www.initiative-communiste.fr ouvre ses colonnes pour se faire le relais d’un débat entre Jean Pierre Page syndicaliste bien connu (CGT) et Dayan Jayatileka
Réponse de Jean-Pierre Page à l’article de Dayan Jayatileka paru dans GLOBAL-E, revue de l’Université de Californie-Santa-Barbara (USA), 5 mars 2017 : The Great Gramsci: Imagining an Alt-Left Project (une réponse de Jean-Pierre Page)
Evidemment on ne se plaindra pas que l’on parle de Gramsci, il faut y revenir c’est une évidence, d’autant qu’il est terriblement actuel et qu’il serait préférable de ne pas lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit. Il y aurait beaucoup de choses à commenter sur le propos de Dayan Jayatileka dans le rapport critique avec ce qui caractérise la situation réelle et celle de la « gauche » en quête d’alternative! L’évocation qu’il fait de la période historique que nous vivons, a pour autant des limites. De mon point de vue cette époque doit être contextualiser en mettant en évidence, combien était correcte et prémonitoire la pensée de Gramsci.
Je pense qu’il aurait pu parler beaucoup plus, sur ce que Gramsci a dit sur l’hégémonie culturelle, sur le rapport des intellectuels au monde du travail, sur l’intellectuel organique, sur le bloc historique, en relation avec les enjeux qui découlent de la crise systémique du capitalisme dans toutes ses dimensions. Ces sujets sont au coeur du débat politique actuel singulièrement parmi ceux qui se réclament de la « gauche ». On le voit d’ailleurs de manière remarquable avec les suites de l’élection de Trump, le Brexit, l’avenir de l’union Europénne, celle de l’Euro, la confusion qui domine dans les pays de l’Europe de l’est, les enjeux géo politiques à travers la place inédite de la Russie et de la Chine dans les rapports de forces internationaux enfin tout ce qui dorénavant est caractérisé de « populisme » sans trop savoir ce que cela veut dire, mais qui est devenu un concept commode pour mettre dans le même sac les charlatans de la politique avec ceux qui défendent l’esprit critique, rationnel, les anticapitalistes et anti-impérialistes conséquents…
Pour ma part l’alternative ce n’est pas le devenir de la « gauche » les problèmes existentiels de celle-ci n’intéressent plus guère de monde, la messe est dite. Par contre ce qui importe c’est la stratégie à mettre en oeuvre pour permettre la prise de pouvoir qui mettra à bas le capitalisme. C’est l’enjeu auquel l’humanité toute entière est confrontée. Il faut relire à ce sujet la contribution du Père Miguel d’Escotto en son temps Président de l’Assemblée Générale de l’ONU et que nous avions publié dans « La Pensée Libre ». C’est le sujet qui se pose partout et singulièrement dans les pays les plus développés, USA et Europe en tout premier lieu, mais aussi avec une certaine acuité dans les pays du Sud!
Or ce qui fait défaut c’est la lutte de classes au coeur même du capitalisme, là ou se nouent les contradictions là où se concentrent tous les pouvoirs. En sommes nous convaincus, c’est une des questions à résoudre! On ne s’en sortira pas avec des « jérémiades » et encore moins de bonnes intentions, mais en associant étroitement la critique et l’action, pas l’un sans l’autre. Nous n’en sommes pas là! Comme le dit le milliardaire US Warren Buffet « la lutte de classes existe mais depuis 20 ans c’est nous qui la gagnons. » C’est pourquoi concernant la « gauche “on peut poser la question suivante: a t’elle encore l’intention de la gagner (la lutte de classes)? Si oui, elle doit s’y prendre comment, compte tenu de la faillite de toutes les « alternatives, pétitions morales et de principes que la « gauche » continue à défendre?
Par exemple, Gramsci a beaucoup écrit sur les causes et les moyens de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie! Or ou en sommes nous de l’analyse de classe et de la bataille contre les efforts démentiels mis en oeuvre aujourd’hui par l’establishment politico/mediatico/financier pour encadrer la pensée et détourner les masses de toute réflexion critique quant à la situation qui est la leur, voir jusqu’à leur interdire d’entendre et lire autre chose, comme le démontre actuellement la campagne sur les »fake news. »
Quelle confrontation permanente est menée contre « les chiens de garde », ces intellectuels qui se soumettent, capitulent et collaborent en s’employant à ré écrire l’histoire passée ou à interpréter celle présente? Une même pensée unique au service du mensonge, quand celui-ci est devenue dorénavant une manière de gouverner avec une arrogance insupportable. Or la « gauche » fait le choix d’échanger, de partager, de s’associer en cherchant une illusoire respectabilité dans ces prétendues débats entre gens de bonne compagnie, dans une “consanguinité de classe. » Dans la recherche d’une légitimité politique il ne peut y avoir d’arrangements, de « compromis historiques » entre les forces de progrès et le conservatisme néo libéral. De l’avoir envisager et mis en pratique a contribué à l’abdication de la gauche et aux échecs que nous savons. Ne faut il pas en tirer les leçons une bonne fois pour toute!
