Qui aidait Hitler ? Souvenirs de l’ancien ambassadeur d’URSS en Grande-Bretagne
Des années les plus spectaculaires de l’« apaisement » qui, avant guerre, laissa le champ libre à l’Allemagne nazie, se détachent ici la mainmise totale exercée sur le Royaume-Uni par ses classes dirigeantes et le traitement humiliant qu’elles infligèrent à Ivan Maïski, exilé à Londres sous le tsarisme et revenu comme ambassadeur (1932-1943). La « clique de Cliveden », regroupée au château du même nom, chez Nancy et Waldorf Astor, dirigeait l’Etat par l’intermédiaire de Stanley Baldwin, Neville Chamberlain et consorts. Elle haïssait l’URSS au point de bannir toute autocensure diplomatique et comptait sur le IIIe Reich pour s’en débarrasser définitivement. Elle fit donc échouer l’unique mission dévolue à Maïski : forger, contre l’agression allemande, le même pacte défensif qu’en 1914. Avec ses complices français, Edouard Daladier et Georges Bonnet, la « clique » transforma en farce les pourparlers militaires de Moscou (août 1939), que Maïski décrit à partir des archives soviétiques et britanniques publiées après guerre. Les recherches récentes valident ces Mémoires.
sur le site des éditions Delga
Delga, Paris, 2014, 217 pages, 18 euros.
Extraits des Carnets d’un ambassadeur soviétique à Londres : Qui a aidé Hitler ?
Le Monde Diplomatique d’octobre 2015 publie un document historique extrêmement important : des extraits des Carnets d’un ambassadeur soviétique à Londres.
- Oscar Kokoschka. – « Ambassador Ivan Maisky », 1942-1943
Churchill : « Une Russie affaiblie constitue un immense danger »
16 NOVEMBRE 1937
AUJOURD’HUI, Agniya [son épouse] et moi sommes allés au « banquet d’Etat » donné par George VI en l’honneur du roi Léopold de Belgique, qui a débarqué pour une visite de quatre jours. C’était un banquet comme les autres. Cent quatre-vingts invités, la famille royale au grand complet, les membres du gouvernement, les ambassadeurs (mais pas les émissaires) et des notables britanniques à foison. Nous mangeâmes dans des assiettes en or avec des couverts en or. Le dîner, différent de 1a plupart des dîners anglais, était délicieux (il paraît que le roi a un cuisinier français). Deux douzaines de joueurs de cornemuse écossais ont fait irruption dans la salle pendant le repas et marché lentement et à plusieurs reprises autour des tables, remplissant les voûtes du palais de leur musique semi-barbare. J’aime cette musique. Il y a en elle quelque chose des montagnes et des forêts d’Ecosse, de l’écho des siècles passés et de l’histoire primitive des hommes. (…)
Léopold conversa avec Chamberlain, Hoare (1), Montagu Norman (gouverneur de la Banque d’Angleterre) et, parmi les ambassadeurs, avec Grandi, Ribbentrop et Corbin (2). Il portait de toute évidence un vif intérêt à l’« agresseur » et au collaborateur de ce dernier.
Fort logiquement, on évita de m’accabler d’honneurs : l’URSS n’est guère à la mode ces temps-ci, surtout dans les hautes sphères du Parti conservateur. L’ambassadeur japonais Yoshida, qui rôdait dans un coin, n’était pas convié non plus à présenter ses respects aux rois. Rien d’étonnant à cela : les canons japonais sont en train en ce moment même de pilonner le capital et le prestige britanniques en Chine !
