#jesuischarlie et la lutte des classes : le camarade Gilbert Raymond apporte dans la tribune suivante une intéressante contribution au débat.
Charlie et les luttes de classes en France: A la recherche de l’objet qui n’est pas Charlie
Étrange, j’ai reçu un mail d’une journaliste de TF1 qui me demandait si je pouvais joindre pour elle, Loch Lomond, un inconnu, dont j’avais relayé un post sur facebook, publié par la suite sur le site Lepcf.fr. Dans ce texte, Loch Lomond expliquait, en le déclinant à la manière d’Eluard dans « Liberté j’écris ton nom », pourquoi il n’était pas Charlie. TF1 voulait faire un reportage sur le sujet, soit sur ceux qui ne sont pas Charlie. Comme cette journaliste me demandait de bien vouloir l’appeler si je partageais le point de vue de Loch Lomond, et qu’à priori je pensais bienvenu que la presse s’aperçoive que tout le monde n’était pas Charlie et puisse s’intéresser à ce fait, je lui ai téléphoné après avoir rédigé une réponse que je lui envoyais par mail, pour lui dire de vive voix ce que j’en pensais. Je lui ai demandé à l’occasion comment elle avait eu mon mail. Surprise par ma question elle n’a pas su me répondre. Il me restait à supposer qu’elle l’avait trouvé sur notre site. Mais de cela rien n’est sûr.
Nous avons alors continué ensemble notre entretien un petit quart d’heure, puis je lui ai dit que je pouvais aussi lui parler d’un endroit en Europe où des gens étaient assassinés tous les jours par des fascistes, sans que personne ne bouge. Elle m’a dit bien sûr ! Il y eu un silence. J’ai senti un trouble. Je lui ai donc parlé de la conférence de presse qu’un collectif de parisiens doit tenir sur les massacres d’Odessa. Elle m’a répondu qu’elle ne savait pas si elle pourrait se déplacer, mais elle a accepté que je lui relaye l’info. Elle la lira.
Je suis Charlie, tu suis Charlie… Ils suivent tous Charlie, mais qui est Charlie ?
Dans la lettre que je lui avais au préalable adressée pour ordonner mes idées, je lui disais : « Je n’ai pas d’autres coordonnées que celle qui me sont parvenues sur facebook, mais je peux toujours lui faire savoir votre désir de le rencontrer par ce biais. Je suis effectivement très rétif à « la formulation je suis Charlie » en tant qu’elle pose une identité entre une formule journalistique et une conscience de soi et du monde. Je ne suis pas Charlie, parce que je suis avant tout une personne et sais exister avec les autres et qui est faite d’une histoire singulière et collective ».
« J’aurai préféré une formule comme « que vive Charlie » ou « nous sommes la République : nous sommes Liberté Égalité Fraternité ». J’ai longtemps travaillé avec des adolescents souffrant de troubles d’identité, aussi comprenez que ma position est une position sous-tendue par une expérience clinique et humaine. Il existait autrefois une campagne publicitaire qui se servait d’une suite de mots. Elle disait suivez le bœuf en argument de boucherie. Elle aurait très bien pu s’écrire « je suis (suivre) le bœuf ». D’ailleurs des flèches indiquaient les étals dans les grands magasins.
Notre langue a des couleurs polysémiques qui ont des implicites parfois désastreux comme celui-ci. Suis, suit, suie, tout cela se dit pareillement et peu s’entendre différemment. Je redoute avec ce mots d’ordre l’injonction d’être comme, sans nuance, en négation de toute forme de subjectivité, d’avoir obligation de me conformer.
Il est bien évident que pour moi cette formule se prêtait complètement à la grande mascarade politique qui a mis dans la rue pendant quelques minutes sur un parcours de 300 m, toute la bande de chefs d’États atlantistes qui depuis 30 ans bombarde et détruit tous ceux qui refusent sa vision paradisiaque du grand marché et qui d’une certaine manière a armé les trois fascistes meurtriers de la semaine dernière.
Vous comprendrez que ce refus d’être une chose, n’a rien avoir avec un quelconque acquiescement à ce qui s’est commis dans la salle de rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, cet acte qui me fait horreur et pleurer de rage. Il ne me met pas en dehors de l’immense mouvement de ces derniers jours, je veux parler de tous ces gens qui ont exprimé leur refus de l’intolérance et d’une vision unique et totalitaire du monde. Au contraire, j’ai marché parmi les 300.000 lyonnais, sans drapeau et sans badge, bien que j’aurais souhaité dire ma différence, dire ce que je suis effectivement.