On évoque la défense des revendications et des droits des travailleurs mais comment ne pas répliquer à ces campagnes pour intégrer socialement et idéologiquement travailleurs et syndicats sur le caractère indépassable du capitalisme comme on l’a vu en France avec la réforme du code du travail et depuis. Pourquoi évite t’on de parler d’exploitation de l’homme par l’homme? Gramsci affirmait que, sous le capitalisme moderne, la bourgeoisie peut maintenir son contrôle économique en laissant la société politique accorder un certain nombre de revendications aux syndicats et aux partis politiques de masse. Ces concessions sur des intérêts économiques immédiats ne sont en fait que des modifications des formes de son hégémonie. Cela n’est même plus nécessaire aujourd’hui puisque la bourgeoisie fait pour la première fois la proposition à travers la candidature Macron, de mettre un terme a la politisation des syndicats( entendons par là: la CGT et pourtant!!!). On attend la réaction des syndicats, de la « gauche »!
Par conséquent, un des problèmes auquel il faut faire face c’est l’abdication de la dite « gauche » quand a ses responsabilités à contribuer à éclairer les enjeux de classe, son refus de confronter radicalement la logique même du capital c’est à dire le sacro saint principe de la propriété , celui de convaincre que le problème au fond ce n’est pas tant l’orientation de la politique gouvernementale et ceux qui la conduisent qu’il faudrait changer mais le capitalisme qu’il faut défaire et vaincre, qu’il soit d’ailleurs géré par la droite ou la « gauche. »
Je pense que depuis que la « gauche » a abandonné toute analyse de classe, celle-ci est devenue incapable de poser le problème de la lutte pour la prise du pouvoir en termes de stratégie révolutionnaire, elle s’est réfugiée dans la « combinazione » politicienne qui est réduite aux hommes (et femmes) providentiels comme à la survie de leurs appareils/partis/syndicats qui participent comme le faisait remarquer Gramsci a l’ordre des choses celui voulu par la bourgeoisie et donc le Capital. Que devient la misère matérielle, la maladie, le chômage, les guerres, etc. La référence à l’éthique, à une morale dont parle Dayan Jayatileka n’est ce pas au fond, de l’idéalisme, n’est ce pas là ce qui sert à justifier et perpétuer les « valeurs morales » et socio économiques de la bourgeoisie. Que devient l’exploitation des hommes et des peuples par le Capital? Que disons nous quant à l’impunité dont s’arroge la bourgeoisie? Ne se pare t’elle pas d’habits qui ne sont au fond que des oripeaux? Comme le remarquait Paul Nizan le problème c’est que la bourgeoisie comme classe « doit convaincre qu’elle agit pour le bien de l’humanité et elle doit faire en sorte de le croire elle même » (“Les chiens de garde,” Paul Nizan, 1932).
Gramsci insiste justement sur la relation entre les intellectuels et le peuple comme sur la nécessité pour eux et ensemble d’interpréter la conjoncture non de manière abstraite mais de manière concrète afin de transformer la conception et la vision de la société en un “ordre nouveau » des choses. Il dit « tous les hommes sont des intellectuels, mais tous n’ont pas la fonction d’intellectuels »
C’est de mon point de vue la bataille d’idées essentielle qu’il faut mener si l’on veut qu’en s’emparant des masses, l’idée même de révolution devienne une force matérielle. Ce « bloc historique » comme concept stratégique à construire est nécessaire pour être l’instrument non pas d’un changement de gouvernement mais d’une prise de pouvoir révolutionnaire par les masses. Voila pourquoi il faut contribuer à ce que celles-ci reprennent l’offensive dans une perspective de transformation radicale de la société, ce qui pose la question du contenu des objectifs à atteindre et donc en premier lieu des causes réelles de la crise. N’idéalisons rien, comme on le voit les tentatives diverses et variées en Amérique latine que l’on évoque souvent ne sont pas à l’abri des retournements!