Lassé de ce spectacle soporifique, je m’apprêtais à m’éclipser vers les salons alentour, certain d’y retrouver nombre de personnes intéressantes de ma connaissance, lorsqu’une brusque agitation parcourut la salle d’honneur. Je levai les yeux et vis ce qui se passait. Lord Cromer, qui émergeait d’une salle voisine, accompagnait Churchill (3) pour le présenter à Léopold. George les rejoignit sans tarder. Une conversation longue et animée s’engagea entre les trois hommes, rythmée par les gesticulations impétueuses de Churchill et les éclats de rire tonitruants des deux monarques. Puis l’audience prit fin. Churchill s’éloigna du royal duo et tomba nez à nez avec Ribbentrop, qui ne se fit pas prier pour faire un brin de causette avec le « mangeur d’Allemands ». Un groupe vint s’agglutiner immédiatement autour d’eux. Je ne pouvais entendre de quoi ils parlaient, mais de loin je voyais Ribbentrop pontifier d’un air sombre, comme à son habitude, tandis que Churchill lui donnait réplique à coups de plaisanteries, déclenchant l’hilarité de son public. Churchill parut finalement se désintéresser de la discussion, tourna les talons et croisa mon regard. Il se passa alors la chose suivante : au vu et au su de l’assistance et sous les yeux des deux rois, Churchill traversa la salle dans ma direction et me gratifia d’une vigoureuse poignée de main. S’ensuivit entre nous une discussion pleine d’entrain, au milieu de laquelle le roi George s’approcha pour faire un commentaire à Churchill. On avait l’impression que George ; troublé sans doute par l’inexplicable proximité de Churchill avec l’ « ambassadeur bolchevique », se portait à son secours pour le tirer des griffes du « diable de Moscou ». Je fis un pas de côté et attendis de voir ce qui allait se produire. A l’issue de son conciliabule avec George, Churchill revint vers moi et reprit la conversation là où nous l’avions interrompue. Les aristocrates dorés qui nous environnaient paraissaient un tantinet choqués.
Qu’est-ce que Churchill avait donc à me dire ?
Il m’annonça de but en blanc qu’il considérait le « pacte anticommuniste [le pacte anti-Komintern conclu en novembre 1936 entre l’Allemagne e Japon] comme une manœuvre dirigée en premier lieu contre l’Empire britannique, et en second lieu seulement contre l’Union soviétique. Il attache une importance cruciale à cet accord entre agresseurs, moins pour les temps présents que pour l’avenir. L’Allemagne est à ses yeux l’ennemi prioritaire « La principale tâche pour nous tous qui défendons la paix , poursuit Churchill, c ’est de se serrer les coudes. Sans quoi nous sommes perdus. La Russie affaiblie constitue un immense danger pour la cause de la paix et pour l’inviolabilité de notre empire. Nous avons besoin d’une Russie forte, très forte. » Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret, Churchill entreprit de m’interroger : que se passe-t-il en URSS ? Les récents événements n’avaient-ils pas affaibli notre armée ? N’avaient-ils pas affecté notre capacité à tenir tête aux pressions du Japon et de l’Allemagne ?
« Puis-je vous répondre par une question ? » , répliquai-je avant de poursuivre : « Si un général félon commandant un corps d’armée est remplacé par un général honnête et fiable, est-ce que cela affaiblit ou renforce notre armée ? Si le directeur d’une grande usine d’armements convaincu de sabotage est remplacé par un directeur honnête et fiable, est-ce que cela affaiblit ou renforce notre industrie militaire ? » Je continuai encore un temps dans la même veine, ridiculisant le conte pour enfants, si populaire ici, à propos de l’impact des « purges » sur la condition générale de l’URSS.
Churchill m’écouta avec la plus grande attention, en secouant de temps en temps la tête avec méfiance. Quand j’eus fini, il me dit : « C’est très réconfortant d’entendre tout cela. Si la Russie se renforce au lieu de s’affaiblir, alors tout va bien. Je le répète : nous avons tous besoin d’une Russie forte, nous en avons terriblement besoin ! » Il marqua une pause et reprit : « Ce Trotski, c’est un parfait diable. C’est une force destructrice, et non créatrice. Je suis complètement pour Staline. »
Je lui demandai ce qu’il pensait de la prochaine visite à Berlin de Halifax [le ministre britannique des affaires étrangères]. Il fit une moue ironique et répondit qu’il considérait ce voyage comme une erreur. Rien de bon n’en sortira ; les Allemands vont seulement froncer le nez un peu plus encore en interprétant cette initiative comme un signe de faiblesse de l’Angleterre. Mais, au moins, Halifax est un honnête homme qui ne succombera jamais à des plans « honteux », comme de trahir la Tchécoslovaquie ou de donner carte blanche à l’Allemagne sur son flanc est. Il n’empêche, jamais ils n’auraient dû se compromettre dans cette visite !
Churchill me secoua la main et m’assura qu’on devait se rencontrer plus souvent.
La capitulation de Munich et ses suites
30 SEPTEMBRE 1938
LES SINISTRES PRESSENTIMENTS des dirigeants travaillistes se sont concrétisés. Hier, je ne suis pas allé au lit avant 4 heures du matin, restant assis à écouter la radio. A 2 h 45, on annonça qu’un accord avait été trouvé à Munich et que la paix avait été sauvée. Mais quel accord ! Et quelle paix !
