Dans une tribune publiée par le journal Le Monde, 44 juristes universitaire poussent un cris d’alarme contre la fuite en avant sécuritaire et totalitaire pris par le gouvernement. Après les empilements de lois liberticides c’est désormais la constitutionnalisation d’un état d’urgence permanent – visant comme on a pu le voir ouvertement le mouvement social – et dans la course à l’échalote avec l’extrême droite, c’est des symptômes de plus en plus graves de la fascisation à l’œuvre dans notre pays qui sont perceptibles à tous, cela alors que la colère monte en même temps que le nombre de chômeurs et des pauvres. Contre cette fascisation, contre la liquidation de la souveraineté populaire base de la démocratie, c’est tous ensemble un Front Antifasciste, Populaire et Patriotique qu’il faut opposer.
Contre la constitutionnalisation de la frénésie sécuritaire
Le Monde | • Mis à jour le
Par un collectif de juristes universitaires
Depuis les attaques meurtrières du 13 novembre, discours et politiques purement sécuritaires ne cessent de prospérer. Le 16 novembre, dans la foulée des premières interpellations et perquisitions, le Ministre de l’intérieur annonçait : « Que chacun l’entende distinctement : ce n’est qu’un début. La riposte de la République sera d’ampleur. Elle sera totale ». Depuis lors, la surenchère n’a pas cessé. Après la rhétorique guerrière brandie par le président François Hollande contre l’organisation Etat islamique, le « redoublement des frappes militaires » françaises en Syrie, plus de 2 500 perquisitions et 350 assignations à résidence, voilà maintenant l’annonce d’une réforme constitutionnelle. Il s’agirait de graver dans la Constitution le recours à l’état d’urgence mais aussi la déchéance de nationalité contre les Français possédant deux nationalités définitivement condamnés pour un délit ou crime constituant un acte de terrorisme ou une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. En quoi cette modification de la Constitution envisagée dans l’urgence, sans réflexion véritable, est-elle à même de dissoudre la « menace terroriste » ? N’est-elle pas plutôt un énième coup porté à l’état de droit et aux libertés fondamentales que la Constitution est précisément censée garantir ?
A l’examen, les réformes annoncées apparaissent clairement inutiles au regard de la lutte antiterroriste, leur objectif officiel. En revanche, elles sont hautement liberticides et, concernant la déchéance de nationalité, ouvertement ségrégationnistes.
la mise au ban du juge
En matière de lutte antiterroriste, la législation est déjà largement dérogatoire au droit commun. Depuis maintenant trois décennies – on n’a pas attendu l’état d’urgence pour cela –, la lutte antiterroriste, en érigeant la sécurité comme « notre bien » le plus cher et le « premier de nos droits », justifie de multiples atteintes aux libertés. L’empilement des lois offre aux juges et aux forces de police des pouvoirs d’enquête et d’intervention exorbitants (saisies, perquisitions de nuit, écoutes téléphoniques, géolocalisation…). L’infraction d’« association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste » permet aux juges et aux policiers d’agir en amont de tout passage à l’acte. Les agents des services de renseignement qui travaillent en dehors de tout contrôle judiciaire ont déjà en droit et en fait un rôle pivot dans la lutte antiterroriste. Les droits de la défense ont déjà été largement sacrifiés au nom de la prévention du terrorisme. D’un point de vue opérationnel, l’état d’urgence n’a donc pas ouvert la voie à des mesures de lutte contre le terrorisme qui n’auraient pu être adoptées sans lui et, d’ailleurs, il n’a semble-t-il permis aucun résultat tangible.
En revanche, l’éviction de l’autorité judiciaire et le pouvoir conféré au ministre de l’intérieur et aux préfets d’ordonner des assignations à résidence et des perquisitions sont redoutables pour la liberté individuelle. Avec l’aval du président de la République, les associations ou groupements de fait contestataires peuvent être dissous ! Pour s’en tenir aux perquisitions, celles-ci peuvent intervenir de jour comme de nuit, en tout lieu, sur le seul fondement qu’il existe « des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». « Raison sérieuse de penser », « lieu fréquenté », « comportement » « menace pour la sécurité publique », bien trop de notions floues dans une règle qui attribue un pouvoir aussi grave à l’exécutif agissant seul et qui dépasse la lutte antiterroriste. Nos dirigeants pensent-ils sincèrement que l’efficacité de la lutte antiterroriste passe par la mise au ban du juge au profit des préfets et de la police, dans un Etat d’urgence plus proche de l’Etat policier que de l’Etat de droit ?