Rien n’est permanent, de le croire entraine toujours des déconvenues, le mouvement ouvrier en a connu un certain nombre et non des moindres. Les bons sentiments à eux seuls s’accordent assez mal avec la lutte des classes. De le reconnaitre ne saurait justifier un quelconque pessimisme mais au contraire lucidité et confiance dans la force matérielle que représente nos convictions. N’est ce pas Gramsci qui disait, citant Romain Rolland « il faut allier le pessimisme de l’intelligence a l’optimisme de la volonté » (“Cahiers de prison,” décembre 1929).
Dans la dernière partie de son exposé Dayan Jayatileka évoque l’impuissance de la “gauche” à se renouveler. Il suggère ainsi que la France serait le pays des ”occasions manquées” en invoquant la mémoire, la pensée et l’action d’une “constellation” d’hommes politiques et d’intellectuels éloignés les uns des autres, aux parcours variés et parfois controversés.
L’alternative pour la “gauche » serait elle réduite à la seule réflexion de quelques uns ou doit elle être en phase avec l’expérience concrète du plus grand nombre? On ignore trop souvent les seconds, ils sont pourtant décisifs ! C’est sans doute pourquoi on ne débouche au final que sur des visions politiciennes et partisanes, qui conduisent à réduire la politique à des arrangements d’appareils, à l’illusion d’alliances incertaines, électorales et autres qui se brisent lorsqu’il faut assumer la responsabilités de choisir entre les intérêts du Capital et ceux du peuple. Gramsci a fait une critique sévère de cette façon de faire de la politique mais pourtant l’on persiste.
Nous vivons la fin d’une époque, il est urgent d’en tenir compte ! On le vérifie chaque jour à travers les mouvements sociaux et politiques qui se cherchent des débouchées et des perspectives, les contestations radicales qui animent la jeunesse, la critique forte des institutions et des élites, l’abstentionnisme massif dans les élections, la crise des représentations politiques et syndicales. On me rétorquera que tout cela est contradictoire ou encore que « c’est compliqué » comme chaque fois que l’on ne peut expliquer une chose. J’ai la faiblesse de penser que les peuples consciemment ou confusément ou parfois les deux ont la forte envie de dire « Assez ! » et qu’ils sont déjà a la recherche d’une issue.
Certains diront c’est bien insuffisant ! Mais ne faut il pas commencer par dire Non si l’on veut dire Oui à autre chose. On se souvient que le 15 juillet 1789 après la prise de la Bastille, Louis XVI demandait au duc de Liancourt si c’était une révolte, ce dernier lui répondit « non sire, c’est une révolution » ! Nous n’en sommes pas là ! Mais si ce n’est pas encore une « révolution », ne peut on dire que c’est déjà une « rébellion ». Faut il prendre en compte cette réalité incontournable ou faut il renouer, comme Dayan Jayatileka le suggére, avec la répétition de modèles ou encore avec l’interprétation hasardeuse de périodes révolues pour trouver des réponses à la fameuse question: “quelle alternative pour la gauche”?
Dayan a raison lorsqu’il affirme qu’en France « la gauche a oublié la nation – et ce non pas de manière accidentelle – elle a également oublié l’internationalisme en y substituant un globalisme indifférencié ». Il serait intéressant de savoir pourquoi ? A mon sens les causes ne sont rien d’autre que l’impasse faite par cette « gauche » sur l’analyse critique des causes de la crise du système capitaliste, sur la signification des luttes des classes, en d’autres termes sur le sens et le contenu a donner a une stratégie anticapitaliste et anti-impérialiste. Or la crise systémique impose un « contenu et des ambitions élevées» non d’en rabattre dans la recherche de l’éternel compromis « centriste de gauche » qu’Edgar Faure situait « au fond du couloir a droite.»
Il est un fait qu’en cédant sur le « contenu », en capitulant en rase campagne, en pratiquant l’exorcisme vis a vis de ce que furent « ses idées » « la gauche » a fait le choix de la globalisation comme horizon indépassable et le droitdel’hommisame comme pétition morale. Ce faisant et fort logiquement elle a renoncer aux idées intangibles de souveraineté nationale. Un reniement aux principes au bénéfice de l’air du temps. Comme disait Fidel « on peut tout négocier sauf les principes.»
