L’académicien français Michel Serres était fort loin d’être communiste ; il ne portait guère les marxistes dans son cœur, tendait fâcheusement à dissocier l’étude des techniques de celle des rapports sociaux de production et sous-estimait lourdement la dimension guerrière, voire exterministe du capitalisme moderne. On lui doit aussi certaines thématiques « communicationnelles » qui sont devenues des leitmotivs de l’idéologie dominante : par ex. l’idée que notre monde – qu’il faut cesser de confondre avec le parasitisme des métropoles impérialistes désindustrialisées et livrées au vertige de la com, de la pub, du tout-financier et de la « culture » marchandisée – n’aurait plus rien à faire du travail productif industriel ou agricole, ces bricoles tout justes bonnes pour les très archaïques pays de l’Est et du Sud : comme si l’échange pouvait jamais être durablement dissocié du travail productif et comme si l’on pouvait durablement commercer avec le reste du monde quand on s’est soi-même rendu impuissant à produire…
Serres n’en était pas moins un vrai penseur. Penseur de l’histoire entrecroisée des sciences et de la philosophie, avec sa remarquable étude sur Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, penseur de l’ontologie de la matière sinon penseur matérialiste de l’ontologie : je me souviens encore avec bonheur du Séminaire sur la matière que Serres anima à la Fac des Lettres de Nice au début des années 1970 : sans aller jusqu’à faire droit à la « contradiction dans l’essence même des choses » qui caractérise la dialectique engelsienne de la nature, l’auteur de la série des Hermès pointait à sa façon l’essence rationnelle de la matérialité en travaillant les idées de structure, de graphe et de réseau ; ce faisant, il s’écartait du néopositivisme anglo-saxon dominant qui nie toute forme de convergence ontologique entre le rationnel et la réalité sensible. C’est à l’issue de ce séminaire sur la matière que, s’étant risqué à un commentaire de la physique cartésienne de l’état liquide qu’avait fort apprécié Serres, l’auteur de ces lignes s’est senti mieux à même d’arpenter les chemins ardus de l’épistémologie ; et, par la suite, d’approfondir les rapports de la forme et de la matière, du matériel et du relationnel à la lumière de la philosophie marxiste.
Enfin, Serres était aussi un défenseur courageux de la langue française : prenant le contrepied de l’étouffant conformisme anglomane, il s’opposait frontalement au tout-anglais des « collabos de la pub et du fric », pour reprendre sa combative expression.
Sur tous les sujets il excellait à décaler la perspective, à faire surgir malicieusement des points de vue nouveaux, en un mot, il faisait réfléchir en faisant montre de souci démocratique et de talent pédagogique. Sa mort est une perte pour la philosophie, pour la littérature française (il avait une « plume ») et pour la résistance à la langue unique globalitaire. Et comme il s’agit là d’un front très difficile sur lequel les philosophes professionnels ne se risquent guère de nos jours, il faut souhaiter de nombreux continuateurs à Michel Serres.
Par Georges Gastaud, philosophe
« Collabos de la pub et du fric » par SERRES Michel, philosophe et académicien
L’auteur de cet article habite aux États-Unis depuis quarante ans, a enseigné sur tous les continents, a roulé sa bosse par toutes cultures, bénéficia toute sa vie des leçons d’ailleurs et d’Autrui, en mâchant le pain noir de l’exil.
Amoureux des langues, il en apprécie les musiques subtiles, s’enthousiasme devant le point de vue irremplaçable que chacun porte sur les choses du monde. Ne le soupçonnez pas d’enfermement ni de nationalisme. Pourtant, au retour de dix voyages, voici ce qu’il voit: plus de mots anglais sur les murs de nos villes ou à la une de nos journaux que de mots allemands pendant l’occupation. Si vous voyagez en train, la SNCF vous fourre dans la poche une carte S’miles, dont la plaisanterie ne fait rire aucun anglo saxophone et par laquelle la compagnie, dite française, torpille le système métrique, adopté dans les sciences, universellement, au Point que la Nasa, récemment, faillit perdre un satellite pour s’être embrouillée dans ses propres unités archaïques.
