Le dernier ouvrage de Jacques Sapir, Souveraineté. Démocratie. Laïcité, se signale à notre attention par son appel à la création d’une sorte de « front de libération nationale » pour nous sortir du carcan bruxellois.
Néanmoins, pour noble que soit la cause indépendantiste qu’il défend, la vision caricaturale du marxisme et la conception de l’État que développe l’économiste français ne sont pas de nature à lui rallier des partisans à gauche.
Il est même à craindre que ce livre, par ses crispations et ses exclusives, ne pose davantage d’obstacles qu’il n’en soulève à la création dudit front. Auquel cas, M. Sapir aurait malheureusement gâché le capital de sympathie dont il dispose auprès de nombreux progressistes attachés à la souveraineté de leur pays.
L’État c’est lui
La première erreur tactique dans cette démarche est, nous semble-t-il, que, bien loin de rester dans le rôle de brillant économiste d’un nouveau CNR auquel ses mérites le désignent, Jacques Sapir entend ici prendre une sorte d’ascendant théorique en imposant à d’éventuels alliés sa propre conception de la politique et surtout de l’État.
D’emblée, il commence par poser des interdits sur toute une tradition de pensée. Dès les premières pages de son ouvrage, il considère que distinguer un bon d’un mauvais souverainisme rend la gauche inaudible. Parler de souveraineté « de gauche » ou « de droite » n’aurait « pas de sens, ou ne peut avoir qu’un sens caché, celui d’un refus, de fait, de la souveraineté ».
Il est un peu étrange de commencer sa thèse en excluant d’emblée les problématiques ou en voulant aboutir tout de suite à une conclusion voire à un assentiment politique. Il semblerait que pour M. Sapir, on défendrait d’autant mieux un concept qu’on s’interdirait d’en voir les contradictions.
Signe caractéristique de cette vision unanimiste, l’ouvrage commence d’ailleurs par un chant d’amour entonné à l’état d’urgence instauré depuis 2015 — présenté comme un acte majeur de décision souverainiste —, et se clôt par l’éloge du modèle charismatique wébérien propre à revigorer le nouveau populisme que M. Sapir appelle de ses vœux. Et l’on a entre-temps glissé subrepticement d’une défense de la souveraineté présentée comme souveraineté populaire à celle de l’État. Et non pas à une vision qui saurait distinguer, par exemple, l’État répressif de l’État providence l’État des services publics de l’État gendarme, mais au contraire l’État tout court. Et l’on voit alors cette « riche articulation du monde intime qu’est l’État », comme le disait Hegel , pensée désormais comme un lieu sans contradiction, au prétexte que la souveraineté serait indivisible.
En effet, ce n’est pas Hegel qui est convoqué dans cet ouvrage et cette absence du maître de la dialectique a presque quelque chose de volontaire sur pareil sujet et pour un livre qui compte tout de même trois cents pages. Ce ne sont même pas non plus, dans le versant réactionnaire, les fondateurs de l’école historique du droit, les von Haller, les Savigny, les Gustav Hugo, auxquels se sont heurtés Hegel puis Marx.
C’est tout simplement Carl Schmitt, dont M. Sapir ne partage évidemment pas les engagements politiques que l’on sait, mais qu’il interroge de façon obsessionnelle à presque toutes les pages. Cédant sans doute à un effet de mode et peut-être par manque de familiarité avec les classiques de la philosophie politique — ce n’est pas a priori son domaine de prédilection et nul ne songe à le lui reprocher —, M. Sapir se croit obligé de chercher chez Carl Schmitt, pour lutter contre le « positivisme juridique » de Kelsen (et des technocrates de l’UE) en disant que le droit est toujours en situation, ce que Montesquieu pouvait dire tout banalement à propos de « l’esprit des lois ». Même chose en ce qui concerne la nécessité de ne pas céder à une vision contractualiste de la société : il suffisait à M. Sapir de citer Hegel contre Rousseau.
Une conception théologique de l’État
Mais un vrai problème surgit quand l’on finit par comprendre que Carl Schmitt est appelé en fait à la rescousse pour restaurer une conception monolithique de l’État, et quasi théologique, du moins au sens où le juriste alleamand considérait que les concepts politiques n’étaient que des notions théologiques sécularisées. En effet, lorsqu’on ignore superbement le marxisme et même le hégélianisme, on peut toujours essayer de penser la politique avec Augustin d’Hippone ou Thomas d’Aquin. M. Sapir nous entraîne alors dans une vision assez archaïque de l’État, une souveraineté « au risque de la transcendance », comme il le dit lui-même.
Évidemment cette passion pour Leviathan et ce côté « je ne veux voir qu’une seule tête » s’explique chez M. Sapir par un profond souci moral : répondre à une urgence, lier la majorité de Français qui, quelque divers qu’ils fussent, ont voté « non » au référendum de 2005.