Ces principes n’appartiennent pas à une minorité agissante mais au patrimoine du mouvement populaire dans son ensemble, ouvriers et intellectuels, pas l’un sans l’autre ! Comment construire le « bloc historique » dont parle Gramsci sans s’appuyer sur l’intervention consciente du monde du travail à tous les niveaux et en premier lieu là ou se noue les contradictions c’est a dire sur le lieu de travail, et dans ceux ou s’organise et se diffuse la pensée unique, c’est à dire l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie ! « Les pensées de la classe dominante, sont aussi les idées dominantes de chaque époque » (Karl Marx- Friedrich Engels, l’idéologie allemande, 1845/46) ?
C’est pourquoi je voudrai rappeler à mon ami Dayan ce qui est la part du mouvement ouvrier français à l’idée de souveraineté populaire et donc de souveraineté nationale. Celle-ci s’est forgée dans les combats quotidiens contre le Capital, elle s’est construite dans la résistance à l’envahisseur et dans la solidarité de classe avec les luttes de libération nationale. La Commune de Paris ne fut elle pas l’exemple de « ceux qui montèrent à l’assaut du ciel ». Depuis la Révolution française et les lumières le patrimoine populaire s’est enrichi de l’idée de Nation. Celui-ci prend tout son sens parce que le peuple prend part à la bataille non plus pour un roi ou un tuteur colonial mais pour lui même, pour l’égalité la liberté la fraternité entre les peuples. Il n’est pas sans signification que l’idée de Nation s’imposa à Valmy en 1792 qui vit le peuple pieds nus résister victorieusement aux envahisseurs prussiens. Ce ne fut pas seulement la victoire de la République mais sa naissance. Celle de « ceux qui luttent et qui espèrent sous le signe du drapeau rouge et du drapeau tricolore » (Maurice Thorez, la lutte pour le pain, juin 1936). Jean Jaurès ne disait il pas « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramene »(Jean Jaures, l’armée nouvelle, l’Humanité, 1915) et il ajoutait « que la nation est le seul bien des pauvres.» La défense du cadre national reste plus que jamais une idée fondamentalement progressiste et donc internationaliste.
Par conséquent internationalisme et souveraineté populaire ne font qu’un et si nous revendiquons ce droit pour nous mêmes alors nous nous devons de le reconnaitre pour les autres peuples. C’est ensemble et avec eux que nous devons le défendre. La souveraineté n’est elle pas au fond la véritable démocratie puisqu’il s’agit de décider en commun et sans ingérence extérieure de quel système économique social et politique l’on veut. Pour être cohérent l’internationalisme doit être orienté a travers le combat contre le Capital de son propre pays et donc contre l’impérialisme.
Il est vrai que cette exigence se heurte au ralliement sans condition de ceux qui au sein de la « gauche » ont adhéré sans états d’ame à de nouveaux concepts inspirés par la bourgeoisie ! Ainsi à « transnationalisation » ou « impérialisme » on a préféré « globalisation », « équité » a remplacé « égalité » on parle dorénavant d’ « état de droit », de « bonne gouvernance » ou de « société civile » dans le but d’affaiblir l’état. De cette manière on a progressivement rendu illusoire l’objectif de lutter efficacement contre le capitalisme. Cela explique par exemple l’impasse du mouvement altermondialiste qui s’est réfugié dans l’incantation et la référence à la soi disante « société civile » au détriment de liens concrets et de lutte avec les travailleurs. On pourrait aussi parler de la fascination qu’exerce sur les syndicats l’institutionnalisation de la négociation. Il en va de même avec les problèmes sociétaux comme les droits de ceux que l’on appelle les minorités et qui dorénavant comme on le voit aux USA ont pris le pas sur les revendications sociales et les droits du plus grand nombre.
Cette prétention à incarner une alternative stratégique faite en réalité de fausses solutions, de programmes et de déclarations de « bonnes intentions » est toujours la cause de l’impasse dans tout projet de rupture avec le capital. En fait « la gauche » est aujourd’hui passé du ralliement passif à un engagement actif sans nuances au service de la mise en œuvre du programme du capital C’est là qu’il faut chercher les causes de nouveaux échecs comme ceux de Syriza en Grèce ou la faillite du gouvernement Hollande en France. Comment ensuite parler de crédibilité de « la gauche » !