Chamberlain et [le président du Conseil français] Daladier ont totalement capitulé. La conférence des Quatre accepta pour l’essentiel l’ultimatum de Bad Godesberg, assorti de quelques ajustements mineurs et négligeables. La « victoire » arrachée par les Britanniques et les Français tenait au fait que le transfert des Sudètes à l’Allemagne aurait lieu non le 1er octobre mais le 10. Quelle splendide réussite ! (…)
Je me suis réveillé le matin avec un mal de crâne et la première chose à laquelle j ’ai pensé, c’était que je devais rendre visite à Masaryk [ambassadeur de Tchécoslovaquie à Londres de 1925 à 1938].
Quand je suis entré dans sa salle de réception, il n’y avait personne. Une minute plus tard, j’entendis des pas dévaler l’escalier et mon hôte fit son apparition. Il y avait quelque chose d’étrange et de non naturel dans sa silhouette filiforme et musculeuse. Comme s’il avait brusquement gelé sur place et perdu son agilité habituelle, Masaryk me balaya du regard et tenta d’engager poliment la conversation, à la manière d’une causerie entre voisins.
« Quel beau temps nous avons aujourd’hui, n’est-ce-pas ? »
« Oubliez le beau temps, répondis-je avec un geste d’irritation involontaire de la main. Je ne suis pas venu ici pour ça. Je suis venu pour dire ma compassion profonde pour votre peuple en ces moments exceptionnellement difficiles ainsi que ma vive indignation pour le comportement honteux de la Grande-Bretagne et de la France ! »
On aurait dit que le courant se remettait brusquement à circuler dans li circuits du corps dégingandé de Masaryk. La glace fondit d’un seul cou A l’immobilité succédait le frémissement. Il se secoua les hanches de façon plutôt comique et, sans crier gare, me tomba dans les bras en sanglota amèrement. J’étais interloqué par son comportement. Tout en m’embrassai Masaryk balbutia à travers ses larmes :
« Ils m’ont réduit en esclavage et vendu aux Allemands, comme on vendait les nègres pour qu’ils deviennent esclaves en Amérique. »
Il parvint à se calmer petit à petit et finit même par présenter ses excuses pour sa faiblesse. Je lui serrai chaleureusement la main.
[Après avoir occupé la Tchécoslovaquie, Hitler menace la Pologne, Londres. Paris et Moscou multiplient les rencontres et les projets pour s’opposer à ceux de Berlin. Sans résultat.]
4 AOUT 1939
Les membres de la délégation militaire [britannique] qui doit être envoyée à Moscou – l’amiral Drax (chef de mission), le maréchal de l’armée de l’air Burnett et le major général Heywood – sont venus déjeuner avec moi. Mes invités se montrèrent d’une discrétion consommée, préférant discuter sujets aussi cruciaux que la chasse aux perdrix, pour laquelle un séjour Moscou est assurément des plus indiqués.
Au cours de notre déjeuner, j’appris cependant une chose qui m’alarma sérieusement. Quand je demandai à Drax, qui était assis à ma droite, pourquoi la délégation ne ferait pas le voyage par avion pour gagner du temps, il se pinça les lèvres et répondit : « Eh bien, nous sommes une vingtaine avec beaucoup de bagages, alors l’avion ne serait pas confortable… »Ne trouvant pas son explication très convaincante, j’insistai : « Dans ce cas, pourquoi ne pas voyager à bord d’un navire de guerre, un croiseur rapide par exemple Cela aurait de l’allure et vous arriveriez plus vite à Leningrad. »
Drax suçota à nouveau ses lèvres, comme perdu dans ses pensées, et dit « Cela impliquerait de virer vingt officiers de leurs cabines… Ce serait bizarre. » Je n’en croyais pas mes oreilles. Que de sentiments courtois de manières délicates !
