« Il n’y a de science que du caché », disait Bachelard. Sans doute, s’agit-il en géographie – puisque c’est la profession de M. Guilluy – de faire voir ce que celui-ci appelle les « frontières invisibles » et les « fractures françaises », comme s’y attelait, dès 2010, son ouvrage éponyme.
Pour ce chercheur devenu entre-temps une sorte de personnalité médiatique, la grande frontière, qui borne le rivage des Syrtes de nos consciences contemporaines, est celle qui sépare la France des quinze premières métropoles de la France oubliée, celle des périphéries.
Soucieux d’actualiser les vieilles représentations géographiques en tenant compte de la crise de 2008 et de la mondialisation néolibérale relancée depuis les années 90, il révèle, et surtout depuis son ouvrage La France périphérique (2014), deux France : celle des gagnants de la mondialisation réfugiés dans des citadelles hors de prix et celle des perdants, condamnés à la désertification industrielle et à la dévalorisation du foncier.
Son grand mérite et son intérêt pour le mouvement des travailleurs consistent à secouer les certitudes de ce qu’il appelle « un marxisme light« , lequel se complaît dans la dénonciation incantatoire des 1% de grands capitalistes mondialisés sans montrer du doigt toutes les couches supérieures, intellectuelles et autres, qui profitent du système et assurent sa pérennité, y compris en développant une bonne conscience de gauche.
Guilluy réactive notamment dans son dernier livre, Le Crépuscule de la France d’en haut (2016), le concept de « libéralisme libertaire », dont il attribue avec justesse la paternité à Michel Clouscard, et qui sert aujourd’hui de nouvelle bien-pensance au bloc bourgeois qui se prétend « ouvert » alors qu’il pratique un entre-soi redoutable.
On peut savoir gré au géographe de bousculer les représentations officielles mal définies comme urbain / rural, de questionner le périurbain, lequel peut être choisi ou subi. Ou encore de refuser de considérer la banlieue comme déconnectée des centres urbains gentrifiés. La banlieue n’est pas ce ghetto objet de fantasmes des médias, et M. Guilluy fait notamment voir en quoi la politique de logement social n’a rien de généreux mais fait partie d’une stratégie d’exploitation des immigrés nécessaire à la reproduction sociale des grands centres : BTP, services, restauration. Stratégie d’exploitation d’autant plus implacable qu’elle se présente comme allant de soi et sait même se parer des vertus du multiculturalisme.
Un auteur controversé
Néanmoins, pour certains de ses confrères, la division qu’il instaure ne fait pas assez voir la grande pauvreté présente dans les métropoles, laquelle relève d’une division sociale plus économique que géographique. Pour le statisticien Michaël Orand, « le taux de pauvreté est 22 % plus important dans les zones urbaines que dans les zones rurales, et 60 % plus important dans les zones urbaines que dans les zones périurbaines » (revue du Projet n°26), ce qui contredit en partie les thèses de Guilluy. Il est vrai qu’Orand concède qu’il faut tenir compte de la différence entre revenus et niveaux de vie, par exemple décompter les frais de transport plus importants dans les zones périphériques.
Pour d’autres, comme Corinne Luxembourg, Guilluy pratiquerait une lecture ethnico-géographique, en se basant sur son concept d’ « insécurité culturelle pour partie fantasmée » (Ibidem, n°49).
Il est vrai que le terme d’ « insécurité culturelle », qui désigne non pas l’insécurité réelle (donc mesurable et qu’on peut combattre) mais un sentiment diffus, la peur de « devenir minoritaire » dans son propre quartier (selon les termes de M. Guilluy), est par définition difficile à cerner. Il nous semble, de plus, que les différences dites ethniques ne prennent une importance qu’en fonction du contexte économique : elles peuvent par exemple devenir explosives dans un pays comme le Brésil et n’avoir aucune pertinence dans un pays socialiste comme Cuba.
Quoi qu’il en soit, qu’on soit dans le réel, dans le fantasme ou dans l’entre-deux (nous laissons ce débat aux chercheurs), les thèses de Guilluy ont un effet prédictif, voire performatif, à tel point qu’on a pu dire que l’élection présidentielle et la polarisation entre un bloc bourgeois et un autre bloc FN/abstention reflétait la dichotomie fondamentale chère au géographe.
Guilluy prophète?
Force est de constater que c’est dès 2014 que le chercheur avait prévu l’homologation des métropoles dans ce bloc bourgeois par-delà la droite et la gauche et son opposition frontale à la « France oubliée » sur laquelle Marine Le Pen espérait capitaliser.
Mais ce qui nous paraît problématique n’est pas l’opposition – que M. Guilluy en partie révèle en partie exagère – entre les métropoles et la périphérie, c’est ce qu’il en dit.
« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », disait Yves Lacoste. Elle peut aussi servir à la politique. Et c’est pourquoi c’est plus le Christophe Guilluy politique et ses prises de position dans le débat public qui nous intéressent ici.
Pour la France des métropoles, M. Guilluy bénéficie de toute une série de prédécesseurs, de Clouscard à Lasch et Michéa, et ses thèses y ont souvent gagné un caractère caustique, parfois même une vis comica moliéresque.
Mais pour ce qui concerne l’envers de ce décor, le géographe tend sans doute trop, sous prétexte d’objectivité, non seulement à expliquer mais aussi à comprendre, voire à donner raison, à ce vote FN qui s’appuie, comme il le formule, sur une « sociologie de gauche ». S’il montre une certaine « logique » du vote FN ou de l’abstention, il n’explique pas pourquoi cette logique est foncièrement irrationnelle, en tout cas contre-productive. Car il apparaît de plus en plus clairement – et les Français commencent enfin à s’en rendre compte – que ces choix électoraux, pour oppositionnels qu’ils soient, sont des impasses, et, in fine, l’opposition la plus agréable à Sa Majesté Macron.