Évidemment on ne saurait se taire sur les responsabilités de cette situation pitoyable. Dayan se livre dans son propos à une sorte d’amalgame indistinct de ce qui compose la « gauche », elle se présenterait dorénavant comme un projet politique au gout et a l’apparence indéfinissable ? Un peu comme pour la « Cosa » le film de Nanni Moretti qui évoque la transformation et la liquidation du Parti Communiste Italien. Or que reste t’il de la « Cosa » en Italie ou de son équivalent français baptisé la « mutation » ? Poser la question c’est y répondre. A écouter certains il ne resterait plus que la nostalgie pour se consoler ! Apres Charles Trenet faudrait il chanter « que reste t’il de nos amours » ?
Le PC Italien s’est transformé en Parti Démocrate à l’américaine qu’il singe, par un « Blairisme » made in Italie. Le PC Français paye le prix d’avoir renoncé au marxisme depuis de nombreuses années comme d’avoir abandonné les victimes de la crise au bénéfice de classes moyennes urbaines, éduqués, celles que l’on appelle les « bobos » ! Oublié le prestige passé de ses dirigeants ouvriers et de ses intellectuels de renom ! En persistant dans le « bourbier » dans lequel il se complait avec obstination, il espère dans un vain espoir sauver un appareil qui n’est plus que l’ombre de lui même. Comme on le voit à travers ces deux exemples le résultat est d’avoir conduit le mouvement populaire dans une impasse et de n’offrir aujourd’hui aucune perspective à celui-ci. Comme le disait Lénine : « les faits sont les faits et les faits sont têtus » !
Faut il revenir alors à d’anciens modèles pour en tirer des leçons « salutaires » ? Dayan évoque le Front Populaire à travers des alliances politiques qui furent pourtant relatives et de circonstance. On connaît ce que furent leurs durées! Par contre, ne faut il pas mieux prendre en compte le mouvement de grèves et d’occupations d’usines sans précèdent engageant des millions de travailleurs et qui contribua aux avancées sociales historiques qui sont encore aujourd’hui la mémoire du Mouvement populaire? Ce n’est pas Léon Blum qui permit de gagner les congés payés, mais c’est la confrontation radicale avec le capital. Par contre c’est à Léon Blum que l’on doit la « non intervention » en Espagne et la capitulation face au fascisme, au moment ou les héroïques brigades internationales faisaient front. Le Parti Socialiste avait soutenu la première guerre mondiale, en 1938 il signa et vota pour Munich puis pour les pleins pouvoirs à Pétain, faisant interdire le PCF et emprisonner ses parlementaires puis nombre de ses dirigeants avant qu’ils ne soient fusillés. Ne faut il pas se le rappeler !
Contrairement a ce qu’affirme Dayan ce n’est pas la division entre communistes et sociaux démocrates qui ouvrirent la voie au nazisme en Allemagne. C’est d’abord la grande bourgeoisie et les Konzerns qui craignaient la contagion de la révolution bolchevique au sein du monde du travail, puis c’est la République de Weimar dont ses dirigeants les sociaux démocrates Noske, Ebert, Pabst firent assassiner Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht et anéantir le mouvement spartakiste, c’est a dire ceux là mêmes qui étaient le rempart principal a Hitler.
Faudrait il ignorer encore dans quel camp se situa et se situe toujours une social démocratie censé incarner la « gauche » en France ou ailleurs sans évoquer la mise en oeuvre et son soutien empressé au plan Marshall, à la guerre froide, à la construction européenne, aux guerre coloniales et la féroce répression à Madagascar, au Cameroun, en Indochine, en Algérie, à l’OTAN et l’alignement atlantiste, “le drapeau de l’indépendance et de la souveraineté nationale jeté par dessus bord” (comme disait Staline au 19e congrès du PCUS en1952), à la répression anti ouvrière, à la trahison des engagements pris dont Mitterrand, Jospin et Hollande furent les fossoyeurs, aux guerres d’Irak, de Lybie de Syrie en passant par la Yougoslavie. A ce sujet si il est vrai que Chevènement en 2008 prononça des paroles fortes pour condamner la reconnaissance du Kosovo, on ne saurait oublier que le gouvernement Jospin participa au premier rang dans une guerre qui conduit à l’éclatement et à la disparition de la Yougoslavie. C’était en 1999, Chevènement était alors Ministre de l’intérieur et s’il démissionna en 2000 c’était pour le statut de la Corse pas pour celui de Belgrade. Rendons a César ce qui appartient a César- « Quae sunt Caesari Caesari». Alors, dans ces conditions qu’on nous dise ce que veut dire« la gauche » ?
