La rédaction d’Initiative Communiste a rassemblé une revue de presse de quelques uns des hommages rendus par des journalistes et intellectuels spécialistes de l’Amérique Latine à Fidel Castro ces derniers jours.
- Ignacio Ramonet – journaliste
- par Viktor Dedadj, journaliste pour legrandsoir.info.
- Jacques François Bonaldi – Publiciste français installé à La Havane
- Jérôme Leleu, doctorant au CEMI-EHESS, spécialiste de Cuba
- Maxime Vivas – journaliste pour legrandsoir.info.
- Christophe Ventura – spécialiste de l’Amérique latine
Le Fidel Castro que j’ai connu – par Ignacio Ramonet
Fidel est mort, mais il est immortel. Peu d’hommes ont connu la gloire d’entrer de leur vivant dans l’histoire et la légende. Fidel Castro, qui vient de mourir à l’âge de 90 ans, est l’un d’eux. Il était le dernier « monstre sacré » de la politique internationale. Il appartenait à cette génération d’insurgés mythiques – Nelson Mandela, Hô Chi Minh, Patrice Lumumba, Amílcar Cabral, Che Guevara, Carlos Marighela, Camilo Torres, Mehdi Ben Barka – qui, à la poursuite d’un idéal de justice, s’étaient lancés, après la Seconde Guerre Mondiale, dans l’action politique avec l’ambition et l’espoir de changer un monde d’inégalités et de discriminations marqué par le début de la guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis.
Tant qu’il a gouverné (de 1959 à 2006), Fidel Castro avait tenu tête à pas moins de dix présidents américains (Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Ford, Carter, Reagan, Bush Père, Clinton et Bush fils). Sous sa direction, Cuba, petit pays de cent mille kilomètres carrés et 11 millions d’habitants a pu développer une politique de grande puissance à l’échelle planétaire, et livré, pendant plus de cinquante ans, une partie de bras de fer avec les Etats-Unis dont les dirigeants n’ont pas réussi à le renverser, ni à l’éliminer, ni même à modifier tant soi peu le cap de la révolution cubaine.
La Troisième Guerre mondiale a failli éclater en octobre 1962 à cause de l’attitude de Washington qui s’opposait radicalement contre l’installation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba, dont la fonction était avant tout défensive et dissuasive, pour empêcher une nouvelle invasion comme celle de la baie des Cochons en 1961, conduite directement par les Américains pour renverser la révolution cubaine. Depuis 1960, les Etats-Unis mènent une guerre économique contre Cuba et lui imposent unilatéralement, malgré l’opposition de l’ONU et malgré le rétablissement des relations diplomatiques entre Washington et La Havane en 2015, un embargo commercial dévastateur, qui fait obstacle à son développement et entrave son essor économique. Avec des conséquences terribles pour les habitants de l’île.
En dépit d’un tel acharnement américain (en partie adouci depuis le rapprochement des deux pays amorcé le 17 décembre 2014) et de quelque six cents tentatives d’assassinat fomentées contre lui, Fidel Castro n’a jamais riposté par la violence. Pas un seul acte violent n’a été enregistré aux Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle qui ait été commandité par La Havane. Au contraire, Fidel Castro avait déclaré à la suite des odieux attentats commis par Al-Qaida à New York et Washington le 11 septembre 2001 : « Nous avons maintes fois déclaré que, quels que soient nos griefs à l’égard du gouvernement de Washington, nul ne sortirait jamais de Cuba pour commettre un attentat aux Etats-Unis. Nous ne serions que de vulgaires fanatiques si nous tenions le peuple américain pour responsable des différends qui opposent nos deux gouvernements. »
Le culte officiel de la personnalité est inexistant à Cuba. Même si l’image de Fidel Castro reste présente dans la presse, à la télévision et sur les panneaux d’affichage, il n’existe aucun portrait officiel, aucune statue, ni monnaie, ni rue, ni édifice ou monument quelconque portant le nom de Fidel Castro.
En dépit des pressions extérieures auxquelles il est soumis, ce petit pays, attaché à sa souveraineté et à sa singularité politique, a obtenu des résultats remarquables en matière de développement humain : abolition du racisme, émancipation de la femme, éradication de l’analphabétisme, réduction drastique de la mortalité infantile, élévation du niveau culturel général. Dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la recherche médicale et du sport, Cuba a atteint des niveaux très élevés que nombre de pays développés lui envieraient.
La diplomatie cubaine est l’une des plus actives au monde. La révolution, dans les années 1960-1970, a soutenu les mouvements d’opposition armée dans de nombreux pays. Ses forces armées, projetées à l’autre bout du monde, ont participé à des campagnes militaires de grande ampleur, en particulier aux guerres d’Ethiopie et d’Angola. L’intervention cubaine dans ce dernier pays s’est achevée par la déroute des divisions d’élite de la République d’Afrique du Sud ; ce qui a incontestablement accéléré l’indépendance de la Namibie, la chute du régime raciste de l’apartheid et permis la libération du leader sud-africain Nelson Mandela, lequel n’a jamais manqué une occasion de rappeler l’amitié qui le lie à Fidel Castro et sa dette à l’égard de la révolution cubaine.
Fidel Castro possèdait un sens de l’histoire profondément ancré en lui, et une sensibilité extrême à ce qui a trait à l’identité nationale. Parmi toutes les personnalités liées à l’histoire du mouvement socialiste ou ouvrier, celle qu’il cite le plus souvent est José Martí, « apôtre » de l’indépendance de Cuba en 1898. Mue par une compassion humanitaire, son ambition était de semer sur l’ensemble de la planète la santé et le savoir, les médicaments et les livres. Rêve chimérique ? L’admiration qu’il vouait à son héros littéraire favori, Don Quichotte, n’était pas fortuite. La plupart de ses interlocuteurs, et même certains de ses adversaires, admettent que Fidel Castro était un homme habité par de nobles aspirations, par des idéaux de justice et d’équité.
Dans son pays et dans l’ensemble de l’Amérique latine, Fidel Castro disposait d’une autorité que lui confèrait sa personnalité à quatre faces de théoricien de la révolution, de chef militaire victorieux, de fondateur de l’Etat, et de stratège de la politique cubaine. N’en déplaise à ses détracteurs, Fidel Castro a une place réservée dans le panthéon mondial des personnalités qui ont lutté pour la justice sociale et a fait preuve de solidarité envers tous les opprimés de la Terre.
Le « Concept de Révolution » chez Fidel – Jacques-François BONALDI
On trouvera ci-dessous le « concept de révolution » proposé par Fidel tout au début du discours qu’il prononce le 1er mai 2000, sur la place de la Révolution. Le pays est alors engagé depuis plusieurs mois dans une bataille gigantesque pour arracher le petit Elián González aux mains de la fausse famille qui l’a séquestré à Miami. Nous sommes en plein dans cette « bataille d’idées » que Fidel a lancée justement dans ce but et qui a pour but une conscientisation accrue de la population, alors que Cuba est quasiment la seule au monde, non seulement à vouloir perpétuer la construction du socialisme, mais encore à en prendre les moyens. Ce fragment a été repris fréquemment depuis et utilisé comme enseignement à suivre. Et il a même acquis une importance telle que, dans le cadre des hommages que le peuple cubain est en train de rendre à son guide, tous les Cubains qui le veulent sont invités à signer de leur nom et à ratifier ce « concept » considéré désormais comme un des grands legs de Fidel. On le verra à la lecture, c’est une conception viscéralement morale qu’il traduit. S’il est, en effet, une caractéristique essentielle de la Révolution cubaine, c’est bien qu’elle fait constamment appel au meilleur de l’homme, qu’elle aspire – selon l’idée que le Che n’a pas inventée, même s’il lui a donné tout son prestige et ses lettres de noblesse – à créer « l’homme nouveau » en même temps qu’elle transforme et bouleverse les structures et la vie matérielles. Fidel n’a cessé d’insister sur cette nécessité de modifier le spirituel si l’on veut que la transformation du matériel prenne tout son sens. À cet égard, la Révolution cubaine est profondément « humaniste », n’en déplaise à certains marxistes dogmatiques qui voient là un retour regrettable au jeune Marx encore hégélien. Des millions de Cubains ont sûrement déjà signé solennellement ce « concept » et continueront de le faire les jours prochains dans des milliers de locaux préparés à ces fins, devant la reproduction en grand de ce texte et devant la seule photo « officielle » qui préside à cet hommage national : Fidel en guérillero, vu de profil, le sac au dos dans la Sierra Maestra. C’est un peu, mutatis mutandis, le scénario vécu en juin 2002 : face à la politique très agressive de l’administration Bush fils, résolument décidée à obtenir ce qu’aucune des précédentes n’avait obtenu, liquider la Révolution cubaine, 8 198 237 Cubains votèrent un amendement à la Constitution aux termes duquel le socialisme à Cuba était irréversible et irrévocable (soit dit en passant, la Constitution française a prévu ce même cas de figure puisque son article 89 stipule : « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ») et qu’aucun gouvernement ne pouvait établir de relations avec une nation étrangère en butte à des pressions ou à des menaces.