J’aimais beaucoup Cabu et Wolinski dont les dessins suivent ma vie depuis des dizaines d’années. Je n’ai pas attendu ces derniers jours pour acheter les recueils de leurs créations. Je n’oublie pas pour autant les quinze autres victimes dont la plupart étaient d’anonymes citoyens de ce pays, qui avaient chacun leur importance, en particulier auprès de ceux qui les aimaient. Je suis inquiet du climat de haine qui monte. Je crains ce communautarisme qui morcelle le peuple de notre pays. Je crains cette division des classes populaires, qu’une certaine vision de la société à favorisé pour mieux nier les effets de la lutte des classes qui la traverse et barrer la perspective politique qui permettrait de nous en sortir.
Je veux bien m’entretenir avec vous de ces questions, mais je ne veux pas apparaître dans une émission dont je ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants et qui immanquablement, étant donné les contraintes de montage et d’horaire, ne me permettra pas d’être ce que je suis. Il est toujours difficile, de donner une tonalité objective à un point de vue minoritaire, dans un média, qui fonctionne à faire du consensus et de l’idéologie majoritaire ». Elle m’a dit qu’elle comprenait mon point de vue. Nous nous sommes quittés sur ces paroles et la perspective d’autres entretiens au besoin. Le soir je n’ai pas regardé TF1. Je ne regarde plus ces journaux qui de toute façon sont très droitiers. Depuis que la chaîne est passée à un entrepreneur de travaux publics et qu’elle a viré Polac, qui avait publié un dessin humoristique qui annonçait une télé de m…
Il faut repérer ceux qui ne sont pas Charlie pour les traiter et les intégrer
Je ne sais pas comment elle s’est débrouillée de son sujet, mais j’ai entendu d’autres journalistes donner la parole sur ce même sujet à des gens étonnants, comme à notre ministre de l’éducation nationale, qui a recensé devant l’assemblée nationale le nombre d’incidents signalés, dans des établissements scolaires, durant la minute de silence. A partir de là, j’ai commencé à me poser des questions, sur le véritable sens de cette curiosité soudaine, pour ceux qui ne sont pas Charlie.
Puis il y a eu cette directrice de l’information sur la 2 qui lisant son prompteur, déclarait, le regard de biais comme si elle avait du mal à nous le dire en face : « on parle beaucoup d’unité, mais toute la France n’était pas dans la rue. C’est justement ceux qui ne sont pas Charlie qu’il faut repérer, ceux qui dans certains établissements scolaires ont refusé la minute de silence, ceux qui balancent sur les réseaux sociaux et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Eh bien ce sont eux qu’il faut repérer, qu’il faut traiter, intégrer, ou réintégrer dans la communauté nationale, et là l’école et le politique ont une lourde responsabilité ». Puis n’en pouvant mais, elle termine avec cette perle inspirée par des propos tenus par Sarkozy : « l’esprit du 11 janvier, c’est que ce président impopulaire a su se transformer en chef de la nation. Il a fait ce qu’il devait faire ». N’avait-on pas dit quelque chose d’approchant au sujet de Bush junior après le 11 septembre ?
Voilà, c’était prévisible, ils donnaient le la. Commençait la traque de ceux qui ne sont pas Charlie ! Avec amalgame en prime, car le lapsus de cette dame qui n’est pas un perdreau de l’année et qui représente toute une rédaction, était de taille, puisque dans le discours explicite de son intervention, ce sont davantage ceux qui refusent l’étiquette uniforme qui sont désignés à la vindicte plutôt que ceux qui étaient ou pas à la manif et qui doivent pour cela être repérés, traités, intégrés du fait de l’affirmation d’un ne pas, d’une différence. Décidément les inconscients parlent fort chez tous ces gens là. Mais ce n’était pas tout, après que plusieurs ténors de l’UMP aient demandé le vote d’un Patriot-act à la française, qu’Éric Ciotti se soit déclaré sur Twitter favorable à la suppression des allocations familiales à l’encontre des parents dont l’enfant n’a pas respecté la minute de silence, mardi dernier, au parlement, Christian Jacob, président du groupe de ce même parti, estimait pour sa part qu’à « circonstance exceptionnelles, il faut une loi exceptionnelle que nous devrions voter sans trembler. Pour que les choses soient claires si nous devons pour un moment restreindre les libertés publiques et les libertés individuelles de quelques uns, il faudra le faire » et il poursuivait « Quant à l’école de la république, si l’on accepte que des écoliers, des collégiens et des lycéens refusent une minute de silence à nos morts on a déjà perdu ».