L’amiral prit cependant la peine de me faire plaisir en m’indiquant que délégation militaire avait affrété un navire spécial, le City of Exeter, qui embarquerait ses hommes ainsi que la mission française jusqu’à Leningrad. Korzh [premier secrétaire de l’ambassade] intervint alors dans la conversation en faisant remarquer à brûle-pourpoint que le propriétaire du bateau lui avait confié le matin même que celui-ci se traînait à la vitesse maximale de 13 nœuds. Je jetai un regard étonné à Drax et m’exclamai : « Est-ce possible ? » Embarrassé, il marmonna : « C’est le Bureau du commerce qui a affrété ce navire, je ne connais pas les détails. »
Ainsi donc, des militaires anglais et français partent en mission ; Moscou à bord d’un vieux rafiot ! Un bateau de marchandises, à en j par sa vitesse. Et cela à un moment de l’histoire de l’Europe où h commence à nous brûler la plante des pieds. Incroyable ! Le gouvernement ! britannique désire-t-il vraiment parvenir à un accord ? Je suis de plus en convaincu que Chamberlain est en train de jouer double jeu : ce n’es un pacte tripartite qu’il recherche, mais des pourparlers en vue d’un pacte, de manière à disposer d’un atout permettant de mieux négocier un arrange avec Hitler. (…)
Le déclenchement de la guerre à l’ouest
1er septembre 1939
TOT CE MATIN, l’Allemagne a attaqué la Pologne sans le moindre avertissement et commencé à bombarder des villes polonaises. L’armée et l’aviation polonaises livrent une résistance acharnée. La guerre a donc commencé. (…)
Le Parlement s’est réuni à 18 heures. (…) Chamberlain, qui paraissait terriblement déprimé, confessa d’une voix blanche que, dix-huit mois plus tôt, il avait prié pour ne pas avoir à prendre la responsabilité d’une déclaration de guerre, mais qu’il craignait à présent ne plus pouvoir l’éviter. Toutefois, la vraie responsabilité de cette entrée en guerre ne pesait pas sur le Premier ministre, mais « sur les épaules d’un homme – le chancelier allemand », qui n’a pas hésité à jeter l’humanité dans l’abysse d’une souffrance immense à seule fin de « servir ses intérêts aveugles » . De temps en temps, Chamberlain tentait même de frapper du poing sur la fameuse « boîte » du pupitre de l’orateur. Mais chaque effet de manche semblait lui coûter tant d’efforts et s’accompagnait d’un tel désespoir dans ses yeux, dans sa voix et dans ses gestes qu’on ne pouvait le regarder sans se sentir mal. Et dire que c’est cet homme qui dirige l’Empire britannique au moment le plus critique de son histoire ! Ce n’est pas le chef de l’Empire britannique, mais son fossoyeur ! (…)
A moins d’un miracle au tout dernier moment, la Grande-Bretagne sera en guerre avec l’Allemagne dans les quarante-huit heures qui viennent.
3 SEPTEMBRE 1939
Le dénouement a eu lieu aujourd’hui : le Premier ministre s’est exprimé à la radio à 11 h 15 pour déclarer qu’à partir de cet instant la Grande- Bretagne était en guerre avec l’Allemagne. (…)
Je me suis rendu au Parlement à la mi-journée, Chamberlain avait déjà entamé son discours. Un visage assombri, émacié. Une voix éplorée, brisée. Des gestes d’amertume et de désespoir. Un homme anéanti, à bout de force. A sa décharge, il n’a pas caché que la catastrophe l’avait pris au dépourvu. « C’est un jour triste pour nous tous, dit-il, et pour personne ce n ’est un jour plus triste que pour moi Tout ce pour quoi j’ai œuvré, tout ce en quoi j’ai placé mon espoir, tout ce en quoi j ’ai cru au cours de ma vie politique est tombé en ruine. »
L’écoutant depuis mon siège, je pensais : « Voici le dirigeant d’un grand empire au jour crucial de son existence ! Un vieux parapluie délavé qui fuit de partout ! Qui peut-il sauver ? Si Chamberlain reste premier ministre encore longtemps, l’empire est fini. »
17 JUIN 1940
La France a capitulé. (…) Que va faire maintenant l’Angleterre ?