Les scènes qui se sont déroulées pendant toute la journée tant à La Havane que dans le reste du pays prouvent bien ce que Fidel représente pour l’immense majorité du peuple cubain et combien, dix ans après son retrait de la vie publique, il reste la figure grandiose, la figure tutélaire de cette Révolution qui, même si elle est l’œuvre du peuple cubain tout entier, n’existerait pas et ne s’expliquerait pas sans lui. Assistant à ces scènes de douleur parfois déchirante, je me demandais : quel « dirigeant » occidental est-il capable à sa mort d’arracher des larmes si vraies et des sentiments d’amour, de reconnaissance et d’identification si vibrants ?
Jacques-François Bonaldi (La Havane)
« Révolution, cela veut dire avoir le sens du moment historique ; cela veut dire changer tout ce qui doit être changé ; cela veut dire l’égalité et la liberté pleines ; cela veut dire être traité soi-même et traiter autrui comme un être humain ; cela veut dire nous libérer par nous-mêmes et par nos propres efforts ; cela veut dire défier de puissantes forces dominantes dans l’arène sociale et nationale et au-dehors ; cela veut dire défendre des valeurs auxquelles on croit au prix de n’importe quel sacrifice ; cela veut dire modestie, désintéressement, altruisme, solidarité et héroïsme ; cela veut dire lutter avec audace, intelligence et réalisme ; cela veut dire ne jamais mentir, ne jamais violer de principes moraux ; cela veut dire conviction profonde qu’il n’existe pas de force au monde capable d’écraser la force de la vérité et des idées. Révolution, cela veut dire unité, cela veut dire indépendance, cela veut dire lutter pour nos rêves de justice en faveur de Cuba et en faveur du monde, qui est la base de notre patriotisme, de notre socialisme et de notre internationalisme. »
Je voulais conclure ici, mais, le relisant, je ne résiste pas au plaisir de reproduire la fin de cette allocution de Fidel : face à quelqu’un qui semble – qui l’eût cru ? – encore plus taré, plus crétin, plus analphabète, sans parler de ses positions politiques, que le locataire de la Maison-Blanche en l’an 2000, qui incarne encore mieux que lui ce que les États-Unis ont de pire, et qui, comme celui-ci, en Yankee typique, commence, vis-à-vis de la Révolution cubaine, à rouler des mécaniques et à se donner des allures de matamore, les avertissements de Fidel voilà seize ans prennent (ou reprennent) une actualité étonnante, parce que, exception faite du terrorisme, rien n’a beaucoup changé sur le fond dans les rapports entre les USA et Cuba…
Nos pères qui ont lancé la tradition héroïque de notre patrie face aux visées annexionnistes des États-Unis vis-à-vis de Cuba, voilà deux cents ans, nous ont appris que les droits, on les exige, on ne les mendie pas ! Rien ne sera facile pour Cuba à l’avenir. Quarante années de résistance à des agressions et à des injustices de toute sorte et la bataille d’idées que nous livrons sans relâche depuis cinq longs mois nous ont beaucoup fortifiés. Nous nous battrons sans trêve contre la loi assassine dite d’Ajustement cubain, contre la cruelle loi Helms-Burton dont les auteurs sont passibles – selon les traités signés en 1948 et 1949 et souscrits tant par Cuba que par les États-Unis – de condamnation pour crime de génocide ; nous nous battrons contre la loi dont l’auteur, Robert Torricelli, est l’allié de la mafia terroriste de Miami ; nous nous battrons contre le blocus et la guerre économique auxquels notre peuple a su résister durant presque un demi-siècle ; nous nous battrons contre les activités subversives qui se réalisent depuis les États-Unis pour nous déstabiliser, y compris le terrorisme, et nous nous battrons pour qu’ils rendent enfin à notre patrie le territoire qu’ils y occupent illégalement. Nous tiendrons tous les engagements que nous avons juré de tenir à Baraguá face à la mémoire indélébile et immortelle du Titan de bronze.
[…]
Il serait sage que les dirigeants actuels et futurs des États-Unis comprennent que David a grandi. Il s’est converti en un géant moral dont la fronde ne lance pas des pierres, mais des exemples et des idées face auxquels le Goliath aux finances, aux richesses colossales, aux armes nucléaires, aux techniques les plus perfectionnées et au pouvoir politique mondial qui repose sur l’égoïsme, la démagogie, l’hypocrisie et le mensonge, se retrouve sans défense.
[…]
Les peuples d’un monde ingouvernable, qui souffrent de la pauvreté et de la misère, toujours plus exploités et mis à sac, seront nos meilleurs compagnons de lutte. Pour coopérer avec eux, nous ne disposons pas de ressources financières. Nous pouvons compter en revanche sur un capital humain extraordinaire et dévoué qui fait défaut et fera toujours défaut aux pays riches.
Vive le patriotisme !
Vive le socialisme !
Vive l’internationalisme !
La patrie ou la mort !
Nous vaincrons !
Un ami est mort à Cuba. Viktor DEDAJ
Il y a parfois des coups de fil qui ne trichent pas. A la première sonnerie, on sait déjà. Qui appelle, et à quelle heure. Sans amabilités inutiles, trois mots sont lâchés. Entre camarades, on se comprend.
Les autres, tous les autres, ils diront ce qu’ils voudront. Ils sortiront des placards leurs commentateurs attitrés avec leurs papiers préparés à l’avance. Ils réécriront l’Histoire à leur guise, comme ils le font toujours. Peut-être même feront-ils semblant de découvrir aujourd’hui ce qu’ils s’obstinaient à ignorer hier. Lorsque des nains dressent le portrait d’un géant, c’est généralement de ses chevilles qu’ils parlent.
Mais un ami est mort, à Cuba. Et je crois que si vous l’aviez connu, vous aussi vous l’auriez aimé.
J’avoue qu’en ce qui me concerne, cela n’a pas toujours été le cas. Il y avait encore chez moi quelques traces de respect pour les faiseurs d’opinion. Je n’avais pas encore réalisé à quel point ils pouvaient haïr quelqu’un de bien. Mais au final, c’est bien un ami qui est mort, à Cuba.
Et comme pour la mort d’un autre ami, au Venezuela, les larmes me montent aux yeux. Et aujourd’hui aussi, ce n’est pas sa mort que je pleure, mais l’incommensurable injustice qui lui a été faite – avant, pendant et probablement après. Je pleure l’insondable médiocrité et bêtise de tous ces gens de très peu qui ne m’ont jamais inspiré autre chose qu’une vague indifférence ou mépris.
Lorsqu’un tel ami disparaît, à Cuba ou ailleurs, l’envie de chanter ses louanges te submerge. Tu cherches des anecdotes qui perceront le mur d’hostilité ou d’indifférence dressé par des plus forts que toi. A ton tout petit niveau, tu aimerais lui rendre un peu justice. Mais le plus souvent, tu passes au mieux pour un aficionado qui tenterait de convertir son entourage à sa toute dernière découverte musicale – comme si l’éthique, la fidélité envers ses convictions, la détermination, le courage, l’abnégation, l’honnêteté, la persévérance, l’amour de son peuple, et même le devenir de l’humanité, n’étaient qu’une affaire de goûts et de couleurs.