Mais ne nous y trompons pas, ces propos ne sont pas tellement différent de ceux tenus par le très libéral homme de gauche qu’est Laurent Joffrin. Ce dernier déclarait, dans un esprit d’impertinence que seuls les nouveaux chiens de garde et leurs maîtres sauront apprécier « Charlie est un journal laïque comme la France. Manquer à l’esprit de Charlie c’est manquer aussi à ceux qui sont mort ». Sur Facebook un militant d’extrême gauche s’adressant à un blogueur qui refusait d’être Charlie et en donnait les raisons, lui rétorquait avec une grande finesse d’analyse : tu les assassines une deuxième fois. Enfin l’Humanité du 16 janvier révélait les propos d’un représentant du MEDEF qui tout en gardant l’anonymat déclarait « Ce serait tout de même assez malvenu que les partenaires sociaux n’arrivent pas à signer un accord sur le dialogue social, alors que la France a fait preuve d’une unité nationale exceptionnelle ces derniers jours sur des sujets bien plus graves ». Inutile de préciser dans quelle direction cet accord devrait tendre.
L’autre côté du miroir
A entendre tous ces gens, l’esprit du 11 janvier prend une tournure qui est loin de respirer l’air flottant dans les cortèges de nos villes. Comme l’explique Sophie Wanisch : « Il existe un usage fasciste des émotions politiques de la foule ». Si l’horreur sidère, l’émotion nous prive de nos repères. Or c’est précisément ces repères qui manquent dans la période que nous vivons. Il nous manque une organisation qui s’appuyant sur une orientation de classe, sache remettre du sens sur ces émotions et puisse donner une direction au mouvement qui s’est exprimé ces derniers jours. Nous le voyons, nous l’entendons, un bloc très droitier prend appui sur ce mouvement « spontané » et privé de vision politique claire, pour faire passer ses messages inspirés par la com. Le pire pour les masses peut donc arriver.
« J’ai l’impression que cela me remplie la tête de toutes sortes d’idées. J’ignore malheureusement quelles sont ces idées ! Pourtant quelqu’un a tué quelque chose, c’est ce qui est clair là-dedans en tout cas » disait Alice dans « De l’autre côté du miroir ». Son état était à l’évidence celui qu’ont partagé les centaines de milliers de français qui se sont retrouvés du jour au lendemain face un acte inouï en France : l’assassinat en plein jour de toute l’équipe rédactionnelle d’un journal. En plus des douze victimes, quelque chose a été tué, et c’est ce que les terroristes cherchaient. Quelque chose qui met en état de recherche et qui laisse une place disponible que toute une campagne habilement relayée par les médias dominant voudrait remplir avec un miroir que l’on nous tend, un miroir où se reflète une image en trois lettres, une image qui nous dit « Je suis Charlie ».
Le « je » qui de fait se décline en je suis, n’est rien d’autre, expliquait la psychanalyste Pierra Aulagnier, que le savoir du « je » (celui qui parle) sur le je (suis). Pour elle il faut ajouter à ce qui le définit, à savoir cette auto construction continue du je par le je, un corollaire : « Le savoir du « je » par le « je » a comme condition et comme but d’assumer au « je » un savoir sur le futur et sur le futur du « je » ». Tout en restant dans cette perspective, elle rappelait que Cassier expliquait dans sa phénoménologie de la connaissance que : « à la violence de l’affect, va faire suite la violence du commentaire qu’entend le je, une fois advenu, sur les motivations, les justifications de ces scènes. Tel est donc le but essentiel de la connaissance : rattacher le particulier à une loi, un ordre qui est la forme de l’universalité. Par là s’effectue d’autant plus précisément cette œuvre que nous avons nommée « l’intégration vers un tout » ». Concluait-il.
