une créolisation sans violence?
Mon objection profonde, mon non possumus, portait sur le fait que créolisation dit créole, y compris et d’abord au plan linguistique. Et que, même si les créoles sont des langues à part entière attestant de la résistance inaliénable de l’homme à se réapproprier victorieusement le langage quand on l’en a privé, les créoles – en tout cas ceux qui empruntent la majorité de leur fonds lexical au français – sont, qu’on le veuille ou non, la résultante d’un acte de violence, si ce n’est de la violence la plus intolérable qu’on puisse infliger à un être humain : la mise en esclavage et la perte forcée de la langue maternelle (on sait que les artisans de la traite prenaient soin de mélanger les esclaves sur les navires pour qu’ils ne puissent plus communiquer dans une même langue).
Là encore, ce n’est pas le résultat qu’il faudrait incriminer – les créoles sont une richesse immense, le symbole même de la dignité et de la libération – c’est le processus qui y a, bien involontairement, conduit. On peut se réjouir d’une issue heureuse à un drame sans vouloir pour autant réitérer ce drame.
Or, à ma connaissance, le français, langue de la République une et indivisible, langue qui participe, plus qu’aucune autre, d’un processus de formation de la conscience nationale, n’est pas la résultante d’une créolisation. Il est l’évolution du latin sur un territoire donné, superposé à un substrat gaulois dont il reste peu de chose, latin populaire mais aussi parfois savant auquel se sont ajoutés, au fil du temps, de nombreux apports partiels qu’il serait fastidieux de détailler. Mais il n’est pas, contrairement à l’anglais, le processus d’un mélange de plusieurs idiomes coexistant sur un même territoire (vieil anglais, français normand, vieux norois) ayant entraîné au XIe siècle ce que les linguistiques C. Bailey et K. Maroldt n’ont pas hésité à interpréter comme un processus de créolisation (même si l’hypothèse reste toujours discutée). En tout cas, le français n’est pas le produit de deux peuples différents se mettant à bricoler une lingua franca pour parvenir à se comprendre et finissant par transmettre cette langue à leurs descendants, critère à partir duquel un pidgin devient un créole. Le français, au cours des siècles, a connu une évolution notable mais nulle solution de continuité.
Et ce n’est nullement un jugement de valeur de ma part mais un simple constat : on peut trouver un pays doué, pour des raisons historiques, pour l’universalisme républicain, comme la France où la langue n’a pas vécu un processus de créolisation et, à l’inverse, des langues comme l’afrikaans, qui est, nous disent les linguistes, « une créolisation du néerlandais émergeant vers 1750 comme une langue nouvelle, non sans une forte influence des langues africaines des Hottentots[2]« , et qui fut pourtant la langue dans laquelle se dit, jusqu’à il y a peu, le mot « Apartheid », c’est-à-dire la ségrégation raciale.
La récente polémique linguistique au sujet des langues indo-européennes entre l’archéologue Jean-Paul Demoule et le spécialiste du chinois antique Laurent Sagart a eu ceci de décisif qu’on ne peut plus désormais parler de créolisation à tout bout de champ, notamment pour décrire le mode de diffusion des langues indo-européennes. S’il y avait eu créolisation des langues indo-européennes, nous aurions eu une simplification beaucoup plus drastiques des conjugaisons des verbes courants par exemple, comme l’a bien montré Sagart. Il ne faut pas confondre les contacts, évolutions, emprunts auxquelles sont soumises presque toutes les langues et la créolisation qui est bien spécifique, qui apparaît dans des conditions très précises et qui n’a pas à être parée idéologiquement d’une authenticité plus enviable que tel ou tel autre processus.
Créolisation du français ou Frankenstein linguistique?
Pour prendre un cas d’école ou bien une sorte de preuve par l’absurde : pour que le français se créolise, il faudrait que nous vivions une situation historique d’une violence telle que nous ne parlions plus notre langue et que nous nous efforcions de communiquer, dans notre pays, avec des locuteurs d’une autre langue, au point d’inventer un nouvel idiome que nous finirions par transmettre à nos descendants. Est-ce un scénario de science-fiction? Que nenni, c’est peut-être bien ce qui est en train de se produire avec le « globish », du moins si nous n’y prenons pas garde.
Or, dans sa dernière déclaration, Jean-Luc Mélenchon évoque précisément, et avec une naïveté confondante, la multiplication des panneaux publicitaires en anglais dans notre pays comme une forme de créolisation heureuse :
« Allez dans n’importe quelle rue de Paris ou d’ailleurs et vous verrez partout des pancartes en anglais. La créolisation est en train d’avoir lieu. Mais nous sommes aussi les plus gros consommateurs de pizzas. Et le plat préféré des Français est le couscous. » (3 janvier 2022).
Là aussi, il semble que Jean-Luc Mélenchon aime pratiquer l’ambiguïté en parlant volontairement de sujets disparates. Qui veut faire la guerre à la diversité gastronomique? Elle est évidemment souhaitable, dans la mesure – relative – où certains goûts nationaux, héritées d’habitudes ancestrales et de proximité avec des terroirs donnés, peuvent se frotter quotidiennement, ici aux piments des uns, là aux produits laitiers des autres.
Je ne parle pas non plus de cet analogon qui concernerait certains locuteurs bilingues, trilingues, même si les linguistes, là encore, montrent qu’on n’est jamais complètement bilingue, au sens où on possèderait deux langues à un niveau de compétences identique.
Non, puisqu’il est question de « pancartes » en anglais (ou parfois en franglais qui s’ignore), pour reprendre le terme de M. Mélenchon, nous ne sommes pas là dans le cas de personnes qui, possédant une bonne maîtrise du français, se passionneraient pour la langue de Shakespeare au point d’en maîtriser les nuances et d’en faire partager la richesse. Nous sommes dans le cas de personnes qui trouvent plus seyant d’abandonner leur langue pour considérer que la langue des affaires, ou, plus prosaïquement, des finances, possèderait un prestige supérieur à la leur. Nous sommes dans le cas de personnes peu soucieuses ou peu informées des ressources évocatoires de leur langue et de la littérature qu’elle porte, cherchent une compensation à leur inanité dans la haine de soi et l’admiration béate devant le mode de vie dit « américain ». Nous sommes dans le cas de demi-habiles se prenant pour des sachants parce qu’ils « troquent un mot pour un autre » au lieu de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est-à-dire qui se croient dispensés, par un simple jeu langagier d’équivalence comptable, du travail poétique et/ou philosophique sur la langue sans lequel il n’est pas de développement social et humain.
Cette inopinée créolisation du français par la main invisible et la bouche d’or du marché, si elle était menée jusqu’à son terme, serait là aussi la résultante d’un esclavage, à la différence près que celui-ci serait d’autant plus pernicieux qu’il serait volontaire et assumé.
Bref, je pensais avoir voté en 2017 pour un Mélenchon jaurésien, soucieux d’assurer à chaque Français, d’où qu’il vienne, le réconfort d’une patrie. Il ne m’est pas agréable de le retrouver, cinq ans plus tard, dans le camp des nouveaux négriers de l’américanisation du monde.
Aymeric Monville, éditeur et auteur de langue française, et par ailleurs militant internationaliste, 5 janvier 2022
[1] 12 décembre sur France 3.
[2] Claude Hagège, Dictionnaire amoureux des langues, Plon, Odile Jacob, 2015.