Et tu te poses évidemment la sempiternelle question du « pourquoi ». Mais cette question, qui est la question de toutes les questions, posée si souvent et depuis tant d’années, finit par s’émousser. Alors tu la reposes encore une fois, comme une lame sur une pierre à aiguiser les consciences, en vérifiant de temps en temps le fil avec ton pouce.
Quelque part, tapie au fond de toi, tu sens poindre la jalousie. La jalousie envers ceux qui l’ont côtoyé, qui l’ont connu mieux que toi. La jalousie envers un peuple qui a eu la suprême intelligence – pour ne pas dire l’audace – de l’entendre, de le comprendre, quand il a parlé avec ces mots qui n’appartiennent qu’à lui mais qui ne demandent qu’à être partagés. Des mots qui avaient, qui ont encore et qui auront pour toujours, la beauté de l’évidence.
Des mots lancés à la face de ses juges qui prétendaient rendre une justice qui leur était pourtant si étrangère. Des mots « tempétés » sur des places publiques, devant des millions comme lui, assoiffés de justice et d’un monde meilleur. Des mots posés aux micros des Nations-Unies, pour asséner leurs quatre vérités à un parterre composé essentiellement de nuisibles dont l’histoire ne retiendra pas le nom, encore moins le prénom. Et derrière les paroles, ces indispensables corollaires qui sont les actes.
Alors d’aucuns diront qu’il était exceptionnel, et ils auront raison. Mais j’aime à penser aussi qu’il n’aurait jamais été ce qu’il est sans tous ces autres qui l’ont reconnu, porté et suivi dans une des plus belles aventures humaines du 20ème siècle, et peut-être même du 21ème.
Merci donc à lui, et à tous les autres.
Merci encore une fois pour votre solidarité, votre courage, votre bonté et votre persévérance.Merci au peuple cubain, pour nous avoir donné Fidel.
Viktor Dedaj
« il y a des cadeaux que l’on range jalousement au fond du coeur »Que ce soit bien clair : nous avons commis des erreurs, évidemment. Et nous en commettrons d’autres. Mais je peux te dire une chose : jamais nous n’abandonnerons le combat pour un monde meilleur, jamais nous ne baisserons la garde devant l’Empire, jamais nous ne sacrifierons le peuple au profit d’une minorité. Tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait non seulement pour nous, mais aussi pour l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, les générations futures. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, et parfois plus, sans rien demander en échange. Rien. Jamais. Alors tu peux dire à tes amis « de gauche » en Europe que leurs critiques ne nous concernent pas, ne nous touchent pas, ne nous impressionnent pas. Nous, nous avons fait une révolution. C’est quoi leur légitimité à ces gens-là, tu peux me le dire ? Qu’ils fassent une révolution chez eux pour commencer. Oh, pas forcément une grande, tout le monde n’a pas les mêmes capacités. Disons une petite, juste assez pour pouvoir prétendre qu’ils savent de quoi ils parlent. Et là, lorsque l’ennemi se déchaînera, lorsque le toit leur tombera sur la tête, ils viendront me voir. Je les attendrai avec une bouteille de rhum.
Ibrahim Alfonso, Cubain, internationaliste.
propos recueillis par l’auteur, à Cuba, un soir lors d’une conversation inoubliable.
Castro, une figure populaire de l’Amérique latine populaire
Spécialiste de l’Amérique latine, Christophe Ventura rappelle le tournant que fut la révolution cubaine pour le continent, l’influence de Fidel Castro sur ses héritiers politiques et les incertitudes qui pèsent sur l’avenir de Cuba.
Cet entretien a été réalisé pour Regards
Regards. Comment la rue cubaine a-t-elle réagi à la nouvelle de la mort de Castro ?
Christophe Ventura. La mort de Fidel Castro ne tombe pas comme une météorite sur Cuba. Le dirigeant – que personne ne nomme « Lider Maximo » sur place, contrairement aux journalistes chez nous – n’était plus aux responsabilités depuis 2008. Et déjà largement en retrait depuis sa lourde opération de 2006. À sa demande, il n’occupait plus aucune charge au sein de l’appareil d’État du fait du déclin de sa santé. En réalité, cette nouvelle était attendue. À commencer par lui. En avril dernier, lors de la clôture du congrès du Parti communiste cubain, il avait, assis au côté de son frère Raul – un geste déjà symbolique –, publiquement rappelé que le bout du chemin était désormais très proche pour lui : « Bientôt, je serai comme tout le monde. Le tour de tout le monde vient », avait-il annoncé. Il avait présenté son testament politique pour Cuba et exposé l’avenir qu’il voyait à l’idée révolutionnaire. Les Cubains savaient que cela allait arriver.
Sa mort n’en reste pas moins un événement…
Oui, qui résonne dans les profondeurs de la société cubaine, indépendamment de ce que chacun peut penser de Fidel Castro et de la révolution cubaine. Celle-ci est une bifurcation historique du pays. C’est l’accession à sa souveraineté. Il ne faut jamais oublier cela, notamment parce que Cuba est le dernier des pays latino-américains ayant acquis son indépendance par rapport à la couronne espagnole (1898)… pour se transformer, dès 1901, en protectorat des États-Unis avec l’amendement Platt – qui prévoyait un droit d’intervention de Washington dans les affaires intérieures cubaines.
Quelle est l’image qui domine à son propos, en Amérique latine ?
Il faut bien comprendre une chose : la révolution cubaine a unifié l’Amérique latine de l’après-guerre. Elle l’a même « latino-américanisée ». Cet événement tectonique a ravivé et incarné le rêve latino-américain d’indépendance et de souveraineté par rapport à la domination des puissances étrangères, notamment des États-Unis au 20e siècle. L’onde de choc de la révolution cubaine ne s’est pas arrêtée aux contours de la région, mais s’est mêlée à la vague de décolonisation des années 1960 et 1970 dans tous les pays du Sud (le tiers-monde, comme on disait à l’époque). Cuba est un petit pays qui a montré qu’on pouvait mettre en échec la première puissance mondiale et développer une politique internationale de grande puissance. Aucun pays au monde ne peut être comparé à Cuba de ce point de vue. Il est le seul qui s’est à ce point imposé au cœur du jeu des « grands » pour le perturber et influer sur l’agenda international. Parfois jusqu’au bord de la rupture, avec l’épisode de la crise des missiles de 1962.
C’est en ce sens que Castro a durablement marqué l’histoire du continent ?
Sans Fidel Castro, pas de Hugo Chavez, de Rafael Correa, de Lula, de Evo Morales, etc., au cours de la période récente. La perception latino-américaine de Fidel Castro est totalement différente de la nôtre. Cuba n’a jamais été au ban de la région, mais en son cœur. Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC), négociation de l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) –finalisées juste avant son décès –, développement et maintien d’importantes relations politiques et diplomatiques avec le Mexique, etc., sont autant d’illustrations de la centralité cubaine dans la vie du sous-continent. Bref, Fidel Castro est une figure populaire de l’Amérique latine populaire.
Sa disparition va-t-elle changer quelque chose à la politique de Cuba ? En particulier, peut-elle affaiblir ou faciliter les relations avec la nouvelle administration trumpiste ?
Le gouvernement est autonome de Fidel Castro depuis son retrait. Cela fait presque dix ans qu’il s’est organisé sans lui. De ce point de vue, le décès du dirigeant ne modifie pas la feuille de route du gouvernement, notamment en ce qui concerne le dossier états-unien. Pour finaliser la normalisation avec Washington, La Havane exige la levée de l’embargo, la fin de « l’occupation illégale » du territoire de Guantanamo, des transmissions d’émissions radio et télévisées anti-cubaines émises depuis le territoire américain et du soutien de Washington à l’opposition interne. Quant à Donald Trump, c’est effectivement le vrai sujet. Que va-t-il vouloir faire avec Cuba ? Depuis son élection, son discours se radicalise vis-à-vis du processus de normalisation initié par Barack Obama et Raul Castro le 14 décembre 2014. Il menace aujourd’hui d’y mettre un terme.