Il y a mieux a faire en revenant à Gramsci ! Le nouveau « bloc historique » implique une autre manière de faire de la politique au-delà de la traditionnelle conception parlementaire bourgeoise. Cela correspond précisément au besoin de nouvelles formes d’organisation au sens large que Gramsci donnait à cette vision. Dayan Jayatileka évoque avec raison Louis Althusser qui encourageait à s’adresser résolument aux masses populaires, à renouer avec la tradition vivante des lutes populaires.
“Pour leur dire, qu’il leur sera nécessaire de s’organiser de manière autonome, sous des formes originales, dans les entreprises, les quartiers, les villages, autour des questions des conditions de travail et de vie, autour des questions de l’habitat, de l’école, de la santé, des transports, de l’environnement, etc., pour définir et défendre leurs revendications, d’abord pour préparer l’avènement de l’État révolutionnaire, ensuite pour le soutenir, le stimuler et le contraindre en même temps à « dépérir ».(contribution au 22e congres du PCF, février 1976)
Il faut donc inventer de nouvelles formes de pouvoir politique, d’autogestion, de contrôle ouvrier. Lénine et Gramsci ont tous deux pensé qu’il ne pouvait pas y avoir de processus de transformation sans une vaste expérimentation sociale et politique, aussi bien avant qu’après la révolution
Nous sommes entrés dans une nouvelle époque ou justice et barbarie, guerre ou paix seront les choix qui détermineront le futur de l’humanité, voilà sans doute pourquoi il s’agit de construire et de multiplier les réseaux, les contrepouvoirs face aux institutions supranationales, aux institutions économiques et financières, aux puissances hégémoniques pour imposer les rapports de force dont le mouvement populaire, les travailleurs ont besoin..
Ne faut il pas se donner les moyens d’un vaste débat tout autant sur la stratégie que sur les contours qui devraient être ceux d’une société capable de mettre l’ensemble des ressources productives du monde au service des besoins légitimes, des aspirations des travailleurs et donc des habitants de la planète en faveur de la paix, du progrès social, de la solidarité et de la coopération, pour un internationalisme de notre temps.
On ne peut faire l’économie de la discussion sur la stratégie révolutionnaire et la perspective socialiste pour le XXIe siècle sans tenir compte de l’expérience historique et des réalités c’est pourquoi, malgré mes différences avec Dayan Jayatileka, je suis d’accord avec lui pour considérer que Gramsci nous offre la possibilité de repenser la politique dans une perspective radicalement nouvelle. Nous vivons une période inédite de la lutte des classes nationale et Internationale. Toute la question est maintenant de savoir si nous serons capable de nous hisser a la la hauteur de ce qu’elle exige!
Jean-Pierre Page
The Great Gramsci: Imagining an Alt-Left Project
March 2017 Volume10 | Issue14
Dayan Jayatilleka
In the construction of a new public imagination, as in every other form of human endeavor, you are caught between two realities: you have to go back to where you got it wrong, but you can’t go back home again.
Today’s political crisis involves responses to the realities of our time, the current world order in both its political and economic dimensions, which some Marxists might define as neoliberal imperialism. “Our time” here refers to the history of the world after the fall of global socialism. On the left or progressive center-left, there is an absence of global public imagination. Or rather, it is no longer “global.” What we have are competing blocs of opinion, each of which contains legitimate and justifiable elements. But these competing and internally contradictory blocs of opinion collide and collude, forming unprecedentedly complex, heterodox, and fluid patterns.
Meanwhile, as the century and the millennium turned, progressivism was being identified with liberalism, and liberalism with the neoliberal status quo. What we didn’t know from the outside was that, devoid of a viable progressive alternative, the neoliberal world order was spawning a new fundamentalism within what Jose Marti called “the belly of the beast.” A strange mutation occurred in which stances that were once antithetical began to meld. Those of us who lived in either the Third world or the Second saw a merger of human rights and military interventionism, resulting in the devastation of states and societies. The political options that we supported in the West, those of Clinton and Blair, became a grotesque nightmare. And soon we were caught between two nightmares: western (neo)liberal interventionism on the one hand, and on the other the Frankenstein it spawned, namely radical Islamist terrorism—a religious version of Pol Pot’s Khmer Rouge, which likewise had mutated into a radically evil force in the wake of misguided interventionism from the West.
If both sides of this state of affairs, both the right and the left, have some elements of legitimacy, is it possible to pull them together? Perhaps, but somewhere along the line, perhaps in reaction to class reductionism, the leftwing political movements in the West forgot about class and substituted identity and gender instead. The right picked it up. The left also forgot about nation and patriotism—and the right picked them up as well. Meanwhile, if you were in the Third or Second worlds, the radical religious right picked them up.