Clairement, elle va se battre toute seule. Il n’y a rien d’autre à faire pour elle. Je me souviens de ce que me disait Randolph Churchill [journaliste, militaire, homme politique, fils de Winston Churchill] il y a une quinzaine de jours : « Même si le pire du pire se produit, la France peut survivre sans son empire. Son économie est telle que même si elle perd ses colonies, elle sera capable de s’en tirer comme puissance de deuxième rang, un peu comme une Suède à plus grande échelle. L’Angleterre a une position différente : si nous perdons notre empire nous deviendrons une puissance non pas de deuxième, mais de dixième rang. Nous n’avons rien. Nous mourrons tous de faim. Il n’y a rien d’autre à faire pour elle que de se battre jusqu’au bout »
5 JUILLET 1940
Visite de Pierre Cot [ministre de l’air sous le Front populaire], déposé sur les côtes britanniques par le cours des événements. (…) Il va s’installer à Londres et créer un comité français de gauche informel qui publiera son journal ici et maintiendra des contacts avec la France. (…) Cot a un point de vue assez définitif sur la défaite française : les hauts gradés (qui sont être étroitement liés à l’élite politique dégénérée) ne voulaient tout simplement pas se battre pour de vrai. En outre, si la guerre avait été conduite selon des modalités plus ou moins normales – c’est-à-dire sous la protection de la ligne Maginot, qui a littéralement hypnotisé les mentalités militaires françaises -, Weygand et les autres généraux auraient peut-être fait leur travail. Mais lorsque à l’issue de la percée allemande il apparut sans l’ombre d’un doute que seule une « guerre du peuple » sauverait la France, les hauts gradés perdirent toute motivation pour se battre. Ce n’est guère surprenant. Qui est ce Weygand, après tout ? C’est essentiellement un fasciste, mais un fasciste produit par la France – autrement dit, avec un coloris catholique. Beaucoup qualifient Weygand de traître. Cot ne les contredit pas, mais ne possède pas assez de preuves pour être pleinement convaincu de cette accusation. De toute façon, quand bien même Weygand ne serait pas un traître, mais seulement un fasciste, comment attendre de sa part le moindre enthousiasme à l’égard d’une « guerre du peuple » ? La plupart des grands généraux sont des réactionnaires, souvent fascistes ou sympathisants des fascistes. Pour Cot, il est probable que Weygand était guidé par une seule « idée générale » après la percée allemande à Sedan : cesser le combat contre l’Allemagne et mettre à profit la nouvelle situation pour abolir la IIIe République et établir un régime fasciste.
De fait, après Dunkerque, l’armée française n’a plus jamais vraiment livré bataille où que ce fût. Une timide tentative de résistance a bien eu lieu dans la Somme, mais à peine s’était-elle effondrée que s’amorçait la retraite des troupes en rase campagne, à peine masquée par des contre- attaques factices. On ne fit sauter ni les ponts, ni les usines, ni les voies ferrées, etc. On s’abstint de creuser des tranchées et de construire des fortifications, même aux endroits les plus stratégiques (sur la Seine, la Marne, la Loire, etc.). On abandonna aux Allemands d’énormes quantités d’armes et de munitions, avec lesquelles l’armée française aurait pu résister pendant des mois. Rien ne fut entrepris à la frontière italienne, qui offrait pourtant d’excellentes opportunités. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’après la percée allemande les « deux cents familles » et les hauts gradés n’avaient pas la moindre intention de livrer bataille. Ils ont juste manœuvré, en attendant le moment opportun d’entamer des négociations avec l’Allemagne.
L’Union soviétique réclame l’ouverture d’un second front
[Le 21 juin 1941, l ’Allemagne attaque l’Union soviétique. Les premiers succès des armées nazies sont foudroyants. La France étant vaincue et les Etats-Unis pas encore en guerre, Staline se tourne vers Churchill et lui demande de façon pressante l’ouverture d’un second front en Europe. C’est la mission de Maïsky.]
4 SEPTEMBRE 1941
JE SUIS SORTI DE LA MAISON un quart d’heure avant le rendez-vous. La lune brillait avec éclat. Des nuages aux fonnes irréelles se pressaient de l’ouest vers l’est. Quand ils mâchuraient la lune et que leurs bords se teintaient de rouge et de noir, la scène tout entière prenait une allure funèbre et menaçante. Comme si le monde était à la veille de sa destruction. Circulant dans ces rues qui m’étaient familières, je pensais : « Dans quelques minutes nous nous trouverons à un moment important de l’histoire, peut- être même décisif, lourd de conséquences gravissimes. Serai-je à la hauteur ? Suis-je en possession d’assez de force, d’énergie, de ruse, d’agilité et de vivacité d’esprit pour tenir mon rôle avec les meilleures chances de succès pour l’URSS et l’humanité tout entière ? »
Avec gravité je pénétrai le vestibule de la célèbre demeure, l’humeur tendue comme un ressort. Les petits détails prosaïques de l’existence se chargèrent cependant de me faire bien vite redescendre sur terre. Le portier, un Anglais en livrée parfaitement ordinaire, se fendit d’une révérence et me délesta de mon chapeau. Un deuxième portier, impossible à distinguer du premier, me guida dans un corridor mal éclairé, le long duquel allaient et venaient des jeunes gens pressés, probablement les secrétaires et collaborateurs du premier ministre. On m’invita à m’asseoir à une petite table avant d’aller annoncer mon arrivée. Cette routine, qu’une expérience de plusieurs années m’avait rendue si familière, me fit l’effet d’un seau d’eau froide sur mon âme bouillante.