Une inversion de ce processus est à craindre ?
Attendons de voir ce que fera le président Trump en fonction. Pour le moment, son discours sur Cuba entre dans une stratégie globale au travers de laquelle il alterne chaud et froid sur un ensemble de sujets. Il peut être plus radical sur Cuba pour mieux faire passer son recul sur la question migratoire mexicaine. Une fois à la Maison Blanche, il devra surtout prendre en compte le souhait majoritaire de l’opinion américaine – y compris à Miami – de voir aboutir la normalisation.
Chère Maria,
Je ne sais pas si mon nom vous dira quelque chose. A vrai dire, je ne crois pas vous avoir laissé un souvenir impérissable. C’est pourtant vous qui m’avez donné, au détour d’une seule phrase, une des plus belles leçons d’humanité qu’un homme puisse recevoir. Il y a déjà quelques années de cela mais, comme vous pouvez le constater, je n’ai pas oublié.
Vous souvenez-vous, Maria, de cet occidental en visite sur votre île qui voulait vous poser quelques questions ? En réalité, et pour être en phase avec mon état d’esprit à cette époque, je voulais plutôt vous demander de justifier votre soutien à un certain Fidel Castro. « Comment pouvez-vous… » aurait probablement été le début de l’interrogatoire en bonne et due forme que je vous avais préparé. Oui, Maria, je sais. Mais comprenez-moi, c’était « avant ».
Vous n’aviez pas vraiment le temps, mais vous m’avez quand même accordé 15 minutes d’entretien, comme ça. Je n’ai pas eu l’élégance de relever la gentillesse de votre geste, n’est-ce pas, Maria ? Après tout, je venais de France, comprenez-vous ? Et vous, eh bien, vous n’étiez qu’une Cubaine. Médecin. « Encore un ? » aurais-je dit avec ironie à l’époque. Oui, Maria, je sais. Mais c’était avant.
Vous étiez en charge du programme (cubain) de soins dispensés (gratuitement) aux enfants (ukrainiens) victimes des retombées de l’accident (nucléaire) de Tchernobyl. Je n’avais jamais entendu parler auparavant de ce programme. Encore moins de vous, d’ailleurs. Mais une amie cubaine a insisté pour nous présenter.
Vous m’avez expliqué que les autorités ukrainiennes envoyaient les enfants se faire soigner à Cuba. A l’époque (à savoir au début des années 90), environ 5 000 étaient pris en charge par vos services. Je crois savoir que, depuis, ce chiffre est monté à plus de 15.000. Etes-vous toujours responsable de ce programme Maria ? Je me pose souvent cette question.
L’entretien dura plus longtemps que prévu. Plusieurs heures en fait. Je suppose que vous vous sentiez en confiance et rassurée par cet occidental qui cherchait avant tout à comprendre. Vous avez finalement regardé votre montre et vous vous êtes levée en déclarant qu’un avion arrivait d’Ukraine, avec deux cents enfants supplémentaires, et que vous ne saviez pas encore où vous alliez les loger. Vous vous êtes même excusée. Excusée de n’avoir plus le temps.
Mais quelques jours auparavant, j’avais lu dans la presse commerciale de chez nous que les Etats-Unis avaient présenté à l’ONU (encore) une résolution visant à condamner Cuba pour « atteintes aux Droits de l’homme ». Cela ne me choqua pas car, à l’époque, j’étais encore ce que l’on appelle un anticastriste. Comme tout le monde, quoi. Je vous ai parlé de ce vote. Bien entendu, vous étiez au courant.
« L’Ukraine n’a-t-elle pas récemment condamné Cuba pour atteintes aux Droits de l’homme ? » vous ai-je demandé. « Oui, c’est exact, » m’avez-vous répondu. « Et ils vous envoient dans la foulée deux cents enfants de plus ? » ai-je insisté. « Oui, » m’avez-vous confirmé, apparemment sans trop savoir où je voulais en venir.
C’est étrange comme certaines vies peuvent basculer, au détour d’une rencontre ou d’une phrase. Je garde encore les traces de la tempête qui se déchaîna sous mon crâne.
M’en voulez-vous encore, Maria ? Me pardonnerez-vous un jour cet échange ? Pire : l’avez-vous gardé en mémoire ? Non ? Alors le voici :
Moi : « L’Ukraine vous condamne à l’ONU, puis ils vous envoient deux cents enfants de plus se faire soigner gratuitement chez vous (en pleine « période spéciale »)… ? »
Vous : « Oui »
Moi : « Et vous les acceptez ? »
A ce moment-là , j’ai senti que je venais de perdre toute l’estime péniblement gagnée au cours de ces quelques heures passées en votre charmante compagnie. Vous m’avez jeté ce regard qui me hante encore. Un mélange de tristesse et de déception. Vous m’avez simplement répondu : « Mais… ce n’est pas la faute des enfants ». Puis vous êtes partie.
Oui, vous êtes partie mais vous ne m’avez jamais quitté. Comment oublier une telle claque ? De celles qui vous font du bien, de celles qui vous font grandir.
Mais parce que n’importe lequel d’entre « nous » vous aurait posé la même question, et parce que n’importe quel Cubain digne de ce nom aurait répondu la même chose, m’en voudriez-vous de considérer que cette réponse n’est pas celle de Maria à Viktor, mais celle de Cuba à l’Occident tout entier ?
Voyez-vous, Maria, je crois vous avoir comprise. Et depuis notre rencontre, je me suis fixé comme objectif d’être digne de cette leçon. Leçon involontaire, j’en conviens. Et c’est bien pour ça qu’elle n’en est que plus belle. En tout cas, j’aurais essayé.
Oui, Maria, je l’avoue, il y en a eu d’autres après vous. Beaucoup d’autres. De La Havane à Santiago en passant par Santa Clara. Mais vous étiez la première, celle que l’on n’oublie pas.
C’est pour cette raison, chère Maria, que je me suis enfin décidé à vous faire une lettre, que vous lirez peut-être. Si vous avez le temps.
Viktor Dedaj
« amoureux en transit »Photo : Victor Vasiuk, 10 ans, un enfant victime de l’accident nucléaire de Tchernobyl, le 25 avril 2006 à l’hôpital de Tarara (Cuba) avec sa grand-mère Slava Kovalishina (© AFP – Adalberto Roque )
Fidel Castro, éternel héros des déshérités
Salim Lamrani
Université de La Réunion
Personnage controversé en Occident où il est fortement critiqué, Fidel Castro est en revanche plébiscité par les peuples d’Amérique latine et du Tiers-monde qui le considèrent comme un symbole de la résistance à l’oppression et un défenseur de l’aspiration des pays du Sud à l’indépendance, à la souveraineté et à l’autodétermination. Rebelle mythique entré de son vivant dans le Panthéon des grands libérateurs du continent américain, l’ancien guérillero de la Sierra Maestra a vu son prestige dépasser les frontières continentales pour devenir l’archétype de l’anti-impérialisme du XXe siècle et le vecteur d’un message universel d’émancipation.
Les médias occidentaux, en raison de certaines crispations idéologiques et d’une condescendance avérée vis-à-vis des peuples du Sud, n’ont pas su saisir l’importance de la figure de Fidel Castro à Cuba, en Amérique latine et dans le Tiers-Monde. Depuis José Martí, le héros national cubain, aucun autre personnage n’a symbolisé avec autant de force les aspirations du peuple cubain à la souveraineté nationale, à l’indépendance économique et à la justice sociale.
Fidel Castro est un symbole de fierté, de dignité, de résistance et de loyauté aux principes et son prestige dépasse les frontières de sa terre natale pour rayonner à travers le monde. Le leader historique de la Révolution cubaine a pris les armes en faveur des opprimés et a revendiqué leurs droits à une vie décente. Issu d’une des familles les plus riches du pays, il a renoncé à tous ses privilèges de classe pour défendre les sans-voix, abandonnés à leur sort et ignorés par les possédants.