Je suis Charlie, le nouveau paradigme de la mythologie républicaine
La pancarte « Je suis Charlie » est devenu une profession de foi, une forme duplicable à l’infini de ce savoir qu’il convient de montrer comme une nouvelle carte d’identité, un mot de passe exigé pour entrer dans la communauté nationale. En l’espace d’une semaine, elle est devenue, suite à une promotion politico-médiatique sans précédent sur une période aussi courte, le signe du ralliement « à une loi, un ordre », qui est devenu la forme d’une nouvelle « universalité » proposée pour nous intégrer dans « le tout » d’une société capitaliste arrivée à son stade suprême, une société que nous nommons impérialisme depuis l’opuscule que Lénine a consacré à la question : d’où viennent les guerres ?
Cette société qui se donne comme réalisation de la Jérusalem céleste sur terre est pour les riches, mais elle construit un enfer pour les pauvres. Qu’importe. Ce nouveau paradigme, nous l’avons entendu presque à saturation ces derniers jours. Il se décline depuis, à longueur de journaux, pour s’articuler à « la liberté de la presse », redevenue pour la circonstance la garante nécessaire de la démocratie, alors qu’elle suffoquait depuis des années dans le carcan des multinationales qui l’on concentrée dans quelques mains odieusement mercantiles.
Devenue métonymiquement le signifiant de laïcité, il recouvre de fait cet autre paradigme devenu inavouable qui est celui de la pensée libérale articulée au libre marché sans contrainte, de la constitution européenne, refusée par la majorité de notre peuple en 2005. Avec « Je suis Charlie », une laïcité restreinte et l’idéologie libérale libertaire viennent brutalement prendre la place du triptyque « liberté égalité fraternité » devenu ringard à l’oreille de nos modernes. Telle est en tout cas le scénario que nous récitent depuis dimanche radios, télévisions et politiques. Il doit remplir la tête de ceux qui ont entrepris les marches républicaines. Nul doute qu’ils s’y sont soumis. Leur choix ne peut avoir exprimé autre chose. Par contre, ceux qui n’ont pas marché seront repérés et mis au pas. Problème, ils forment la plus grande part des classes populaires. De ce point de vue, le métro offrait un indicateur hors pair pour établir un comptage sociologique. Au retour de la manif lyonnaise les rames bourrées à craquer se sont vidées dans les quartiers bourgeois. Arrivées en banlieue, elles étaient vides depuis deux stations, à l’exception de quelques militants communistes qui rentraient chez eux, dont j’étais.
Faire confiance aux masses
Une amie m’écrivait ces jours : « Entre je suis celui qui suit et je suis celui qui est, la différence est grande… Je pense que dans le cas de Charlie il y a confusion… La question est qui sommes nous ? Et la réponse est « dessine moi un mouton ! » ». Cela m’a fait penser au dialogue qu’il y avait eu entre le Petit Prince et l’Auteur au sujet du mouton. Le pilote avait beau s’appliquer, les esquisses qu’il proposait ne satisfaisaient jamais l’enfant. Finalement à bout de patience, l’auteur dessinait une caisse avec des trous, puis lui tendant sa feuille, il lui disait « Voila, ça c’est la caisse, ton mouton est dedans ». A son grand étonnement, l’enfant lui répondit « C’est tout à fait comme cela que je le voulais ». Leur dialogue se terminait magistralement sur une image qui permettait la réalisation de la subjectivité en expliquant le mécanisme de son intériorisation. Chacun pouvait ainsi se représenter le mouton qu’il portait en interne. Cette histoire nous amène malheureusement à comprendre qu’il se passe exactement le contraire dans le débat qu’engage la classe dominante.
Celle-ci, nous impose la forme d’un mouton, une forme forcément impropre à la vision de chacun, une forme indiscutable qui prend le ton regrettable d’une sommation. Être ou ne pas être et tant pis pour la folie d’Hamlet. Son esprit n’y tiendra pas, ce n’est pas le sujet. Et tant pis pour notre scepticisme existentiel. Nous marcherons au même pas. Notre caisse n’a pas de trou, elle ne laisse rien deviner d’autre que son apparence extérieur. Tout doit rester en surface. Nul ne saura jamais s’il y avait un mouton à l’intérieur, et moins encore s’il était endormi ou éveillé.
