Par Georges Gastaud,
D’origine belge, longtemps associé à son frère cadet sur la scène littéraire française, puis brouillé avec lui (d’où le pseudonyme un peu étrange de Rosny aîné), figure centrale de la vie littéraire et scientifique française de la première moitié du XXème siècle, le brillant écrivain francophone J.-H. Rosny aîné, alias Joseph Boex (1856-1940), est généralement snobé par notre monde littéraire ignorant, conformiste et mesquinement autophobe (ou, ce qui revient au même : anglo- et américano-formaté). Ignorance, car on ne connaît souvent de cet auteur prodigieusement innovant que la flamboyante Guerre du feu que Jean-Jacques Annaud a naguère brillamment portée à l’écran. Autophobie nationale aussi, car de même que le rôle pionnier de « notre » Benjamin Rabier (1864-1939) dans l’invention de la BD et du dessin animé[1] est occulté au profit des dessinateurs étatsuniens de l’« Âge d’or »[2], de même attribue-t-on trop souvent l’invention de la « SF » aux seuls auteurs d’Outre-Atlantique, alors que la première collection consacrée à des livres de ce genre littéraire nouveau, que le critique Maurice Renard appelait alors fort justement le « merveilleux scientifique », a vu le jour en France avec l’édition de milliers de titres…
Autant et plus que le très inégal Jules Verne, son prédécesseur francophone, lui-même fasciné par le monde anglo-saxon dont émanent nombre de ses héros, Rosny aîné mérite d’être tenu pour un explorateur de mondes d’une stupéfiante puissance mentale. En l’occurrence, l’intitulé général de la passionnante anthologie subtilement préfacée par Serge Lehmann est très parlant : la guerre des « règnes ». Car avec une imagination puissante, et nullement livrée à l’arbitraire paresseux qui affadit si souvent l’univers de la Fantasy et du Space Opera, Rosny aîné, qui était entre autres l’ami du grand savant atomiste Jean Perrin, qui disposait d’une formation mathématique et scientifique de haut vol, et qui « touchait sa bille » aussi bien en Mécanique quantique qu’en Relativité générale, procède littérairement à un travail conceptuellement fort de métaphysique- voire d’anthropologie-fiction, voire de méta-science-fiction. Dans La Guerre du feu, il explorait déjà indirectement la manière dont eût pu se comporter une humanité issue d’une tout autre branche évolutive, voire d’une tout autre orientation ontologique que celle dont est finalement sorti Sapiens. Et même s’agissant de ce dernier, cet inspirateur du personnage de Rahan[3] qu’était Rosny aîné, s’efforce de se représenter le monde des autres de la manière dont il pouvait, par ex. à propos des rapports de l’homme premier avec les grands animaux (cf la célèbre scène du voleur de feu Naoh faisant allégeance au chef des mammouths !), avec le Feu ou avec d’autres tribus rivales ou alliées. Il lui fait vivre un rapport intrinsèquement et intensément religieux avec son environnement. Bref, une forme de matérialisme historique mûri puisqu’il ne s’agit plus en l’espèce de comprendre religieusement la matière, ni symétriquement de dénigrer platement « la religion », mais bien d’approcher les ainsi-dites « religions de la nature » des chasseurs-cueilleurs à partir de leurs conditions de vie, de chasse et de production…
Bien entendu, le décentrement et le dépaysement, – y compris celui des modes de communication, de conception et de perception du monde, et notamment, des manières ontologiques de se rapporter au temps et à l’espace (il s’agit au fond des conditions objectives variables des modalités collectives du faire sujet) – est bien plus impressionnant encore quand, au-delà des lignées humaines, des espèces zoologiques terrestres présentes ou archaïques, on se frotte héroïquement aux menaçants Xipehuz, d’impénétrables créatures reposant sur de pures interactions électromagnétiques que sont forcés de combattre avec les moyens du bord des humains dont les armes et les modes de pensée ne sont pas sans rappeler l’antique Mésopotamie…
Rosny ainé nous fait aussi découvrir, sur une planète rouge pas si différente, géologiquement parlant, de celle qu’explorent les sondes martiennes actuelles, un « règne » étrange, de nature minérale, dont la subjectivité, si tant est qu’elle existe, nous reste totalement opaque, son comportement à notre égard étant mortifère sans être véritablement hostile. L’auteur imagine même un amour passionné entre un explorateur terrien et une Martienne au physique lumineux mais dont l’espèce est déclinante et dont la beauté déroutante est sidéralement autre que celle qui suscite nos désirs sexuels ordinaires de l’homme pour la femme : approche à la fois gênante et combien plus suggestive que ne le sera la balbutiante Planète des singes de Pierre Boulle ! Quant aux Aériens qui peuplent chorégraphiquement l’atmosphère irisée des nuits martiennes, leur subjectivité quasi détachable des individualités concernées est encore plus étrange, bien que la communication, voire la coopération reste possible avec eux et qu’ils nous comprennent mieux que nous ne les comprenons. J’avoue ne rien avoir trouvé de si fort à notre époque si ce n’est le Solaris du Polonais Stanislas Lem (porté au cinéma par Tarkovski): son anti-héros est l’étrange « Océan » protoplasmique qui cerne cette planète dotée de deux soleils : cette étrange créature y provoque d’étranges éruptions esthétiques (les symétriades et autres asymétriades). Elle se désintéresse totalement des tentatives d’approche des experts humains en « études solariennes », mais elle ne dédaigne pas susciter en eux, volontairement ou pas qui sait, d’étranges hallucinations capables de ressusciter leur passé pour le meilleur et surtout pour le pire… Ou de la psychose conçue comme un mode paradoxal et terrifiant de connexion entre « règnes » ontologiquement incompatibles ?