Fidel Castro dispose d’une légitimité historique. Armes à la main, il a lutté en effet contre la sanglante dictature de Fulgencio Batista lors de l’attaque de la caserne Moncada en 1953 et lors de l’insurrection dans la Sierra Maestra de décembre 1956 à décembre 1958. Il a triomphé d’un régime militaire brutal doté d’une puissance de feu impressionnante et soutenu par les Etats-Unis. Dans un contexte d’une hostilité extrême, il a réalisé le rêve de José Martí d’une Cuba indépendante et souveraine et a guidé son peuple sur le chemin de l’émancipation pleine et définitive en opposant une résistance à toute épreuve face aux prétentions hégémoniques de Washington.
Fidel Castro dispose également d’une légitimité constitutionnelle. Quoi qu’on puisse penser du système électoral cubain, Fidel Castro a été élu, tous les cinq ans, de 1976 à 2006. Avant cette date, il n’était que simple Premier Ministre et non pas Président de la République. En effet, contrairement à une idée reçue, Cuba a connu pas moins de quatre Présidents de la République depuis 1959 : Manuel Urrutia de janvier 1959 à juillet 1959, Osvaldo Dorticós de juillet 1959 à 1975, Fidel Castro de 1976 à 2006 et Raúl Castro depuis 2006, dont la présidence s’achèvera en 2018 suite à la réforme constitutionnelle limitant le nombre de mandats à deux.
Aucun dirigeant ne peut rester à la tête d’un pays pendant trente ans, dans un contexte de guerre larvée avec les Etats-Unis, sans un soutien majoritaire du peuple. Certes, comme dans toute société, il existe des secteurs insatisfaits, critiques et déçus. La Révolution cubaine, étant l’œuvre de femmes et d’hommes, est par définition imparfaite et n’a jamais eu la prétention de s’ériger en exemple. Mais l’immense majorité des Cubains ont un grand respect pour Fidel Castro dont ils n’ont jamais remis en cause les nobles intentions. Les Etats-Unis ont toujours été très lucides à ce sujet. Ainsi, le 6 avril 1960, Lester D. Mallory, sous-secrétaire d’Etat assistant pour les Affaires interaméricaines, rappelait dans un mémorandum à Roy R. Rubottom Jr., alors sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires interaméricaines, le prestige du leader cubain : « La majorité des Cubains soutiennent Castro. Il n’y a pas d’opposition politique efficace […]. Le seul moyen possible pour annihiler le soutien interne [au gouvernement] est de provoquer le désenchantement et le découragement par l’insatisfaction économique et la pénurie ». Washington a suivi ce conseil et a fait preuve d’une hostilité acharnée contre les Cubains en imposant des sanctions économiques extrêmement sévères qui durent jusqu’à aujourd’hui. Mais l’entreprise n’a pas été couronnée de succès. En effet, près d’un demi-siècle plus tard, la popularité de Fidel Castro est toujours aussi vive. C’est ce qu’a pu constater Jonathan D. Farrar, alors chef de la diplomatie étasunienne à La Havane qui n’a pas manqué de souligner « l’admiration personnelle significative pour Fidel » de la part des Cubains, rappelant que « ce serait une erreur de sous-estimer […] le soutien dont dispose le gouvernement particulièrement auprès des communautés populaires et des étudiants ».
Trois facettes caractérisent le personnage de Fidel Castro. Il est tout d’abord l’architecte de la souveraineté nationale qui a réalisé le rêve de l’Apôtre et héros national José Martí d’une Cuba indépendante et a redonné sa dignité au peuple de l’île. Il est ensuite le réformateur social qui a pris fait et cause pour les humbles et les humiliés en créant une des sociétés les moins injustes du Tiers-Monde. Il est enfin l’internationaliste qui a tendu une main généreuse aux peuples nécessiteux et qui a placé la solidarité et l’intégration au centre de la politique étrangère de Cuba.
Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de La Réunion, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Fidel Castro, héros des déshérités, Paris, Editions Estrella, 2016. Préface d’Ignacio Ramonet.
Fidel Castro est mort – Jean ORTIZ
e pleure. Pour mesurer la dimension du personnage, il faut le contextualiser. Cuba est une petite île ; elle n’est pas un morceau de l’ex-empire soviétique qui s’acharne à survivre sous les tropiques.
Les Etats-Unis sont intervenus plus de 190 fois en Amérique du sud, une seule expédition a échouée, celle de 1961 à Cuba. L’invasion mercenaire de la Baie des Cochons, pour tenter de renverser Fidel Castro. Les archives de la CIA l’attestent : Fidel a été victime de plus de 600 tentatives d’assassinat de la part des Etats-Unis. Pendant 50 ans, il leur a tenu la tête.
Fidel est le libérateur, l’émancipateur, le fédérateur, il a permis l’affirmation d’une nation. Le castrisme naît d’une revendication d’indépendance nationale ; la Révolution a été le fruit d’une histoire nationale. Fidel a en quelque sorte inventé Cuba. Il est donc historiquement le fondateur, le ciment, il porte une légitimité historique que nul ne lui conteste.
Il y a eu à Cuba, c’est vrai, une forte personnalisation du pouvoir, résultat du charisme de cet homme exceptionnel et du rôle qu’il a joué dans le processus historique, de sa relation directe avec le peuple, de l’agression permanente des Etats-Unis.
Cuba a inventé des structures de « pouvoir populaire », A Cuba, le parti unique est le produit de la Révolution, d’un processus long et conflictuel de la fusion des trois organisations révolutionnaires. A Cuba, c’est la Révolution qui a fait le parti, et non l’inverse.
S’il y a des hommes qui jouent des rôles irremplaçables, dans des processus historiques donnés, Fidel Castro est de ceux-là.
L’histoire retiendra qu’il fut l’un des géants politiques du XXe siècle, et que la faune de tous les anti-castristes est bien petite à côté de ce colosse. Son combat a permis l’avènement d’une Amérique latine nouvelle. De son vivant, Fidel était déjà entré dans l’histoire. L’Amérique latine perd un Libérateur, un référent, une légende.
¡Hasta la victoria siempre, Comandante Fidel !
Jean ORTIZ
Fidel – Maxime VIVAS
choses dites sur une radio libre avec le concours de Victor Hugo (autre visionnaire)
Tous les lundis, j’anime une émission d’une heure sur une radio locale sise à la Bourse du Travail de Toulouse. Le 28 novembre 2016, j’ai ouvert l’émission par un éditorial évoquant la mort de Fidel Castro, comparant plusieurs types de démocratie.
J’ai appelé à la rescousse Pierre Bourdieu, Oliver Stone, Aragon, Simone de Beauvoir, Jacques Duclos, René Dumont, Benoit Frachon, Pierre Gamarra, Anne Philippe, Pablo Picasso, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre et Victor Hugo.
L’éditorial :
« Excusez-moi de vous interrompre », le magazine de la culture et de vos loisirs, une émission de Michel Lafarge, feuilletée par votre serviteur Maxime Vivas.Bonjour et merci d’être fidèle à Radio Mon Païs et à cette émission.
L’émission est rediffusée le lundi à 22 h, le mardi à 11h, le samedi à 16h30 et grâce à internet : radiomonpais.fr., n’importe quand et n’importe où dans le monde : dans les stations spatiales, dans les silos souterrains de stockage des missiles nucléaires, à la Maison blanche, dans le bagne de Guantanamo, et dans les salles de rédaction du monde entier.
Pour ceux qui nous écoutent à Toulouse et dans les environs, en direct sur 90.1, nous sommes le lundi 28 novembre, quelques jours après la disparition à La Havane de Fidel Castro.
Ah, Cuba ! Cuba de mi corazon ! Cuba de Fidel, du Che, de Raul ! Cuba d’un peuple héroïque qui a chassé les Espagnols, les Etats-uniens, le dictateur Batista, qui n’a jamais accepté la moindre oppression et qui fait bloc depuis 1959 avec ceux qui l’ont délivré, qui lui ont épargné les fléaux inhérents au tiers-mondisme.
Les journalistes, affirmait Pierre Bourdieu, « ne se contentent pas de simplifier en focalisant sur des oppositions largement artificielles, ils braquent aussi les projecteurs sur les détails extrêmes, sur le paroxysme des crises, laissant dans l’ombre la quasi-totalité de la réalité, coupable d’être trop banale, terne, sans intérêt ».