Je trouve qu’il y a dans l’atmosphère de ces jours quelque chose du « Matin Brun », la nouvelle de Franck Pavloff, quelque chose qu’il résume dans ce passage : « Faut pas pousser disait Charlie, tu comprends, la nation n’a rien à y gagner à accepter qu’on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris. Brune, il avait rajouté en regardant autour de lui, souris brune, au cas où on aurait surpris notre conversation. Par mesure de précaution, on avait pris l’habitude de rajouter brun ou brune, à la fin des phrases ou après les mots. Au début demander un pastis brun, ça nous avait fait drôle, puis après tout, le langage, c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun que de rajouter putain, con, à tout bout de champ, comme on le fait par chez nous. Au moins, on était tranquille ».
Pour un tas de raisons qui d’ailleurs les rapproche, je ne suis pas plus Edwy Plenel que je ne suis Charlie, mais je partage son jugement quand il dit : « Les terroristes font toujours la politique du pire… Les terroristes sont les pourvoyeurs des politiques de la peur, des politiques que nous combattons », comme lui je crains « que l’on se serve de ces crimes pour nous engager dans une guerre sans fin pour désigner en bloc une partie de notre peuple ». Il est urgent de cesser cette escalade de la diabolisation. Il est urgent de cessez de remplacer des groupes et des secteurs de la population par des monstres dont on finit par avoir peur au point qu’ils justifient des mesures y compris militaire.
D’autres alternatives existent à cette tendance qui pousse au repli et à la stigmatisation de l’autre comme réponses à l’irrationnel de ces peurs. Danielle Bleitrach qui administre le blog Histoire et société a publié le témoignage d’une enseignante de la région parisienne dont l’expérience l’avait amenée à dire « Quand il faut lutter pied à pied contre des thèses fallacieuses, des idées dangereuses, il faut laisser les ados s’exprimer librement plutôt que de se protéger en réduisant immédiatement leur lecture à la liberté d’expression, la liberté de la presse, la laïcité. Les grands concepts viendront après, peut-être selon ce qu’ils diront ». En gros son témoignage prouve qu’il faut faire confiance aux masses, à leur intelligence. Or cela passe en premier lieu par l’ouverture d’espace de parole et de temps d’écoute pour leur mise en place, c’est-à-dire de circonstances concrètes et physiques pour permettre le déploiement de ce qui pourra devenir la mise en cohérence de toutes sortes de pensées qui souvent s’expriment dans un premier temps dans le bruit et la fureur. « Nous ne devons ni pleurer, ni rire, mais comprendre » disait Spinoza le rescapé de l’Inquisition à qui l’on avait demandé d’abjurer sa foi. L’ennemi, ce n’est pas celui qui s’oppose pour pouvoir se construire, c’est tout ce qui nous divise.
Quarante-huitards d’hier, quarante-huitards d’aujourd’hui : le 18 brumaire en embuscade !
Dans un autre article, Danielle Bleitrach nous disait : « Cela me fait songer à l’analyse de Marx sur la lutte des classes en France… Il raconte comment en 1848 tandis que le peuple était épris d’une ivresse de liberté et inventait un autre monde avec des commissions rassemblées aux jardins du Luxembourg, le capital installait les conditions de la répression et de la guerre… Marx dit « Tandis qu’aux jardins du Luxembourg on cherchait la pierre philosophale, à l’Hôtel de Ville on battait déjà la monnaie… ». Tandis que Valls nous parlait d’unité nationale, Macron et les marchands d’armes, de surcroît patrons de presse, installaient les conditions réelles de l’aggravation de la situation. « Et chacun déjà cherchait dans l’autre le bouc émissaire… » ». Je rajouterai à cette remarque un autre passage où Marx demande de prendre garde à ce que l’Assemblée Nationale ne soit plus « qu’un comité de salut public du parti de l’Ordre », car expliquait-il « Chaque fois que, pendant ces vacances le bruit confus du parlement s’éteignait et que son corps se dissolvait dans la nation, il apparaissait clairement qu’il ne manquait qu’une chose pour parachever le visage véritable de cette république : rendre ses vacances permanentes et remplacer sa devise : liberté, égalité, fraternité par les termes sans ambiguïté : infanterie, cavalerie, artillerie ! ». Et en effet, depuis la journée du 11 janvier, nous voyons les effectifs de vigipirate en augmentation, le porte avion Charles de Gaulle promu super star et dix mille soldat de l’armée française appelés à déambuler sur la voirie de notre « douce France ».