Plus fondamentalement il faut lire, surtout par ces temps de veillée d’armes où la Russie postsoviétique amie de la Chine populaire et l’UE-OTAN[4] hégémoniste aiguisent leurs missiles, le grand récit intitulé La mort de la Terre : il interroge sur le sens que nous pouvons continuer ou pas de donner à nos vies quand nous percevons la finitude radicale, non seulement de nos minuscules individualités, mais de notre espèce elle-même, voire de notre règne biologique dans son ensemble (le règne des animaux terrestres multicellulaires) : si déprimant que soit ce récit en forme de Mémoire d’outre-tombe, il exprime tout de même l’idée que, même dans cette affreuse conjoncture, les derniers hommes pourront encore et encore transmettre du sens à la lignée tout autre qui leur survivra et ira plus loin qu’eux. Bref, si j’ose dire, le nouvel évangile post-exterministe de nos temps quelque peu apocalyptiques doit reposer sur l’idée que « mon Monde n’est pas (totalement) de ce règne », sinon de ce « Royaume »… (à suivre…)
LA GUERRE DES REGNES, éditions Bragelonne, 2011 (60-62 due d’Hauteville, 75010 Paris – info@bragelonne.fr – www.bragelonne.fr
[1] J’ai même ouï récemment je ne sais quel batteur de records en matière de vol aérien se rendre aux « States » pour y concélébrer avec les natifs du cru « le Grand Pays qui inventa l’aviation »… Ce cuistre insolent n’avait-il donc jamais ouï parler de Clément Ader, d’Hélène Boucher, de Pierre-Georges Latécoère (précurseur de l’Aérospatiale et employeur de Mermoz et de Saint-Ex) ou de Louis Blériot, le premier à franchir la manche en avion. Sans parler de ce pionnier de l’aviation populaire que fut, ultérieurement, le dirigeant communiste Paul Vaillant-Couturier, poète, rédacteur en chef de l’Huma et figure de proue du Front populaire ?
[2] Voir la manière dont le savant Serge Lehmann dénonce la manière dont a été occulté le rôle de la France, non seulement dans la création de l’ainsi-dite « SF », mais dans sa lucide théorisation précoce par le critique littéraire français Maurice Renard ; en effet, la première collection de livres de SF, ou plutôt de « merveilleux scientifique » (perspicacement intitulée Les Hypermondes) a été créée en France à l’initiative de Régis Messac (à la même époque, la SF américaine ne débordait pas encore du champ des comics). Plus de 3000 romans publiés en aval de Verne et en amont de Barjavel ont ainsi été rayés de la carte mentale des futurs littéraires et scientifiques francophones… (p. 763). Pauvre petit pays rabougri et complexé qui croit « s’ouvrir au monde » au moment même où il se ferme aux mondes et obture toutes les fenêtres sur l’infini et sur l’universel qu’il avait lui-même ouvertes à tous en prenant appui sur sa langue précise, de plus en plus hélas évincée, reléguée et reniée en toutes sortes de domaines !
[3] Un sympathique personnage de BD que connaissent bien les anciens lecteurs de Vaillant et de Pif…
[4] Car malgré les apparences, il n’y a pas de « guerre russo-ukrainienne ». La Russie est certes l’initiateur visible de la guerre et l’Ukraine sert douloureusement de malheureux champ de bataille. Mais en réalité, ce conflit de « haute intensité » est le premier acte visible d’une possible conflagration mondiale entre l’axe russo-chinois, avant-garde et émanation des « B.R.I.C.S. » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud : c’est-à-dire cette humanité émergente qui veut légitimement sa part de la mondialisation des échanges et du progrès technique), et l’axe hégémoniste euro-atlantiste prêt à se battre, dans un premier temps, jusqu’au dernier Ukrainien s’il le faut en attendant pire, tout en testant à fond les limites de l’armée russe dans ce que nous qualifierions de « conflit-laboratoire ».