Dictature, dictateur, despote. Etendue exagérée des pouvoirs de Castro.
Bush, Blair, Sarkozy en ont eu plus qui décidaient la guerre quand les peuples disaient non.Et Hollande aussi qui préside quand son peuple ne veut plus de lui.
Et Villepin qui gouverna la France sans jamais avoir été élu à rien.
Et Macron que François Hollande fit ministre de l’économie sans qu’il ait jamais été élu ni même membre du PS.
Ah ! ces journaux qui s’offusquent parce que le pouvoir cubain est passé de Fidel au N° 2 du gouvernement, Raul, Raul qui, les armes à la main pour libérer son pays d’un dictateur féroce, d’une marionnette des EU, avait mérité mille fois ses fonctions de N° 2 du gouvernement, puis de N° 1.
Ces mêmes journaux mettent un genou à terre devant les dizaines de rois ou de reines qui règnent dans le monde, dont 7 dans la démocratique Union européenne, 7 royaumes, 7 obstacles à la démocratie vraie et à l’émancipation de peuples qu’on décervelle afin qu’ils idolâtrent des guignols déguisés dans leurs carrosses dorés.
Le qualificatif de « dictateur », appliqué à Fidel Castro par nos journaleux, le plaçait dans la catégorie des Batista, Trujillo, Somoza, Pinochet, Videla, Franco, Duvalier, etc. Pour un esprit honnête, ce rapprochement est insoutenable. Sous les ordres de ces tyrans, l’armée et la police ont eu à massacrer leur peuple ; les opposants ont été massivement victimes de tortures, d’exécutions extrajudiciaires, choses qui ne se sont jamais produites à Cuba depuis 1959 (année de la victoire des barbudos). Les informations (pourtant outrageusement unilatérales) publiées en France sur des emprisonnements n’infirment pas cette réalité.
Jamais, dans aucun des pays du tiers-monde, on ne vit une dictature s’acharner à nourrir son peuple, à le loger, à l’éduquer et à le soigner, jusqu’à être en mesure de proposer des dizaines de milliers d’enseignants, d’entraîneurs sportifs et de médecins aux autres pays pauvres. (Ces spécialistes, payés dans l’île avec des clopinettes, sortent en masse de leur pays « dictatorial » et y retournent en masse).
Le système politique et électoral cubain diffère du nôtre, mais il est abusif de le caricaturer et d’ignorer le contexte : depuis plus d’un demi-siècle ce pays, 5 fois plus petit que la France, est menacé de mort par son voisin, la plus grande et la plus belliqueuse puissance militaire du monde.
Si un mot fait défaut entre « démocratie » à l’occidentale (celle des pays riches dans lesquels, à peine élus, les politiciens bafouent les volontés populaires) et « dictature » (qui abêtit, analphabétise, tue, enlève, torture, pour gaver impunément des oligarchies et livrer les ressources naturelles à des multinationales), il n’est pas interdit à des journalistes novateurs et scrupuleux de chercher à combler cette lacune. Après tout, le mot « antimondialisme » a cédé devant « altermondialisme », les deux désignant une attitude devant la mondialisation.
Il manque aussi un mot pour désigner un système politique, comme celui des EU qui met en place des dictatures, qui les subventionne, les arme, les conseille.
Il manque un mot pour désigner le faiseur de dictateurs, ce criminel plus néfaste que chacun de ceux qu’il a adoubés par le fer et le feu.
Il manque un mot pour désigner le fabriquant de bourreaux qui, chez lui, dans sa maison, ne tolère pas qu’on brûle vif ou qu’on empale, qui déplorerait de voir, chez lui, des prisonniers jetés vivants à la mer du haut d’un avion. Janus camoufle son cuir de Père de toutes les Dictatures sous la toge immaculée du démocrate.
J’invite mes auditeurs à aller voir le site d’information alternative Le Grand Soir (legrandsoir.info) qui a publié des centaines et des centaines d’article sur Cuba depuis plus de 10 ans et qui, depuis la mort de Fidel Castro, a mis en ligne 10 articles originaux, étayés, documentés sur Cuba. Les lire, c’est apprendre aujourd’hui ce qui sera pour tous une évidence dans 5 ou 10 ans.
Je veux dire mon amitié et mon admiration aux Toulousains membres de l’association de défense de Cuba qui s’appelle France Cuba. Cette association a compté parmi les membres de son Comité directeur national : Aragon, Simone de Beauvoir, Jacques Duclos, René Dumont, Benoit Frachon, Pierre Gamarra, Anne Philippe, Pablo Picasso, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre.
Et je termine par cette information que m’envoie de La Havane mon ami Jacques-François Bonaldi. Depuis 40 ans, cet homme est traducteur en français des rapports, communiqués, déclarations du gouvernement cubain. Il n’y a pas un Français au monde qui connaisse mieux que lui, de l’Intérieur, le fonctionnement du gouvernement cubain. Il est ulcéré de ce qu’il entend dire chez nous sur Cuba. Et il m’écrit ceci : « S’il fallait donner une preuve de la dignité avec laquelle le peuple cubain rend hommage à son guide, il suffirait de dire à quel point cette Havane généralement bruyante (on sait que le Cubain est extraverti) est silencieuse ».
Comprenez bien, amis de Radio Mon Païs : le gouvernement de l’île n’a pas donné l’ordre de se taire, de ne plus s’interpeller, de ne pas parler fort. Mais le peuple a décrété qu’il était immédiatement en deuil et il le dit unanimement, à sa manière.
Ceux qui m’écoutent sur ces ondes depuis des années ne seront pas étonnés de ce que je dis. Les autres, les adeptes des radios nationales, des télés, de la presse écrite qui appartiennent à 90 % à 9 milliardaires, les autres ne sont peut-être pas mûrs pour admettre que la terre est ronde, qu’il n’y a pas de diable au centre de la terre, que des microbes invisibles rendent malades et non pas les humeurs, que Fidel Castro était un géant et que les Cubains ont eu la chance de l’avoir si longtemps.
Il y a quelques années, Oliver Stone, le réalisateur américain de JFK, avait filmé un documentaire-portrait de Fidel Castro, Looking for Fidel. Il avait marché dans les rues de La Havane avec Castro et avait été stupéfié de ce qu’il avait vu : la foule reconnaissant Fidel, s’attroupant, l’appelant par son prénom, le tutoyant. Et pas de compagnies de CRS dans les parages. Alors que Castro a échappé à plus de 600 tentatives d’attentats fomentées depuis les États-Unis.
Tout à l’heure, je citerai Victor Hugo, très connu à Cuba : il y a une maison Victor Hugo à La Havane, un square (avec son buste) porte son nom. Il a écrit des pages admirables en faveur des femmes cubaines et d’autres pages pour soutenir le combat des Cubains contre le colonisateur espagnol.
(Pause musicale, musique cubaine)
Je vous ai dit que je citerais Victor Hugo. Voici ce qu’il a écrit sur les proscrits. Il était alors en exil et il parlait ainsi de lui. On ne peut le relire sans penser à Fidel Castro et à ses détracteurs :
Conseil au proscrit :
« Qu’il médite sur l’émeute éternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la vérité. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu’il regarde la vague cracher sur le rocher est il se demande ce que cette salive y gagne est ce que ce granit y perd.
Non, pas de révolte contre l’injure pas de dépense d’émotion par de représailles. Ayez une tranquillité sévère. La roche ruisselle, mais ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit par être un lustre. A un ruban d’argent sur la rose on reconnaît que la chenille a passé. » (Victor Hugo).
L’émission terminée, je suis allé au centre ville, au pied du buste de Jean Jaurès, où était rendu un hommage à Fidel Castro. Ont pris la parole un militant des jeunesses communistes, une Cubaine au bord des larmes, la présidente de France Cuba Toulouse, succédant au secrétaire départemental du Parti communiste qui a affirmé à deux reprises sans sourciller que le PCF avait toujours soutenu Cuba.
