Par Fadi Kassem, professeur agrégé d’histoire
Le 6 août 1919, la République des Conseils de Hongrie, dirigée essentiellement par Béla Kun (commissaire aux Affaires étrangères et chef du parti communiste de Hongrie), s’effondre définitivement face à une coalition de forces roumaines, serbes et nationalistes contre-révolutionnaires hongroises et étrangères soutenues par la mission française commandée par Henri Berthelot. Ainsi s’achève tragiquement le deuxième régime soviétique mis en place quelques mois après celui de Russie et dont l’existence pendant 133 jours – de fait, Béla Kun et les autres commissaires fuient Budapest dès le 1er août devant l’offensive des forces réactionnaires – aura représenté un grand espoir pour les travailleurs hongrois, et d’abord une rupture avec le néo-absolutisme de la monarchie austro-hongroise qui, pour tenter de sauver son existence et prévenir d’une menace révolutionnaire, avait précipité la Double Couronne dans la guerre[i], et ce en dépit de nombreux cas de fraternisation et de refus d’obéissance[ii].
La politique appliquée imite en grande partie celle des bolcheviques : nationalisation de nombreuses entreprises, de banques, des assurances, du commerce en gros, et des immeubles locatifs ; confiscation des terres des grands propriétaires agricoles ; décrets sociaux pour les femmes et les enfants ; fin de la discrimination et des exactions envers les minorités, notamment à l’encontre des juifs ; contrôle de la presse bourgeoise, toujours prompte à allumer les contre-feux révolutionnaires ; politique de laïcisation, y compris la nationalisation des biens du clergé, puisque, avec pour ministre le professeur Oscar Faber, le nouveau régime avait prononcé le séquestre et entamé la liquidation des biens d’« une des plus riches [Églises] du monde »[iii] ; instauration de « tribunaux révolutionnaires » avec des juges choisis parmi le peuple et d’une « milice révolutionnaire » se substituant aux réactionnaires forces de la police et de l’armée ; mise en place d’une Assemblée nationale des Conseils qui adopte le principe de dictature du prolétariat et décrète la Hongrie « État socialiste fédératif ». Autant de mesures de salut public indispensables alors que très vite le nouveau régime est déstabilisé par les forces contre-révolutionnaires désireuses d’empêcher l’expansion du communisme.
Mais la République soviétique hongroise ne peut faire face aux offensives des armées réactionnaires roumaine, serbe et tchécoslovaque, sous l’impulsion de la France de Clemenceau désireux de faire la peau aux « complices de Lénine ». Déjà acculée par une vaste coalition de 14 nations – dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et le Japon – et par la guerre civile menée par les forces blanches contre-révolutionnaires[iv], la Russie bolchevique ne peut assurer un soutien important à la République des Conseils (pas plus qu’elle n’a pu apporter son aide à la République des Conseils de Bavière en avril 1919 écrasée par les corps francs, vivier du futur parti nazi), qui se retrouve confrontée à son tour à une réaction intérieure et aux offensives extérieures. Comment ne pas souligner également le rôle politique considérable du Vatican, tenu en complet accord avec le Reich vaincu et politiquement intact, qui avait obtenu de Benoît XV le droit à la succession de l’ensemble de l’empire austro-hongrois ? La Hongrie soviétique résiste pendant plusieurs mois avant de céder face à l’offensive Berthelot, ouvrant ainsi la voie au rétablissement d’une monarchie « sans roi », la dictature du régent ultra-réactionnaire Horthy, ancien commandant en chef de la marine impériale et chef des forces militaires réactionnaires hongroises, pratiquant une politique de terreur blanche[v] qui s’abat sur les ouvriers, les francs-maçons, les communistes et les juifs (généralement assimilés aux communistes – tel était le cas de Béla Kun) et un retour à un cléricalisme débridé, le tout avec l’assentiment des impérialismes occidentaux et du Vatican. L’ère des fascismes est ouverte avant même que les Traités de paix ne soient signés…
La brève expérience de la République des Conseils de Hongrie constitue un épisode trop oublié des espoirs révolutionnaires ; elle a pourtant accouché de belles promesses théoriques et pratiques : songeons à Mátyás Rákosi, commissaire en charge du commerce et futur dirigeant de la République populaire de Hongrie après la chute du fascisme en 1945 ; songeons aussi à Georg Lukács, commissaire chargé de la culture et auteur d’une importante réflexion théorique sur le marxisme-léninisme[vi]. Et méditons également cette nouvelle leçon – pour ne pas dire loi d’airain – de l’histoire, selon laquelle la Réaction ne laisse jamais se développer un régime révolutionnaire et met tout en œuvre pour le discréditer et l’abattre.
[i] Voir à ce sujet le lien suivant : https://editionsdelga.fr/1914-1918-la-grande-guerre-des-classes/
[ii] Voir le lien suivant : https://www.marxiste.org/theorie/histoire-materialisme-historique/246-la-republique-sovietique-hongroise-de-1919-la-revolution-oubliee
[iii] Pour plus d’informations sur le sujet, lire Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l’Europe et le Reich : de la Première Guerre mondiale à la guerre froide, Armand Colin, 2010, 2e édition.
[iv] Sur la guerre internationale contre la Russie bolchevique, lire Anatoli Chouryguinine, Youri Korablev, La Guerre de 1918-1922. Quatorze puissances liguées contre la Révolution russe, éditions Delga. Voir le lien suivant : http://editionsdelga.fr/produit/la-guerre-de-1918-1922/
[v] Une terreur blanche autrement plus sanguinaire que la « terreur rouge » que cite toujours comme référence l’anticommuniste Stéphane Courtois, gonflant une nouvelle fois artificiellement les chiffres. Voir le lien suivant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Terreur_rouge_(Hongrie)
[vi] Nombre de ses ouvrages sont disponibles aux éditions Delga. Voir le lien suivant : http://editionsdelga.fr/portfolio/georges-lukacs/