On pourrait certes se mettre d’accord lorsque M. Sapir rappelle la maxime « salus populi suprema lex » (le salut du peuple est la loi suprême), du moins si ce n’était que du peuple souverain qu’il s’agissait. Mais c’est de l’état qu’il s’agit. Et ce saut du peuple à l’État n’est pas légitime.
Certes M. Sapir a raison contre ce positivisme juridique qui fait primer la légalité (par exemple le Congrès qui a ratifié le traité de Lisbonne) sur la légitimité (le Non au référendum qu’a bafoué ce même traité). Contre Kelsen et ses modernes imitateurs pour qui la démocratie se réduit à un simple ensemble de procédures, on comprend qu’il faille chercher une vision plus « substantielle » de la politique. On retrouve là l’opposition entre la démocratie chère aux libéraux, conçue comme un ensemble de procédures pour faire advenir la pluralité des opinions, et la démocratie comme identifiée à une communauté et un intérêt général.
Naturellement, la question ne se pose jamais de façon aussi frontale et est traversée par bien d’autres paramètres. Et ces contradictions ne peuvent trouver une solution qu’à partir du moment où l’on fait intervenir la critique de l’économie politique chère au marxisme. C’est là que les contresens attendent M. Sapir au tournant.
Marx anarcho-libéral ? Lénine saint-simonien ?
M. Sapir, qu’on voit volontiers chercher une alliance large des souverainistes de tout bord, s’interdit pourtant d’emblée de parler un langage intelligible aux marxistes et affiche envers eux un mépris que rien ne justifie. Certes, Sapir reconnaît à Marx une validité régionale (dans la lutte des classes, bien que ce dernier ne soit pas l’inventeur du concept), mais il est persuadé que les marxistes n’ont pas pensé l’État.
C’est exactement l’inverse. Le marxisme n’a fait que développer les intuitions de la bourgeoisie éclairée de son temps (Guizot, Augustin Thierry etc.) quant au rôle de la lutte des classes ; ce qu’il a pensé, c’est précisément que la lutte des classes amenait à un bouleversement de l’État qu’il appelle dictature du prolétariat (cf. la célèbre lettre de Marx à Weydemeyer de 1852).
L’avantage du marxisme est qu’il repose sur une vision suffisamment articulée dialectiquement et riche en déterminations historiques pour pouvoir aborder l’État dans toutes ses contradictions. Le marxisme propose même une résolution de ces apories par la dictature démocratique du prolétariat, laquelle renforce l’initiative populaire d’un côté tout en détruisant l’appareil d’État bourgeois de l’autre.
Mais M. Sapir semble ignorer cela et voue aux mêmes gémonies et dans le même sac les marxistes, les libertaires, les libéraux, et même les libertariens (?), au prétexte qu’aucun de ces courants ne partage la vision idyllique de l’État qui est la sienne. à ce petit jeu, on pourrait suggérer à M. Sapir que le marxisme devrait être encore pire à ces yeux, au sens moins étatiste que le libéralisme, lequel, depuis John Locke, a toujours su se ménager la nécessité d’un État régalien, gendarme, veilleur de nuit. Et pourtant c’est le marxisme qui défend les services publics et n’a jamais théorisé qu’il fallait les faire dépérir… C’est là qu’on retourne à la nécessité de faire intervenir une analyse dialectique des contradictions.
à propos de dictature du prolétariat, on songe bien sûr à Lénine. Mais lorsque M. Sapir campe ce dernier en saint-simonien « plus attaché à l’administration des choses qu’au gouvernement des hommes », on ne peut pas faire pire contresens sur le dirigeant bolchevique. L’obsession de Lénine, après la prise du pouvoir, est de susciter l’initiative des masses, d’inciter la cuisinière à gouverner l’État. Le socialisme est pour Lénine avant tout « l’œuvre vivante des masses ». La dictature du prolétariat suppose l’initiative des masses, elle consiste à faire dépérir le régalien détaché du peuple (qui devient assumé par les travailleurs en armes) et à augmenter les fonctions d’assistance (on dirait aujourd’hui de services publics). La polémique de Lénine contre Trotsky, lequel prétendait militariser les syndicats ouvriers, est à ce sujet des plus éclairante. Enfin, la lutte que menait Lénine contre ladite « culture prolétarienne » à la Bogdanov en prônant l’« assimilation critique de l’héritage culturel », démontre le contraire d’une vision purement administrative des choses. On pourrait multiplier les exemples.
Autre contresens de M. Sapir à propos du juriste marxiste Pachoukannis, que l’économiste français se sent obligé de réduire à une formule malheureuse sur le fait que « sous le communisme, il n’y aurait plus de réglementations légales mais uniquement des réglementations techniques ». On sait pourtant que le juriste marxiste a consacré tout un ouvrage à montrer que le droit socialiste ne pouvait se borner à remplacer les anciens juges par des juges prolétariens mais impliquait une refonte de l’ensemble des rapports sociaux, ce qui est là aussi le contraire d’une vision purement administrative des choses.