Pourquoi, alors, constitutionnaliser l’état d’urgence ? L’exercice, s’il affiche l’intention du gouvernement de préserver l’état de droit, ne permet aucunement de le garantir mais, bien au contraire, d’y déroger sans imposer aucune nouvelle limitation au pouvoir exécutif. Le projet de loi constitutionnelle, qui prévoit d’ajouter à la constitution un article 36-1 sur l’état d’urgence, reprend la solution législative actuelle qui confie au Parlement le pouvoir de proroger l’état d’urgence au-delà d’une période de douze jours ouverte par décret. Mais, une fois l’état d’urgence officiellement levé, le texte institue une période pour le moins étrange pendant laquelle les autorités administratives pourront décider de faire survivre les mesures prises pendant l’état d’urgence et, sur habilitation législative, adopter de nouvelles mesures générales (interdiction de réunions, fermeture de lieux publics…) si « demeure un risque d’acte de terrorisme ». En somme, à la seule condition que la menace terroriste perdure, l’état d’urgence perdurera… Qui ne devine que c’est à un Etat d’urgence permanent qu’on nous destine ?
la déchéance de nationalité une idée grave et dangereuse
Pratiquement, la constitutionnalisation de l’état d’urgence avaliserait, au nom de l’impératif sécuritaire, les atteintes aux libertés individuelles en évinçant le juge judiciaire, pourtant gardien de la liberté individuelle d’après l’article 66 de la Constitution. En effet, d’après la réforme, les mesures restrictives de liberté autorisées par la nécessité de prévenir tout acte de terrorisme seront soumises à la seule vigilance du juge administratif qui ne peut être saisi qu’a posteriori. En pratique, rien n’indique que les personnes qui ont subi et qui vont subir des atteintes à leurs libertés s’en référeront à la justice administrative… Surtout, le mal aura déjà été fait ; or, la liste des mesures prises au nom de l’état d’urgence et constitutives de graves atteintes aux libertés individuelles ne cesse de s’allonger sans que le contrôle exercé en référé par le juge administratif n’offre de réelle garantie pour les libertés. Comment justifier l’assignation à résidence de plusieurs dizaines de militants écologistes n’ayant commis aucune infraction ? Comment justifier l’arrêté préfectoral interdisant la circulation aux abords d’une route empruntée par les migrants du camp de Calais et autorisant, dans cette « zone de protection », les contrôles d’identité inconditionnels et obligatoires ? Comme il se devait, le nouveau régime des perquisitions administratives a conduit à des erreurs et/ou des dérives graves, des citoyens sans lien aucun avec le terrorisme perquisitionnés brutalement chez eux, en famille.
Vouloir inscrire la déchéance de nationalité dans le texte constitutionnel est tout aussi grave. Ici, le passage par la voie constitutionnelle vise à poser des exceptions permanentes à un ensemble de normes que notre histoire avait hissées au niveau suprême. Le plus important concerne le principe d’égalité. En effet, selon une jurisprudence bien établie du Conseil constitutionnel, si le principe d’égalité autorise le législateur à traiter différemment deux catégories distinctes de personnes, ce principe exige que la différence de traitement ainsi caractérisée « soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ». En l’espèce, le projet de réforme introduit une différence de traitement – une inégalité manifeste – entre les Français « mononationaux » et les Français binationaux. Cette division des Français en deux catégories, si elle avait été opérée par un projet de loi ordinaire, aurait ainsi dû être examinée par le Conseil à l’aune de l’objectif du texte, à savoir la lutte contre le terrorisme. Le Conseil constitutionnel aurait ainsi eu à répondre à la question saugrenue de savoir en quoi l’efficacité de la lutte antiterroriste justifie de sanctionner spécifiquement, par la déchéance de nationalité, les binationaux ! Ceux-ci seraient-ils plus à même de perpétrer des actes terroristes que les « Français de souche » ? Saugrenue, la question n’est évidemment pas neutre mais révèle, au contraire, une volonté de stigmatiser encore et toujours, et cette fois au niveau même de la Constitution, une catégorie précise de Français, ceux dont l’histoire est en partie liée aux anciennes colonies françaises.
Gouverner par la peur
Au surplus, en constitutionnalisant une mesure de sanction, la réforme vient altérer la fonction même de la Constitution qui est censée organiser l’Etat et garantir les droits et libertés des citoyens et aucunement édicter, elle-même, des mesures punitives.