Enseignant, vous ne pouvez prétendre, en classe, que le mot relais ne s’écrit point par un y puisque, dans toutes les gares de France, s’affiche, en gros et en rouge, cette lettre. Plus de boutiques, des shops; un déluge de best of, decover, demake-up…pis : des crèmes anti-age qui révèlent la stupidité du traducteur, puisque to age signifie vieillir. En fait, ce sont des plâtras pour réparer l’irréparable vieillerie des rides.
Feuilletez maintenant l’histoire des guerres. Les vainqueurs imposent toujours leur langue aux vaincus, ce pourquoi il nous reste à peine trente mots gaulois. En Europe de l’Est, l’enseignement du russe était obligatoire. Quelle guerre nouvelle venons- nous de perdre? Qui sont donc les collabos ?
Victorieux de la lutte pour le fric, les riches cherchent à ne pas jaser de la même manière que le peuple. Avant la guerre de 14-18, 51% des Français parlaient alsacien, breton, picard ou langue d’oc : ruraux pour la plupart.
Les langues des régions de France moururent de la mort des paysans. Au Moyen Âge, les savants, les médecins, les juristes, bref, la classe dominante parlait latin. Il fallut un édit royal pour que notre langue maternelle fût usitée en public et dans les actes officiels. Nous revenons aujourd’hui à cet état de fait.
Les riches, la classe dominante, les publicitaires, ceux qui tiennent l’espace des affiches et le temps de parole éliminent le français.
Comme d’habitude, les vainqueurs cherchent à imposer leur langage. Vous souvenez-vous de la vieille pub où un chien écoutait, obéissant, assis devant une enceinte acoustique d’où sortait la Voix de son Maître?
La voix de nos maîtres, nous ne
l’entendons plus que dans une autre langue. Et quel sabir ! Si vous
saviez à quel point ces dominants ignorent le vrai, le bel anglais !
J’en ai honte devant mes amis d’outre- Manche ou d’outre-Atlantique. Du
coup, la langue française, la mienne, que j’aime, devient celle des
pauvres, des assujettis, nous, petits chiens obéissant à la pub et au
fric.
Je vous invite à l’écrire et à la parler, fièrement, comme
langue de la Résistance. Chaque fois que je reçois un message où l’on me
demande un pitch de ma conférence à venir, je réponds aussitôt: qu’ès
aco, lou pitch?
Là, le Parisien, in, est interloqué. Les savants qui inventent, qui ont parfois reçu prix Nobel ou médaille Fields, disent, unanimement : on n’invente que dans sa langue, qui délivre un point de vue inédit, je l’ai dit, sur le monde. Après, on publie les résultats de la découverte dans les revues rédigées dans le sabir commun; depuis trois mille ans, il existe, en effet, une langue de communication: normale, nécessaire, salutaire. Le patron des traducteurs qui travaillent au Conseil de l’Europe ne cesse d’affirmer que les interventions réellement originales s’y font dans les idiomes propres; l’usage ou l’obligation de ne parler que dans la langue de communication condamne chacun à ne plus penser que dans le format, dans la correction politique, dans les répétitions indéfinies de la société du spectacle. Autrement dit, devenir bourrique.
Pour défendre le Français, espèce inventive en péril, je vous propose une stratégie d’une puissance rare. Utilisez votre carte de crédit comme bulletin de vote.
N’achetez aucun produit dont la
publicité ne soit pas dite en français ou dont vous ne comprenez pas le
nom; n’allez pas voir de film dont le titre, sur l’affiche, ne soit pas
traduit; révoltez-vous contre les nouveaux collabos, entrez dans la
Résistance, faites la grève du zèle, en faveur de notre langue.
Michel SERRES
JOURNAL « Sud Ouest » du 09/05/2011