La société hétérogène et ses ennemis
On peine enfin à comprendre pourquoi Marx ne comprendrait pas, selon M. Sapir, « l’hétéronomie » propre à nos sociétés et vitales à la démocratie au prétexte qu’il prônerait une société sans classes. De là à conclure que la société de classes c’est la vraie démocratie il n’y a qu’un pas.
Surtout si c’est Carl Schmitt qui est encore invoqué, non sans quelques paradoxes pour celui qui fut juriste du IIIe Reich, comme le penseur de la société « hétérogène ». En effet, c’est parce que la société est hétérogène par définition qu’il faudrait penser la nécessité de la « décision » schmittienne.
Chose assez curieuse, M. Sapir trouve certains échos dans la pensée de Chantal Mouffe. Selon la philosophe belge, le « modèle adversarial » qu’elle emprunte à Carl Schmitt permettrait d’en finir avec l’irénisme à la Habermas, propre aux illusions du capitalisme rhénan, pour permettre d’« apprivoiser » l’antagonisme, dans ce qu’elle appelle l’« agonisme ». Ainsi fini l’horizon d’attente, l’idée régulatrice de l’humanité réconciliée. Chez Mouffe et Sapir, l’hétérogénéité veut dire qu’il y aura toujours un prolétariat et une bourgeoisie et qu’on l’assume de la manière la plus douce possible. Leur schmittisme n’a évidemment rien d’une sympathie cachée pour le national-socialisme, mais il est l’excuse métaphysique d’un abandon du marxisme au profit d’une sorte de sociale-démocratie 2.0, d’un keynésianisme rénové. Qui leur permet de se retirer sur l’Aventin et d’exercer une fonction de tribuns de la plèbe. Écoutés, respectés, mais en cela intégrés.
Quand Sapir s’allie à lui-même
Les raccourcis auxquels un esprit aussi méthodique que Jacques Sapir se prête sont moins des « obstacles épistémologiques » ou l’expression d’une véritable hostilité, que le symptôme d’une déception récente.
On peut dire de Jacques Sapir ce que Georges Gastaud pointait récemment dans l’évolution d’un Régis Debray à propos de son livre déjà ancien (1981), Critique de la raison politique1. Ces penseurs, indéniablement de gauche, admettraient d’une part un :
« progressisme technico-économique (où l’économiste Marx trouverait son seul terrain légitime) et celui de l’ordre politique proprement dit, où la raison devrait se plier par réalisme, voire par cynisme, aux obligations récurrentes, intemporelles et somme toute anthropologiques de la raison d’État, de l’appartenance nationale, de la clôture communautaire, de l’ordonnancement politico-religieux du temps, en un mot, de la sacralité politique. »
Sapir a en effet des précurseurs dans ce chevènementisme qui vire à droite. La déception s’exprime aussi devant la sociale-démocratisation du PCF. Et en cela les critiques qu’il a adressées à Pierre Laurent et l’ensemble de la direction du PGE à propos de la trahison de Tsipras étaient tout à fait justifiées.
Mais est-il pour autant justifié d’effacer, comme semble le faire M. Sapir, les communistes de toute conscience nationale ? En effet, dans son ouvrage, après avoir évoqué Pierre Laroque qui éclipse, comme on s’en serait douté, Ambroise Croizat dans la paternité de la « Sécurité sociale », M. Sapir ne craint pas d’ajouter :
« (…) cette priorité sociale qui émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale doit beaucoup aussi à l’influence d’une aile de l’ex-PSF (Parti social français), héritier du mouvement des “Croix de feu”, et qui avait rejoint la Résistance. Ceci montre que la “priorité sociale” fut en réalité portée tant à la gauche du spectre politique qu’à sa droite. Rappelons que le slogan du PSF était “Social d’abord”. »
M. Sapir déploie bien des efforts pour convoquer l’école de Sciences Po qui est bien la seule à penser que les Croix-de-Feu n’étaient pas un parti fasciste. Et tout cela pour ne pas parler du communisme. Et pour dissimuler le fait que si l’extrême-droite se déclarait volontiers sociale, c’était avant tout pour endiguer la menace communiste.
Bref, pour M. Sapir les marxistes sont libéraux et les fascistes sont « sociaux ». Et M. Sapir prétend conquérir une unité théorique qui précéderait le politique ? Illusion d’intellectuel.
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Face à ce capitalisme monopoliste d’État qui a pris une dimension européenne, face à cette Union européenne qui n’en est pas moins un État (du moins en formation), ce n’est pas d’un traité sur la souveraineté mais d’une bonne réactivation de la contradiction capital / travail dont nous avons besoin.
S’il s’agit de rallier le front que M. Sapir propose, force est de constater qu’à moins d’abandonner le double objectif de l’émancipation économique des travailleurs et la désaliénation politico-idéologique des hommes, le « Frexit », dans les conditions actuelles de la France, ne peut se faire que par la gauche.
Aymeric Monville pour www.initiative-communiste.fr
1. Georges Gastaud, Étincelles.