Suite aux mises en garde que je faisais à l’occasion d’un comité de section du parti, devant un excès d’optimisme après l’immense mobilisation de ces derniers jours, un camarade, sans doute animé par l’esprit Charlie avait cru spirituel de me faire remarquer que si la révolution se présentait comme en 48, je ne m’en rendrais pas compte. Pourquoi pensait-il précisément à celle là ? Le besoin de référence est parfois étrange. L’inconscient, toujours lui décidément, vient souvent se mêler des conversations pour à l’improviste dire ce qui refuse de se penser clairement. En tout cas je lui répondais en lui faisant remarquer qu’au lieu de faire le finaud, il ferait mieux de se rappeler que celle-ci n’avait pas été conclue en faveur des forces populaires faute d’une organisation qui les représentât et leur donnât programme et perspective. Il est utile de rappeler que de ce fait un troisième larron était venu, ramasser la mise, après avoir su habilement récupérer le mouvement.
Marx nous faisait justement remarquer dans ces même « Luttes de classe en France » que « Derrière l’empereur se cachait la jacquerie… La république qu’ils balayaient par leur vote, c’était la république des riches ». L’absence d’un parti du prolétariat avait permis aux démagogues de faire illusion sur ces bases. Cela rappelle quelqu’une ! Mais Marx nous disait aussi dans « Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte », que « Tout peuple qui croit avoir accru son puissant mouvement, se trouve soudain ramené à une époque défunte, et pour empêcher toute confusion quant à la rechute, on fait revire les anciennes dates, l’ancienne chronologie, les anciens noms, les anciens édits qui semblaient appartenir depuis longtemps à l’érudition savante, et les sbires d’antan que l’on croyait depuis longtemps tombés en putréfaction ». Des références au passé et des comparaisons avec d’autres événements, nous en avons entendu, ces jours, en particulier au sujet de cette journée d’août où la foule avait ovationnée le grand Charlie, promu symbole en marche de la France résistante.
Pour comprendre l’événement qui venait d’avoir lieu en 1848, Marx poursuivait ses comparaisons en nous livrant ce constat : « Les Français tant qu’ils furent révolutionnaires, ne purent se défaire des souvenirs napoléoniens, comme l’a prouvé l’élection du 10 décembre (celle de Louis Napoléon à la présidence). Pour échapper aux dangers de la révolution, ils rêvèrent de retrouver les marmites d’Égypte, et la réponse fût le 2 décembre 1851 (date du coup d’État). Ils ont caricaturé le vieux Napoléon lui-même, tel qu’il doit se profiler au milieu du XIXème siècle. La révolution sociale du XIXème siècle ne peut puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir. Elle ne peut commencer avec elle-même avant d’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures eurent besoin des réminiscences empruntées à l’histoire universelle que pour s’aveugler elles-mêmes sur leur propre objet. La révolution du XIXème siècle doit enterrer leurs morts, pour atteindre son propre contenu. Dans les premières, la rhétorique dépassa le contenu, dans celle-ci, le contenu dépasse la rhétorique ».
Ne nous en laissons pas compter, par les professionnels de l‘idéologie bourgeoise, et les communicants de l’Élysée, ne nous laissons pas imposer une rhétorique, fusse-t-elle celle de l’humour caricaturiste. Ne nous laissons pas impressionner par les embaumeurs de cadavre et gardons notre distance critique, retrouvons nos combats pour la libération humaine par nos luttes dans l’esprit de la classe dont nous sommes le produit. La conscience sociale dont nous sommes les tributaires, n’en déplaise, est toujours en dernière instance déterminée par les moyens de production. Elle ne saurait se réduire au nom d’un journal et des valeurs qu’il est censé représenter. Les patrons d’ailleurs ne s’y trompent pas quand ils espèrent que nous saurons continuer dans les négociations à venir, l’Union nationale construite ces derniers jours derrière le Président, entouré de ses cinquante confrères et du parlement unanime.
Gilbert Rémond, 18 janvier 2015
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