Notre camarade l’historienne Annie Lacroix-Riz a accordé un entretien pour le hors série du 8 avril de l’Humanité au sujet de l’un de ses thèmes de recherche la Collaboration patronale, intitulée « Grands patrons français et modèle allemand », parue dans L’Humanité hors-série d’avril 2015 « 8 mai 1945. Après la victoire contre le nazisme, la France se relève », p. 42-43. que www.initiative-communiste.fr reproduit avec son aimable autorisation.
1945 /// DANS TOUTE LA FRANCE, LA SOIF DE VIVRE
Grands patrons français et modèle allemand
Quelle fut l’ampleur de la collaboration patronale ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Celle-ci a été d’autant plus massive qu’elle a été longtemps préparée. On ne peut parler de collaboration patronale 1940-1944 sans évoquer la phase dite de réconciliation franco-allemande qui rentre dans une phase décisive, sous l’égide des États-Unis, en 1924, et qui débouche sur la création du cartel international de l’acier en 1926. Après 1929, avec la crise, le grand patronat français est entré dans une phase qu’on appelle continentale ou européenne. Il rompt progressivement, parfois plus brutalement, les amarres avec les États-Unis et passe d’un tuteur atlantique à un tuteur allemand. C’est une dimension essentielle, totalement gommée aujourd’hui par la pensée dominante, parce qu’il faut démontrer que la question de la collaboration ne se pose qu’à partir de l’été 1940 : c’est la problématique que la récente exposition des Archives nationales, « la Collaboration 1940-1945 », tente d’imposer. En fait, il n’est pas une opération de la collaboration économique qui n’ait commencé avant l’Occupation. Y compris d’ailleurs en ce qui concerne « l’aryanisation », processus dans lequel, entre 1938 et la défaite, le capital français s’est trouvé en première ligne dans la couronne coloniale qu’il s’était créée en Europe centrale et orientale, après sa victoire de 1918, en prenant la relève des capitaux autrichiens et allemands en Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie et Pologne. Depuis l’Anschluss puis l’annexion des Sudètes (mars et octobre 1938), il vend massivement ses titres autrichiens et tchécoslovaques au capital allemand. Des associations de capitaux, parfois secrètes, surtout pour motif fiscal, se poursuivent depuis 1933. Cette dimension majeure des rapports franco-allemands ne concerne que le grand capital : car c’est avant tout de lui qu’il s’agit dans la collaboration, pas des margoulins à la Joinovici, comme le prétend l’exposition susmentionnée, pas de la boutique, que le grand capital français s’emploie à éliminer.
Que fut la collaboration patronale ?
ANNIE LACROIX-RIZ Il faut distinguer plusieurs niveaux. Le premier est celui des commandes, évidemment toujours invoqué par ceux qui nient la collaboration en arguant que l’Allemagne a été un client par contrainte. C’est faux. À l’été 1940, tous les grands contrats de matières premières signés sont des contrats prorogés. Les cartels, conclus pour des décennies, soit existaient et sont renouvelés, soit sont contractés, le tout dans les conditions, très favorables au Reich, de sa victoire. Les cartels de l’acier, de la chimie, etc., sont maintenus. Louis Renault a rêvé du cartel « européen » de l’automobile, et a passé deux heures à la chancellerie du Reich en 1935 pour y rallier Hitler. Ledit cartel est conclu en 1940-1941 sous l’égide de Lehideux, son neveu, placé à la tête du Comité d’organisation de l’automobile. Les cessions de titres ont commencé, je l’ai évoqué, avant-guerre. Elles sont systématisées et se font prioritairement au détriment des parts « juives ». Le plus simple, c’est de céder aux Allemands les titres des juifs et, quand il s’agit de mariage de capitaux, de les mettre à la place des spoliés. La collaboration fournit en outre aux groupes financiers l’occasion de concentrer l’économie, sous la tutelle des comités d’organisation, directement inspirés du modèle allemand, qu’ils dirigent. La « pénurie », conséquence du ratissage allemand des ressources (payé par le contribuable français, via les frais d’occupation et le clearing), a radicalisé la monopolisation.
La collaboration économique fut une dimension importante des rapports entre la France de Vichy et le Reich. Louis Renault en est le principal symbole, il avait rencontré Hitler à Berlin dès 1935.
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Qu’en fut-il de la condition ouvrière dans cette période ?
ANNIE LACROIX-RIZ Dans les années 1930, il y a une frénésie du capital français pour le modèle social allemand. Elle s’exprime sans scrupule après l’échec de la grève générale du 30 novembre 1938, qui fit triompher le « Munich intérieur ». Les représentants de la chambre de commerce de Paris qui vont à l’automne 1938 en tournée en Allemagne en reviennent enthousiastes, exigeant l’alignement français sur la structuration allemande des « branches » et sur le « Führerprinzip » (principe du chef) : pas besoin d’autorisation administrative pour porter la journée de travail à seize heures, syndicats et partis ouvriers interdits, etc. J’ai montré, dans De Munich à Vichy (1), la dégradation du salaire et des conditions de travail depuis la fin 1938 sous le tandem Daladier-Reynaud. La poigne de l’occupant permettra de graver dans le marbre le blocage des salaires et l’envol des prix : de 1940 à 1944, la classe ouvrière et les employés (environ 60 % de la population française) perdent en moyenne 10-12 kilos et 50 % de leur pouvoir d’achat. Mais pour l’exploitation de la main-d’oeuvre française, l’Occupation a été l’incontestable éden du XXe siècle, comme 1933-1945 pour le grand capital allemand.
« Dans les années 1930, il y a une frénésie du capital français pour le modèle social allemand. »
Quelles sanctions de la collaboration à la Libération ?
ANNIE LACROIX-RIZ Avant la Libération, il y a eu un mouvement populaire profond en faveur d’une réorganisation sociale et du « châtiment des traîtres », mot d’ordre qui reflétait le poids des communistes dans la Résistance. Mais tout a été fait, au sommet, pour contenir ou ruiner les projets consignés dans le Programme du Conseil national de la Résistance (15 mars 1944). Le sabotage de l’épuration, économique ou non, est, comme le révèlent les fonds du ministère de la Justice, organisé à Alger depuis l’été 1943, un an avant l’arrivée en France de De Gaulle et de son cabinet. De 1945 à 1950, les nationalisations, limitées mais soumises à pression démocratique, s’adaptent plus directement aux desiderata des monopoles, grâce à la dégradation rapide du rapport des forces. Le grand capital français, par ailleurs très généreusement indemnisé en cas de nationalisation (EDF-GDF, houillères, etc.), a été à peine éraflé. Sa « mise au piquet », fugace, n’a eu aucun edet sur le fonctionnement des entreprises, haute banque en tête : dans les banques de dépôt nationalisées en 1945 siègent au conseil d’administration les mêmes membres qu’avant, et celles d’affaires ont toutes été épargnées.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR JÉRÔME SKALSKI
(1) De Munich à Vichy, d’Annie Lacroix-Riz, Paris, Armand Colin, 2008.
Références bibliographiques Annie
Lacroix-Riz : le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris,
Armand Colin, 2010 ; L’Histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Delga-Le Temps des cerises, 2012 ;
Industriels et Banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013 ;
Aux origines du carcan européen, 1900-1960. La France sous influence allemande et américaine, Paris, Delga-Le Temps des cerises, 2014.
source : L’HUMANITE , AVRIL 2015 – HORS-SÉRIE 1945 . 43 avec l’aimable autorisation d’Annie Lacroix-Riz