« – Clouscard c’est une merde (…) c’est un compagnon de route du PC, c’est un porteur de valises du stalinisme. D’ailleurs il est aujourd’hui édité par Delga qui est une maison totalement staliniste.
– Ah d’accord, ah j’savais pas ça.
– Voilà. »
(Francis Cousin, Dialogues socratiques complets sur internet, passim.)
« Voilà. »
Voilà comment le debordien de service de la bonne vieille droite, qui fustige le « spectacle » sauf quand il se charge de l’assurer sur Radio Courtoisie, pense s’acquitter d’une analyse.
Cela ne méritait pas une réponse, mais sans doute un petit apologue sur M. Cousin et ses amis.
Dans notre histoire de France, il y a certes ceux qui « portent les valises ». On pense bien sûr au réseau Jeanson, mais aussi à tous ceux qui, depuis Robespierre, n’aiment guère les « missionnaires armés », se contentant, modestement, de protéger la patrie lorsqu’elle est en danger.
Paradoxalement ceux qui n’aiment pas lesdits porteurs de valise et raffolent des expéditions coloniales sont aussi ceux qui ont tendance à se pâmer devant tout uniforme étranger dès qu’il vient jusque dans nos bras. C’est une attitude irrésistible, dès qu’ils entendent le son, suave à leurs oreilles, des « lourds spondées du grand poème de l’ordre » (1).
Bref, l’histoire de France est ainsi faite. Il y a, il y a eu et il y aura toujours d’un côté ceux qui portent des valises, et de l’autre ceux qui portent l’uniforme, allemand le plus souvent, mais on pourrait dire yankee aujourd’hui.
Jacques Doriot, mitraillé par un avion dans ce costume ignominieux sur une route de Sigmaringen, a rencontré le sort auquel le vouait sa lamentable trahison. Le général de Gaulle a cru que Pierre Brasillach l’avait aussi porté, cet uniforme, ce qui a motivé son refus de le gracier. Ce n’était peut-être pas le cas : Brasillach n’avait sans doute arboré les runes SS qu’en rêve, mais s’était distingué par un zèle particulier en exigeant qu’on déportât aussi les enfants juifs, sans les séparer de leurs parents. L’helléniste raffiné pensait sans doute qu’il fallait tuer Astyanax et écraser la dignité de toutes les Andromaque de la terre.
Son beau-frère et héritier spirituel, Maurice Bardèche, fondateur du néo-fascisme français et précurseur du négationnisme, jugeait d’ailleurs utile de préciser que son modèle politique était Sparte, l’antique Lacédémone et ses éphores qui, chaque année, déclaraient la guerre à leurs propres esclaves, les hilotes, pour ne pas perdre la main.
Pour continuer à évoquer ces épigones de ce monde beau comme l’antique ou comme l’Ancien régime, héritiers et continuateurs, on peut parler d’Emmanuel Ratier, récemment décédé. Ce dernier s’est choisi comme père spirituel Henri Coston, collaborateur proche du même Doriot, et a surtout continué son oeuvre obsessionnelle de dénonciation des juifs et des francs-maçons, jugés responsables d’à peu près tout depuis l’abolition des privilèges et les Soldats de l’An II.
Pardon pour ces longs rappels. Je ne fais que brosser un cadre, pour présenter un peu cet Emmanuel Ratier, héritier d’Henri Coston, lui-même héritier d’Edouard Drumont, bref de toute la tradition dite « journalistique » de l’antisémitisme français.
C’est donc cet Emmanuel Ratier, qui, à l’occasion de sa mort, s’est vu tresser un éloge funèbre par Francis Cousin avec des trémolos dans la voix. De cette intervention de Cousin, on retiendra surtout l’impayable : « Je le connaissais depuis vingt ans. (…) Emmanuel Ratier c’était l’homme des grandes ouvertures. » Et ce superbe : « Ratier. Un homme de l’éveillance. »
Emmanuel Ratier ? Sa transfiguration en humaniste est d’autant plus burlesque que le personnage évoque plutôt un de ces frénétiques à la Bernhard Förster dont même Nietzsche, sur la fin de sa vie, finissait par ne plus supporter les lourdingues obsessions…
On l’aura compris : est-il besoin de préciser que se faire qualifier de « stalinien » par M. Cousin ou par l’un quelconque de ses amis sera toujours pour nous tous un honneur ?
***
Ces précisions apportées, revenons au fond de l’affaire, même s’il est bien maigre, et voyons les griefs de Cousin envers Michel Clouscard.