On m’escorta dans le bureau du premier ministre ou, pour être plus précis, dans la salle de réunion du gouvernement. Churchill, en smoking, son habituel cigare entre les dents, était assis au milieu d’une longue rangée de chaises vides à une grande table couverte d’une nappe verte. A côté de lui, en costume gris sombre taillé dans un tissu léger, se tenait Anthony Eden [le ministre des affaires étrangères], Churchill leva sur moi un regard méfiant, tira sur son cigare et aboya comme un bouledogue : « Vous apportez de bonnes nouvelles ? »
« Je crains que non » , répondis-je en lui tendant le message de Staline. Il sortit la lettre de l’enveloppe, enfila ses lunettes et commença attentivement sa lecture. Ayant déchiffré une page, il la passa à Eden. Assis à côté du premier ministre, je gardai le silence et observai son expression. Quand Churchill eut fini sa lecture, il n’y avait plus de doute sur le fait que le message de Staline lui avait fait forte impression.
Je pris la parole : « Maintenant, monsieur Churchill, vous et le gouvernement britannique savez ce qu ’il en est. Depuis maintenant onze semaines, nous avons résisté seuls à la terrible attaque de la machine de guerre allemande. Les Allemands ont massé jusqu’à trois cents divisions sur notre front. Personne ne nous aide dans ce combat. La situation est devenue difficile et dangereuse. Il n’est pas trop tard encore pour la changer. Mais pour y parvenir il est essentiel de faire rapidement et résolument ce que dit Staline. Si les bonnes mesures ne sont pas prises immédiatement, l’occasion pourrait être perdue. Soit vous prenez les décisions fermes et décisives qui s’imposent pour apporter à l’URSS l’aide dont elle a besoin, auquel cas la guerre sera finie, l’hitlérisme anéanti et l’opportunité ouverte pour un développement libre et progressiste de l’humanité. Soit vous ne nous fournissez pas l aide dont nous avons besoin, et l’URSS s’exposera au risque d’une défaite, avec toutes les conséquentes qui en découlent. »
Le premier ministre écouta mon discours en suçant son cigare, ponctuant ici et là mes paroles d’un geste ou d’une mimique, pendant qu’Eden restait plongé dans la missive de Staline et griffonnait des notes dans les marges.
Puis Churchill fit tomber sa réponse : « Je n’ai aucun doute, s’exclama-t-il, que Hitler poursuit sa vieille politique consistant à battre ses ennemis un par un… Je serais prêt à sacrifier la vie de cinquante mille Anglais si je pouvais de cette manière éliminer ne serait-ce que vingt divisions de votre front ! » Hélas, ajouta-t-il, l’Angleterre manque de force actuellement pour établir un front en France : « Le canal de la Manche, qui empêche l’Allemagne de sauter sur l’Angleterre, empêche tout autant l’Angleterre de sauter sur la France occupée. »
Churchill considère que l’ouverture d’un second front dans les Balkans n’est pas envisageable pour l’instant. Les Britanniques manquent à la fois des troupes, de l’aviation et du tonnage nécessaires. « Imaginez, rugit Churchill, qu’il nous a fallu sept semaines au printemps pour transférer trois ou quatre divisions depuis l ’Egypte jusqu’à la Grèce. Et cela alors que la Grèce est censée être non pas notre ennemie, mais notre alliée ! Non, non Nous ne pouvons pas nous jeter dans une défaite certaine, ni en France ni dans les Balkans ! »
Voyant qu’il était mutile d’argumenter plus avant en faveur d’un second front, je me repliai sur mon « lot de consolation », insistant avec emphase sur l’importance d’une aide matérielle. Cette fois, le premier ministre se montra plus amène, ainsi que je l’avais escompté. Il promit de considérer avec la meilleure volonté du monde la requête de Staline concernant les chars et les avions et de me donner plus tard une réponse définitive. « Mais n’attendez pas trop de nous ! avertit Churchill. Nous aussi sommes à court d’armes. Plus d’un million de soldats britanniques sont toujours désarmés » (…)