Et ici encore la constitutionnalisation envisagée est parfaitement inutile au regard des fins qui lui sont officiellement assignées. D’une part, la déchéance, tout comme la perte de nationalité prévue par notre code civil, épargne les terroristes franco-français. D’autre part, si l’objectif est d’expulser du territoire français ceux qui deviendraient alors parfaitement étrangers, les autorités restent contraintes par leurs engagements internationaux relatifs aux droits fondamentaux. A tout le moins, en effet, la Cour européenne des droits de l’homme, comme d’autres organes internationaux, interdit d’expulser des étrangers même condamnés pour terrorisme vers tout État, y compris le leur, où ils risquent d’être soumis à des actes de torture et traitements inhumains ou dégradants.
Au bout du compte, en constitutionnalisant la déchéance de nationalité pour certains Français, cette réforme n’a donc que l’effet symbolique de faire apparaître dans la Constitution deux catégories de Français en stigmatisant ceux qui possèdent, pour des raisons tenant en partie à la colonisation, une autre nationalité, et qui seraient seuls visés par une sanction qui en contrepoint glorifierait l’identité nationale. Et si on reconnaît qu’il y a deux catégories de Français, c’est bien que le peuple français n’est plus un et indivisible, encore un mythe républicain qui passe à l’as.
Le gouvernement par la peur et la division montre aujourd’hui clairement ses limites. Il faut rétablir les bases d’un Etat de droit digne de ce nom. Il est temps de répondre au terrorisme par la raison, la préservation des libertés et la construction de la paix. Nous en appelons aux gouvernants pour que, prenant appui sur les travaux sociologiques, historiques et philosophiques, ils s’interrogent sur les causes profondes du terrorisme et envisagent des voies nécessairement complexes, certainement étroites, mais qui permettent d’espérer une autre société, fondée sur l’égalité des individus, tournée vers l’émancipation collective.
Laurence Dubin, Université Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis ; Karine Parrot, Université de Cergy-Pontoise ; Jean Matringe, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Julie Alix, Université Lille 2 ; Pascal Beauvais, Université de Nanterre Paris Ouest la Défense ; Cyril Brami, Université du Maine ; Gilles J. Guglielmi, Université Paris II, Panthéon-Assas ; Nathalie Ferré, Université Paris 13 ; Marie-Laure Basilien-Gainche, Université Jean-Moulin Lyon 3 ; Hugues Hellio, Université d’Artois ; Laurence Sinopoli, Université Paris-Ouest, Nanterre-La Défense ; Etienne Pataut, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Catherine Haguenau-Moizard, Université de Strasbourg ; Claire Saas, Université de Nantes ; Manuela Grévy, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Mireille Poirier, Université de Bordeaux ; Charlotte Girard, Université Paris-Ouest, Nanterre-La Défense ; Charalambos Apostolidis, Université de Bourgogne France-Comté ; Isabelle Meyrat, Université de Cergy-Pontoise ; Denis Mazeaud, Université Paris II, Panthéon-Assas ; Bérangère Taxil, Université d’Angers ; Marie Caffin-Moi, Université de Cergy Pontoise ; Carlos Herrera, Université de Cergy-Pontoise ; Cyril Wolmark, Université Paris Ouest Nanterre-La Defense ; Diane Roman, Université de Tours ; Pierre Brunet, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Nicolas Kada, Université de Grenoble ; Thomas Perroud, Université d’Aix-Marseille ; Christine Lazerges, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Bernadette Aubert, Université de Poitiers ; Valérie Mutelet, Université d’Artois ; Rafaelle Maison, Université Paris Sud ; Thibaut Fleury Graff, Université Rennes I ; François Julien-Laferrière, Université Paris Sud ; Damien ROETS, Université de Limoges ; Camille Viennot, Université Paris Ouest Nanterre-La Defense ; Niki Aloupi, Université de Strasbourg ; Aurore Chaigneau, Université de Picardie Jules Verne ; Stéphanie Hennette Vauchez, Université Paris Ouest Nanterre-La Defense ; Eric millard, Université Paris Ouest Nanterre-La Denfense ; Sohie Robin-Olivier, Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1 ; Philippe Guez, Université de la Polynésie française ; Laurence Leturmy, Université de Poitiers ; Marjolaine Roccati, Université Paris Ouest Nanterre