On the left or progressive center-left, there is an absence of global public imagination. Or rather, it is no longer “global.” What we have are competing blocs of opinion, each of which contains legitimate and justifiable elements.
We on the left were accustomed to Democratic New Mandarins—the “best and the brightest” who took us into Vietnam—and we had lived through Republican administrations that made diplomatic breakthroughs to Russia and China. Thus, we’ve witnessed unexpected political turns, but I never thought I’d see Russophobia as a marker of the liberal left in the US. By comparison, in the Third and Second worlds, many leftists understand the logic of recent Russian assertiveness. We had witnessed the expansion of NATO to Russia’s borders, the Ukrainian coup, and the attempt to do in Syria what had been done in Iraq and Libya, and we were glad that Putin was pushing back, restoring some sense of a global balance against rampant unipolar impunity. Could one imagine that the American left would accuse a rightwing administration of being “soft” on Russia and Syria?
With all the talk of fascism that’s going round, perhaps we should revisit the phenomenon in context. German fascism was able to prevail not only because of the well-known split in the left, but also because the pusillanimous Weimar republic failed to address the national pride that had been wounded by the inequities of the Versailles Treaty. There was something wrong with the world order of that day, just as there is with the liberal world order of our time. While this does not justify the Nazi option, it does not mean that every rightwing challenge to the liberal world order is fascist. Nor does it mean that the liberal world order should not be challenged. It is the failure of contemporary progressives and liberals in the West to challenge it that opened the space for Brexit and then for Trump.
This was the first great recent failure of the left: the absence of a sense of crisis—of the reality of the crisis. Something is desperately awry when the leadership of the left is unable to relate to the angst of working people, the directly productive working classes. There was a Third world within the First and they weren’t only people of color, many were poor and white as well. The liberal left in the US was far too enamored of the need to defend the Obama “revolution,” yet the mistakes began at the very outset of his presidency with the bailout of the banks instead of a Rooseveltian New Deal, and ended with the folding of the Obama legacy back into the Clintonian heritage and candidacy. The progressives were too far from Bobby Kennedy of the ’68 campaign, too much in tune with Hillary and too little with Bruce Springsteen’s blue collar blues.
Something is desperately awry when the leadership of the left is unable to relate to the angst of working people, the directly productive working classes. There was a Third world within the First and they weren’t only people of color, many were poor and white as well.
The second greatest failure of contemporary progressives and the left, which must be addressed in order to construct a new public imagination, are the unavoidable issues of the nation, nationalism, and patriotism. Suffering in a fascist jail, Antonio Gramsci wrestled with what had gone wrong in his time and what needed to be done to put it right. Our left contemporaries learned from much of what he wrote on hegemony and culture but missed one of his most important themes, that of the nation, nation building and state building. He understood that the left had abandoned those tasks and argued that picking up where Machiavelli left off was a task of the left, by which he meant wrestling with the tasks of nation and state building. Indisputably an internationalist, he notably criticized “cosmopolitanism” as a doctrine that hampered the task of nation building.
It is not entirely illegitimate that in many parts of the world, for the right and left, Putin is a hero, and almost a role model, just as De Gaulle and Gaullism were at an earlier time. In Asia, Duterte is intriguing and fitfully admired, as is Erdogan in his own land. All round the compass, nationalist populism, even when it doesn’t enjoy an arithmetical majority, seems to embody the Rousseauvian general will. This is a symptom that cannot be ignored.
The contemporary left abandoned Gramsci and instead embraced cosmopolitanism—and has paid the price. As with every serious revolutionary from Mao and Ho Chi Minh to Fidel Castro and Amilcar Cabral, Gramsci combined class, mass and nation into a bloc, and it was a “majoritarian” bloc in the best sense of the word, not a collocation of minorities.
A neo-progressive project needs to grapple with the crisis of neoliberalism, learning from the Latin American left to reject hegemonic liberal-“humanitarian” interventionism which destroys national/state sovereignty in the global South, whinevertheless neverthless fighting against terrorism as well as the conditions that create it, and eschewing rightwing nationalism while refusing to concede the nation and patriotism to the right. This project must turn to Gramsci so as to rediscover and re-appropriate the nation, reimagine a “people-nation” and build a “national popular” bloc. Intellectuals such as Eric Hobsbawm and Stuart Hall diligently deployed Antonio Gramsci’s thinking to unpack Margaret Thatcher’s authoritarian populism and its reworking of nationalism. They prescribed the application of Gramsci’s concept of the “national popular.” Meanwhile, in the USA, a witting or unwitting ‘neo-Gramsci Lite’ helped shift the Democratic Party to its winning Clintonian culture in the 1990s. While its strength was that it outlined a new strategy, its weakness was that it did not outline a new public imagination.