À cet « antistalinisme » dont on ne sait s’il est gauchiste ou d’extrême droite ou les deux à la fois, Cousin ajoute l’éternelle accusation soixante-huitarde envers les communistes : « Votre socialisme comme transition vers le communisme, ça ne va pas assez vite« . Vieille chanson qu’Engels moquait déjà : « Vivre dans une innocence théorique qui fait passer sa propre impatience pour un argument théorique convainquant. »
Ou encore : « Votre socialisme c’est du capitalisme d’État, c’est le contraire du communisme« . En vérité, les Soviétiques ont pu voir ce que signifiait réellement l’arrivée du capitalisme dans leur pays. C’était sous Gorbatchev et Eltsine et cela a coûté -40% de la production industrielle en dix ans, et la réduction de dix ans d’espérance de vie, l’humiliation de tout un peuple et j’en passe.Normalement, les adeptes de ces tours de passe-passe sont le plus souvent des petits-bourgeois qui n’ont jamais milité de leur vie et ne se sont jamais heurtés ni à un patron ni à la moindre réalité tangible.
« Le solipsiste est un fou dans un bunker imprenable« , disait Schopenhauer. C’est ce que Francis Cousin appelle, dans son éloge de Ratier, les « gens qui comme moi sont dans une radicalité de l’au-delà« . Ancrés dans leurs certitudes et leur radicalisme impuissant, ces debordiens ont toujours raison par rapport au réel, surtout si le réel, ce sont les puissances obscures, le spectacle, bref tout ce qui entrave l’idée magnifiée qu’ils se font d’une sorte de communisme primitif dans lequel il suffirait de se plonger comme dans un bain de jouvence. Pour les plus cultivés d’entre eux, ils agitent Les Manuscrits de 1844 dont le projet émancipateur radical, certes, sera toujours plus chamarré que la « réalité rugueuse à étreindre ». C’est ainsi qu’avec un marxisme pour classes terminales où « baisse tendancielle du taux de profit » et « fétichisme de la marchandise » sont brandis à toutes les sauces, on parvient toujours à en imposer. Il suffit seulement de ne pas s’adresser à des marxistes, des syndicalistes, des militants, des scientifiques, et le tour est joué. Cousin aura simplement poussé le paradoxe jusqu’à parler marxisme en priorité à des anticommunistes rabiques.
Le calcul n’est pas si aberrant. De même qu’on sait que dans ces milieux tout antisémite a son « bon juif », Radio Courtoisie, entre deux évocations du Baptême de Clovis, ou des rois guérisseurs d’écrouelles, peut avoir besoin de temps en temps d’une « critique radicale » du spectacle.
L’important pour Cousin, on l’aura compris, c’est la ra-di-ca-li-té : « Debord, c’est l’absolue radicalité qui abolit la marchandise ; Clouscard ça ne débouche pas sur une radicalité anti-marchandise« . Exemple assez révélateur de la vacuité de l’analyse : Clouscard avait bien vu comment la critique de la prétendue « société de consommation » (dont la « société du spectacle » est la version chic) servirait d’éteignoir à la contestation et de servitude volontaire sous couvert d’ascétisme.
La récente biographie de Guy Debord, Debord le naufrageur, d’un grand sérieux archivistique, signée Jean-Marie Apostolidès, montre bien les petits arrangements sordides entre amis du même monde et ce qui fut au fond, une fois délestée de son substrat marxiste, hégélien et jeune-lukacsien, une vaste imposture intellectuelle : après avoir vécu toute sa vie au crochet d’une rêveuse bourgeoisie désocialisée, Debord se présentait lui-même en fin de parcours comme un grand flibustier, bateleur et arnaqueur de « caves ».
Il reste donc à espérer que M. Cousin, à l’instar de son modèle, ne croit pas une seconde à ce qu’il dit, et se contente simplement de pêcher en eaux troubles auprès de petits fafs qui pensent que reprocher à un communiste d’être communiste, ce qui représente pourtant le degré zéro de l’analyse politique, suffit à faire de vous un penseur de notre temps.
Aymeric Monville, 27 février 2017
(1) : Pour reprendre cette « perle », révélatrice de la mentalité fasciste, qu’on doit à Abel Bonnard, ministre de Vichy parlant de sa découverte enthousiaste des défilés nazis dans l’Allemagne d’avant la guerre (cf. son livre Les Modérés).