Maxime VIVAS
En complément une chanson émouvante, née le 28 novembre (vidéo), « Cabalgando con Fidel » (« Chevauchant avec Fidel ») : http://www.cubadebate.cu/noticias/2016/11/28/cabalgando-con-fidel-la-c…
Fidel est mort, pas la révolution
texte écrit par Jérôme Leleu, doctorant au CEMI-EHESS, qui écrit sa thèse sur Cuba et qui travaille sur les archives de Charles Bettelheim. Jérôme Leleu a eu l’occasion de faire plusieurs missions d’étude à Cuba. Il coordonne avec Blandine Destremau (IRIS/CNRS), Nils Graber (Cermes3/EHESS) le numéro 84 des Cahiers des Amériques Latines qui sera consacré à Cuba : les temporalités et tensions du changement et qui sera publié en mars 2017. Il assure aussi un enseignement collectif (séminaire de centre) sur les problèmes économiques et sociaux contemporains à Cuba à l’EHESS.
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Le décès de Fidel Castro le 25 novembre 2016 marque la fin d’un personnage politique majeur de la seconde moitié du XXe siècle. Que ce soit pour Cuba, naturellement, mais aussi pour le continent américain, les pays en développement et le monde en général.
Symbole de la résistance face à l’impérialisme étatsunien, de la libération nationale de Cuba, Fidel Castro incarne la Révolution cubaine de 1959, à travers ses succès et ses échecs. Succès dans les domaines de la santé et de l’éducation dont les indicateurs sont semblables à ceux des pays développés. Et en cela Cuba est un exemple pour l’ensemble des pays en développement et montre qu’une volonté politique peut permettre de surmonter ces problématiques. Succès aussi dans l’accès à la culture, au sport. La solidarité nationale et l’organisation de l’État permettent à Cuba de faire face fièrement aux phénomènes climatiques. Ainsi, aucun décès ne fut à déplorer lors du passage de l’ouragan Matthew en octobre 2016 contrairement à Haïti ou aux États-Unis. Cuba est aussi aux premiers rangs de la solidarité internationale à travers différentes missions pérennes ou temporaires dans d’autres régions du monde. Des médecins et personnels de santé cubains sont présents depuis de nombreuses années en Haïti ou au Sahara Occidental ou ont été envoyé en Afrique de l’Ouest pour combattre Ebola ou au Népal après le séisme d’avril 2015, pour citer quelques exemples.
Les échecs majeurs de la Révolution sont souvent désignés comme économiques. Le développement économique relatif de la fin des années 1970 et des années 1980 était masqué par l’aide substantielle de l’Union Soviétique et des pays du Conseil d’Assistance Economique Mutuel (CAEM). Un secteur productif souvent non efficient, trop centralisé, ne satisfaisant pas les besoins sociaux de la population caractérise encore aujourd’hui l’économie cubaine, bridé évidemment par l’embargo des États-Unis qui dure depuis 1962.
Les nationalisations trop rapides effectuées au cours des années 1960, même dans une optique de construction socialiste, et le mépris de certaines lois économiques objectives – le professeur Bettelheim avait alerté le gouvernement cubain sur ces sujets – ont contraint le développement économique cubain et continue de le contraindre aujourd’hui bien qu’une série de réformes économiques entreprises depuis 2008 reviennent sur certaines « erreurs » antérieures. Mieux vaut tard que jamais ! On revient depuis 2013, quoique assez timidement, sur les nationalisations des PME de mars 1968, surement une des « erreurs » économiques les plus importantes de la Révolution.
Les succès sont relatifs, car toujours perfectibles, les échecs le sont aussi. Le développement du secteur pharmaceutique et biotechnologique est un succès économique, qui a, de plus, des répercussions sociales notables pour le secteur de la santé publique à Cuba et pour d’autres pays en développement et est une des réussites les plus importantes de l’économie cubaine et du système de planification. Ce dernier a aussi permis de maintenir un secteur industriel (mécanique, chimique, agroalimentaire…) après la chute de l’URSS, qui, bien que disposant d’une technologie et d’un savoir faire parfois obsolète et ne produisant pas suffisamment, peut servir de base pour un développement économique futur par l’intermédiaire des réformes économiques en cours. Les transferts de technologie et de savoir-faire potentiellement permis par l’augmentation des IDE et le processus de décentralisation des entreprises d’État, en cours depuis 2013, pourraient permettre une libération des forces productives au sein du tissu productif national.
Cuba est sortie plus ou moins volontairement de la spécialisation sucrière. Ses exportations, ou plutôt ses sources de revenus extérieurs se sont diversifiées. Mais cela est encore loin d’être suffisant. Certains secteurs exportateurs ne produisent pas suffisamment et les niveaux d’importation, surtout alimentaire, sont très élevés. La dépendance extérieure au Venezuela, croissante au cours des années 2000, fait craindre une nouvelle crise économique comme celle qui a suivi la chute de l’URSS et le démantèlement du CAEM. Les difficultés économiques du Venezuela ont fait chuter les livraisons de pétrole, en particulier depuis le premier semestre 2016, ce qui a obligé les autorités cubaines à revoir à la baisse les objectifs du plan annuel en cours d’année. Celles-ci ont conscience du danger et depuis 2014, elles cherchent à diversifier leurs partenaires économiques par exemple en renégociant des anciennes dettes (Russie, Mexique, Club de Paris…).
Politiquement, la Révolution cubaine n’a pas encore réussi à construire une démocratie « socialiste ». Les espoirs de la décennie 1960 ont été vite déçus par un système se rapprochant de celui de l’Union Soviétique au cours des années 1970 et 1980. La population cubaine est consultée lorsque de grandes décisions doivent être prises (pour la constitution de 1992 lors de la période spéciale, ou avant le VIe congrès du PCC en 2011 entre autres). Mais être consulté n’est pas délibérer[1]. La participation des travailleurs – propriétaires des moyens de production selon la constitution – au processus d’élaboration du plan est simplement formelle mais non effective et à première vue n’a pas subi d’évolution positive au cours de la Révolution[2]. Or, cette participation est garante de la propriété effective des travailleurs sur les moyens de production. La démocratie « socialiste » c’est avant tout le pouvoir des travailleurs de décider de l’utilisation du surproduit national, créé par eux-mêmes.
Les politiques économiques et sociales, surtout au cours du pouvoir de Fidel Castro, ont montré une volonté d’assurer un minimum de bien être à la population cubaine, mais dans une perspective volontariste, parfois sans réflexion sur les implications à long terme et sans suffisamment de participation de la population aux processus de décision.
Je me permets ici de citer Charles Bettelheim :
« On met en avant non le rôle des masses mais celui de la direction de la révolution incarnée par son dirigeant suprême. On tend ainsi, objectivement, et quoi qu’on puisse dire par ailleurs, à réduire l’initiative de la base au profit d’une direction centrale. C’est là un des effets de l’idéologie dominante qui est l’idéologie petite bourgeoise de l’humanisme ».[3]
Fidel Castro a peut-être trop incarné la Révolution cubaine au détriment du peuple cubain et son héritage ne peut qu’être nuancé. Le peuple cubain est rentré dans l’histoire avec la Révolution de 1959, comme il y était déjà rentré lors des luttes anticoloniales au XIXe siècle. C’est à lui que revient la tâche de surmonter les défis internes (économiques, sociaux, politiques) et externes, en exigeant sans compromission la levée totale de l’embargo étatsunien. La formation sociale cubaine conserve des bases économiques, idéologiques, politiques – peut-être imparfaites – mais qui seront nécessaires pour créer, ou continuer de construire, un modèle de développement économique et social libéré de l’exploitation, soutenable et prospère.
Notes
[1] https://www.youtube.com/watch?v=TS9SLiqlkM8. José Luis Rodriguez fut ministre de l’économie et de la planification à Cuba de 1995 à 2009.
[2] Ce constat est partagé par de nombreux universitaires cubains.
[3] Charles Bettelheim, Sur les étapes de la révolution cubaine, texte non publié, disponible dans les archives de Charles Bettelheim.