A neo-progressive project needs to grapple with the crisis of neoliberalism, learning from the Latin American left to reject hegemonic liberal-
“humanitarian” interventionism… and eschewing rightwing nationalism while refusing to concede the nation and patriotism to the right. This project must turn to Gramsci.
A neo-progressive public imagination must be based on a moral and the ethical perspective. An ethic of violence—that is, its correct use1—is a central component. It must acknowledge that whenever violence is wittingly used against the innocent, against unarmed civilians, be it by states or movements, it is terrorism and is therefore wrong and must be opposed. Terrorism cannot be deployed, condoned or ignored even when it is directed against an entity we are inimical towards. But progressive morality has a more general application. If someone reveals a truth, says what is right, causing no harm to the innocent, he or she must be applauded and defended on that occasion—be it Assange, Snowden… or Trump (“you think our country is so innocent?”2). This is the only way by which the moral, ethical and intellectual hegemony that Gramsci spoke of can be accumulated by the progressive cause.
Thus the neo-progressives must seek to occupy the “moral Sierra Maestra” (as I have dubbed it elsewhere), the moral high ground, while always grasping the realities of politics and power. This is a difficult dialectic, but for those of us in the global South, Fidel Castro showed how the Nietzschean synthesis of “Caesar with the soul of Christ” could be even remotely approximated.
Similaire à l’ironie de l’histoire, telle qu’identifiée par Engels (popularisée par la suite par Isaac Deutscher), la gauche qui a oublié la nation -et ce non pas de manière accidentelle- a également oublié l’internationalisme en y substituant un globalisme indifférencié. Toutefois, un changement apparu lorsque l’accent fut mis sur le national ou l’international, avec l’abandon d’une sous-estimée dialectique de l’interrelation.
La dernière chance sérieuse à cet égard fut probablement caractérisée en France ; lieu où Engels considéra précisément que les luttes des classes furent menées à terme. L’« occasion » (et j’emploie ici le terme au sens où l’entendait Machiavel) fut la rupture courageuse, la rupture de principe de la gauche vis-à-vis du bombardement de la Serbie par l’OTAN; une rupture identifiée de manière populaire par la figure de Jean-Pierre Chevènement. Ce fut alors l’occasion de redécouvrir et d’appliquer de façon créative les leçons du Front Populaire. Ce dont on se souvient en Europe concernant le Front Populaire est l’alliance des sociaux-démocrates et des communistes, y compris l’ensemble des polémiques concernant cette équation : la redécouverte de la nation. Bannière de l’indépendance nationale et de la démocratie, le communiqué final de Staline aux communistes en 1952, fut alors abandonné.
Ce qu’il aurait alors fallu faire est une «aperatura» (comme le disait Berlinguer), «une ouverture» de la gauche anti-OTAN aux aspects progressistes de l’héritage gaulliste. Un néo-gaullisme de la gauche ; voir un gaullisme de gauche était alors possible en adoptant et en déplaçant vers la gauche la fameuse phrase « une certaine idée de la France », ainsi qu’un certain rôle centriste pour la France dans le monde ; à savoir un rôle et une vision d’autonomie et de multipolarité qui s’opposent au totalitarisme atlantiste.
En outre, les affiliations idéologiques entre proto-gaullisme et gauche du Front Populaire remontent à Malraux. Un remaniement desdites affiliations au XXIe siècle aurait nécessité non seulement une révision de l’héritage de Sartre, mais également la recherche d’une synthèse incluant Camus et Malraux. Au risque de paraître hérétique, les derniers écrits politico-stratégiques de Poulantzas, l’étude de Regis Debray sur le marxisme et la question nationale datant de 1977, ainsi que ses deux biographies contrastées de Mitterrand et de de Gaulle ; ont fourni des points de départ pour ce projet qui je considère fut manqué par la gauche française lors de ladite occasion. Marine Le Pen en est le résultat.
L’histoire du Front Populaire et ses importants ajustements en Asie englobèrent à la fois le patriotisme et l’internationalisme. Au cours des dernières décennies, l’abandon de l’un, mena à l’abandon de l’autre ; voire l’accent unique mis sur l’un, mena à l’obstruction de l’autre.