Si ce dernier a en effet beau jeu de donner à ses adversaires le mauvais rôle de « fascistes » (par exemple en se rendant ostensiblement à Oradour entre les deux tours), il ne suffit pas de dire, comme M. Guilluy, que cette fascisation de la contestation sert le pouvoir. Il ne suffit pas de louer le fait que la France périphérique ne croit pas à l’antifascisme macronien et ne se reconnaît plus dans le bloc dominant (ce qui est en soi une bonne chose).
Encore faut-il s’interroger sur les usages et la finalité de ce double vote FN/abstention que M. Guilluy caractérise un peu trop vite comme un affranchissement (il parle même de marronage dans son dernier livre). C’est en effet parer de beaux atours une réaction qui est, avant tout, celle du désespoir. Car enfin il faut s’interroger sur l’écueil qui consiste à s’opposer à Macron et à la finance mondialisée en s’appuyant sur un parti héritier de toutes les strates et de toutes les tares de l’extrême droite en France.
On peut aussi se demander si le discours de M. Guilluy ne revient pas à parer du prestige de la lutte des classes un vote FN qui exprime précisément le refus d’analyser les conflits en termes de classe au profit d’une vision ethnico-culturelle du monde. Bref, tout ce qui reste de la lutte des classes quand on en oublie la visée universaliste, naguère portée par le Parti communiste français, d’une société sans classes où « le développement de chacun est la condition du développement de tous ».
De plus, s’il avait prévu la victoire de Macron et de ce qu’il représente, Guilluy n’a cessé par contre de crier un peu vite à la mort de la gauche marxisante (il parlait en 2014 d’une façon un peu sommaire et sentencieuse de « l’échec politique de Jean-Luc Mélenchon » ou avec condescendance de la « mythologie ouvrière qui ne peut plus parler aux classes ouvrières »). Les 19% de la France insoumise, confirmés en partie aux législatives, et la récupération progressive, à gauche, du vote ouvrier lui ont heureusement donné tort. Enfin, après douze ans de perdus depuis le « non » de 2005 mal développé par la famille communiste, le peuple français commence à comprendre que le vote FN, s’il a sa logique, n’est pas logique en soi, d’autant que les palinodies d’entre deux tours de Marine Le Pen ralliant en douceur l’euro et l’UE pour ne pas se couper de la France nantie, ont montré que le FN ne peut pas plus porter un vote de classe conséquent qu’il n’est apte à porter un véritable « indépendantisme français ».
Où va la France périphérique?
Qu’est-ce que la France périphérique? Tout. Qu’a-t-elle été jusqu’à présent dans l’ordre politique? Rien. Que demande-t-elle? A y devenir quelque chose. Précisément c’est de ce quelque chose qu’il s’agit. En effet, il n’est pas indifférent de savoir si on s’oppose au « sex, drug, globish and rock and roll » réactualisé par les bobos macroniens par plus de « travail famille patrie » ou plus de « liberté égalité fraternité ». Il n’est pas indifférent de savoir si à la logique « hors-sol » de la mondialisation (pour reprendre les termes du géographe), on oppose la logique du repli sur le « village » et ses solidarités de la misère ou si, au contraire, on réactive la Nation et ses valeurs progressistes.
Il n’est pas indifférent de savoir si on lutte contre cette « insécurité culturelle pour partie fantasmée » par une logique de pré-épuration ethnique, comme d’aucuns aimeraient à y pousser, ou, au contraire, par la réactivation des solidarités républicaines et le combat de classe.
A la fin de son livre La France périphérique, Guilluy laissait d’ailleurs entrevoir la sortie de l’opposition stérile entre le « hors sol » et le « village » en esquissant la possibilité d’une réelle mobilisation de la France populaire à partir de la défense d’institutions républicaines, au sens noble du terme, comme les départements, ce qui est très encourageant. La question de la sortie du carcan européen va enfin finir par se poser. Peut-être même va émerger une question aujourd’hui taboue chez trop d’intellectuels, celle de l’insoumission linguistique au tout-anglais tentaculaire qui est lui aussi un discriminant central de la géographie mentale que ne craindrait pas d’aborder un marxisme enrichi de ses dimensions gramsciennes. Il s’agirait d’intégrer également la question de la géographie mentale que dessinent ces espaces matériels impalpables que sont la langue, ou encore les réseaux informatiques, pour ne pas rester timidement centré sur le seul habitat.
Signe positif, dans une récente interview accordée à la désormais regrettée Natacha Polony (Polonium, 10 mai 2017), M. Guilluy reconnaissait – ce qu’il ne faisait pas, nous semble-t-il, dans ses ouvrages – que le FN ne capitaliserait sans doute pas à terme la révolte « populiste » et que ce parti peinait – et pour cause -, à attirer les intellectuels de par son manque de crédibilité, à la différence du PCF de la grande époque. Il reconnaissait aussi que ce qui manque à la France périphérique, malgré sa belle homogénéité, c’est une vraie conscience de classe.
Pour preuve qu’en ce domaine, comme dans d’autres, on a sans doute encore enterré Marx, et peut-être même Lénine et la question d’un parti d’avant-garde, un peu trop tôt.
Aymeric Monville, 27 juin 2017