Lettre ouverte au médiateur du Monde suite à la couverture médiatique du décès de Fidel Castro
Luis Alberto REYGADA
Monsieur le médiateur,
L’ère de la « société globale de l’information » dans laquelle nous nous trouvons confère aux médias une énorme responsabilité : c’est en effet avec les éléments qu’ils diffusent que l’énorme majorité de la population se forge -parfois sans en avoir conscience- une représentation du monde qui l’entoure.
Le rôle des journalistes et qui plus est encore d’un journal influent comme Le Monde, est fondamental, aussi j’attire votre attention sur le traitement médiatique accordé à la mort du leader historique [1] de la révolution cubaine, Fidel Castro.
Evidemment, en tant que franco-latino engagé [2] , connaisseur de la complexité de la région latino-américaine et de sa spécificité historique de condition d’arrière-cour de l’impérialisme états-unien, conscient des positions de votre journal en matière d’analyse de l’actualité mondiale (détenu à plus de 60% par la société Le Monde libre… tout un programme [3]), et tenant compte du fait que votre journaliste chargé du suivi de l’Amérique latine, Paulo A. Paranagua, n’a d’autre mission que de mener une campagne contre la gauche latino-américaine [4], il était difficile de s’attendre à un traitement médiatique impartial suite à un évènement d’une telle ampleur.
Mais venons-en aux faits.
Voici un récapitulatif des articles publiés sur le site internet du Monde (http://www.lemonde.fr/) durant les jours qui ont suivi la mort de Fidel Castro, jusqu’au 29 novembre (date de la publication de l’article de l’envoyée spéciale du journal à Cuba, Annick Cojean), classés par catégorie.
* Le texte de Marcel Niedergang, nous explique le journal, a été écrit peu avant la mort de l’auteur (1922-2001, grand reporter en Amérique latine entré au Monde en 1952) et « mis à jour », sûrement par le nouveau responsable de l’Amérique latine, M. Paranagua.
De l’article dépourvu totalement d’intérêt journalistique (Pas de « bonjour » ou de « bonne journée » pour lancer les JT de l’après-Fidel à Cuba, Big Browser, 29/11) au reportage plutôt honnête et objectif de l’envoyée spéciale à La Havane (A Cuba : « Fidel Castro a disparu, son âme est immortelle », Annick Cojean, 29/11), en passant évidemment pas les habituelles analyses hostiles de Paulo Paranagua (5 articles à charge du responsable du bureau Amérique latine) dont on devine l’amertume jusque dans l’édito 26 novembre (Cuba et Castro, une histoire d’espoir et de désespérance), il est difficile de ne pas remarquer un léger problème d’objectivité à l’heure d’ouvrir vos colonnes à des spécialistes extérieurs au journal.
En effet, trouvez-vous normal que la totalité de vos invités soient des personnes ayant une vision négative de la figure de Fidel Castro ?
Est-il juste de donner la parole à deux exilés anticastristes (Zoé Valdès et Jacobo Machover) sans aussi donner l’opportunité à des pro-castristes d’exprimer leur point de vue ?
Ne faut-il pas aussi permettre à un universitaire plutôt bienveillant envers la révolution cubaine de décrire aux lecteurs du Monde ses réussites, puisque vous laissez Mme Renée Fregosi détruire l’image de celle-ci dans une tribune où débordent sévérité venimeuse et mauvaise foi ? Faut-il rappeler qu’elle est porteuse d’une haine bien connue du « castro-chavisme », qu’elle traîne sans ambages des salles de classe de l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine de Paris aux plateaux télés ? Ne serait-il pas honnête de contrebalancer cette analyse à charge du bilan de Fidel Castro avec, par exemple, le point de vue d’un Salim Lamrani, maître de conférences spécialiste des relations cubano-étatsuniennes et auteur de plusieurs ouvrages géopolitiques sur « l’île du crocodile » ?
Puisque Le Monde offre un espace à Michel Benasayag [5], libertaire et donc forcément peu enclin à parler en bien d’un homme qui resta à la tête de son pays pendant plusieurs décennies, pourquoi ne pas aussi proposer aux lecteurs de votre journal l’opinion – par exemple – d’Ignacio Ramonet, sans doute l’un des plus importants connaisseurs français de l’Amérique latine et auteur d’une biographie à deux voix de Fidel Castro, résultat de « plusieurs semaines d’intenses conversations » avec le Comandante ?
Il est affligeant de constater que la TOTALITE de vos invités se rangent à des degrés plus ou moins différents du côté de l’anticastrisme, ce qui, outre le fait de pouvoir s’assimiler à de la propagande, marque un manquement sévère à la charte d’éthique et de déontologie du Monde [6], qui stipule :
« La vocation des titres du groupe Le Monde est de fournir, sur tout support, une information de qualité, précise, vérifiée et équilibrée. Les journalistes doivent porter un regard critique sur l’information et faire écho au pluralisme des opinions. »
Il apparaît clairement que ni l’équilibre ni le pluralisme des opinions n’ont été respectés, ce qui n’est pas acceptable pour un grand journal comme Le Monde. Aussi, j’espère que vous saurez vous rendre compte qu’une rectification est nécessaire afin d’offrir à vos lecteurs une vision balancée sur une figure historique – que l’on apprécie son héritage ou non – de la taille de Fidel Castro.
Et sinon, l’Histoire absoudra-t-elle Le Monde ?
Luis Alberto REYGADA
la.reygada@gmail.com
Twitter : @la_reygadaNOTES :
[1] J’en profite pour vous indiquer au passage que l’expression « lider maximo », employée par votre rédaction – et reprise par la totalité des médias “mainstream” français – est complètement hors de propos, puisque personne à Cuba n’utilise cette expression. Elle ne fait que dénoter une méconnaissance de la réalité cubaine, ou bien une volonté tromper le lecteur en associant à Fidel Castro un titre à connotation dictatoriale.
[2] Et l’engagement n’est pas synonyme de cécité, au contraire, j’ai au moins la conscience des valeurs que je défends contrairement à beaucoup de journalistes qui, formés dans le moule de la pensée unique, promeuvent une idéologie sans même parfois s’en rendre compte, ce qui à terme est bien plus pernicieux pour la société.
[3] A titre de rappel : l’expression « monde libre » est d’un usage fréquent pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Elle est le plus souvent utilisée pour désigner les États-Unis et leurs alliés, par opposition pendant la Seconde Guerre mondiale aux puissances de l’Axe, puis pendant la guerre froide à l’Union soviétique et au monde communiste. Cette expression trouve essentiellement sa source dans la tradition politique des États-Unis qui est largement construite sur l’idée de la supériorité intrinsèque des principes de liberté et de démocratie qui la régissent. Elle a un fort contenu idéologique, puisqu’elle affirme de facto la supériorité des démocraties occidentales sur les autres idéologies ou régimes politiques, qualifiés de monde de l’esclavage, ou de monde de la tyrannie, ou de monde totalitaire. » Source : Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Monde_libre
[4] Le journaliste Paulo Paranagua, dont l’allégeance aux intérêts la politique étrangère des Etats-Unis a été dénoncé à de nombreuses reprises par des spécialistes de l’Amérique latine ou même des hommes politiques, est difficilement dissociable des programmes de la CIA destinées à influencer les médias dans le monde entier, comme l’Opération Mockingbird révélée par une commission sénatoriale dans le courant de l’affaire du scandale du Watergate. A ce sujet, le journaliste d’investigation du Washington Post Carl Bernstein, prix Pullitzer en 1973, révéla en 1977 dans l’article « La CIA et les médias » [http://carlbernstein.com/magazine_cia_and_media.php] que plus de 400 journalistes étaient en relations plus ou moins étroites avec l’agence de renseignement nord-américaine.
[5] Faut-il aussi rappeler que Miguel Benasayag est un ancien compagnon de luttes de Paulo Paranagua ? C’est bien aimable à ce dernier d’avoir pensé à trouver un espace dans Le Monde pour son ami lui aussi « très critique vis-à-vis du régime castriste » (le contraire nous aurait étonnés).
[6] La charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde : http://abonnes.lemonde.fr/actualite-medias/article/2010/11/03/la-chart…