« Je ne veux pas vous induire en erreur, dit encore Churchill. Je vais être franc. Nous ne serons pas en mesure de vous apporter quelque aide essentielle que ce soit avant l’hiver, soit en ouvrant un second front, soit en vous fournissant du matériel en abondance. Tout ce que nous sommes capables de vous fournir pour le moment – chars, avions, etc. -, c’est de la petite bière au regard de vos besoins. Il m’est douloureux de vous le dire, mais c’est la vérité. Demain, ce sera une autre affaire. En 1942, la situation aura changé. Les Américains et nous-mêmes, nous pourrons vous donner beaucoup en 1942. Mais pour l’instant… » Et Churchill de conclure dans un demi-sourire : « Seul Dieu, en lequel vous ne croyez pas, peut vous aider au cours des six ou sept prochaines semaines. De toute façon, quand bien même nous vous enverrions des chars et des avions maintenant, ils n ’arriveraient pas à destination avant l’hiver. » (…)
Il était midi moins le quart quand je pris congé du premier ministre. Notre entretien avait duré presque deux heures. La lune s’était couchée et les rues de Londres, plongées dans le noir, résonnaient d’un silence inquiétant.
Au lendemain de Stalingrad
5 FÉVRIER 1943
COMMENT LA GRANDE-BRETAGNE réagit-elle à nos victoires ? Impossible de répondre à cette question en un mot ou deux, tant la réaction anglaise aux succès de l’Armée rouge paraît complexe et contradictoire. Je vais tenter de résumer mes impressions.
Après les épreuves de l’été dernier, notre capacité à sauvegarder notre force de combat a pris tout le monde au dépourvu. C’est pourquoi la première et principale réaction provoquée par nos victoires en Angleterre est un sentiment de stupéfaction. Vient ensuite un sentiment d’admiration pour le peuple soviétique, l’Armée rouge et le camarade Staline personnellement. (…) Son apparition à l’écran suscite toujours des acclamations, bien plus bruyantes que celles réservées à Churchill ou au roi. Frank Owen (4) m’a dit l’autre jour (il est dans l’armée maintenant) que Staline est l’idole et l’espoir de ses soldats. Quand un soldat est en colère contre quelque chose, qu’un gradé l’a offensé ou qu’il renâcle contre un ordre ou autre chose venant d’en haut, sa réaction peut être haute en couleur en même temps que révélatrice. Levant une main menaçante, il s’exclame : « Attendez seulement qu’oncle Jo se pointe ! On réglera nos comptes ce jour-là ! »
Plus on grimpe les marches de la pyramide sociale, et plus cette admiration se mêle à d’autres sentiments, de nature plus corrosive. Les classes dirigeantes sont mécontentes, ou plutôt inquiètes : les bolcheviques ne vont-ils pas devenir trop forts ? Le prestige de l’IJRSS et celui de l’Armée rouge trop encombrants ? Les risques d’une « bolchevisation de l’Europe » trop élevés ? Plus les militaires soviétiques recueillent de succès, et plus les craintes se font sentir dans le cœur des élites dirigeantes
Ces sentiments contradictoires qui animent côte à côte la classe dirigeante britannique trouvent un écho particulier au sein des deux principaux groupes qui la représentent, que l’on pourrait, en résumé, appeler les churchilliens et les chamberlainiens.
[En février 1953, peu avant la mort de Staline, Maisky est arrêté et accusé d’espionnage ; ses carnets sont confisqués. Libéré puis amnistié deux ans plus tard, il rédige ses Mémoires et meurt en 1975 à l’âge de 91 ans.]
Notes
(1) Neville Chamberlain est à l’époque premier ministre, Samuel Hoare ministre de l’intérieur
(2) Respectivement ambassadeurs d’Italie, d’Allemagne et de France à Londres. Quelques mois plus tard, Ribbentrop deviendra ministre des affaires étrangères du régime hitlérien.
(3) Farouche opposant à la politique d’apaisement avec l’Allemagne au sein du Parti conservateur Winston Churchill est alors à l’écart du pouvoir.
(4) Directeur du Evening Standard de 1938 à 1941, lieutenant-colonel dans le Royal Armouri Corps entre 1942 et 1943.