Débat : en cette journée international des droits des femmes, nous donnons la parole à Marie Nassif Debs, figure progressiste libanaise qui revient sur la place de la femme dans le monde arabe et les luttes qui doivent s’y poursuivre.
Par Marie Nassif-Debs[1] 8 mars 2022 – (Journée internationale de la Femme)
«Cette bassesse, cette infamie et cette ignominie qu’est l’absence de droits ou l’inégalité des droits pour la femme, cette survivance révoltante de la féodalité et du Moyen Âge, replâtrée dans tous les pays du globe, sans exception aucune, par la bourgeoisie cupide» Lénine[2].
« La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », appelée communément CEDAW, ne fut complètement ratifiée par les régimes politiques arabes qu’au début du XXIème siècle ; cependant, des réserves, presque les mêmes, ont été émises sur le contenu de l’article 9, surtout le paragraphe 2 concernant le droit des femmes de donner leur nationalité à leurs enfants, mais aussi sur une grande partie de l’article 16 concernant l’égalité de l’homme et de la femme pour toutes les questions découlant du mariage et qui, selon les gouvernements arabes, était en contradiction avec la Charia islamique[3] et aussi les statuts personnels des minorités vivant dans le Monde arabe. A cela, il faut ajouter que certains régimes arabes avaient également émis des réserves sur les articles 2, 15 et 29 et que le Qatar s’était déclaré non concerné par les dispositions de la Convention internationale susmentionnée.
Les statuts personnels
Ce résumé sur les positions prises par les Etats arabes exprime clairement la situation dans laquelle vivent les femmes, même si certains pays ont remis à jour quelques-unes de leurs lois à la lumière de la CEDAW, poussés dans ce sens par les luttes menées par le mouvement féminin dans chaque pays, mais aussi et surtout par le mouvement féminin arabe unifié et progressiste, encadré par le Centre régional arabe de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes (FDIF)[4] et jouissant de l’appui du mouvement politique et populaire et, surtout, de certaines intelligentsias et personnalités progressistes qui voient dans les traditions sociales et religieuses des entraves sérieuses, non seulement à la promotion du rôle de la Femme mais aussi à l’évolution de la société toute entière, vu que la moitié de la population est marginalisée et n’a pas voix au chapitre ni en ce qui concerne les problèmes de la famille, ni en ce qui concerne la production et les politiques socio-économiques… sans oublier la faible participation des femmes aux instances politiques générales.
En effet, si nous considérons les statuts personnels appliqués partout dans le Monde arabe, la discrimination apparait flagrante dans presque tous les domaines de la vie individuelle et familiale, parce que les femmes sont considérées comme des citoyens de second ordre, puisque « le mâle » détient le pouvoir en tant que chef de famille ; il a tous les pouvoirs en tant que tuteur et héritier, et c’est lui qui décide dans les domaines du mariage, du divorce et de la nationalité des enfants.
Le mariage des adolescentes
Prenons d’abord le problème du mariage des adolescentes, parce qu’il est le plus flagrant et le plus répandu.
Bien que tous les pays arabes aient signé la Convention internationale sur les droits des enfants (1989), acceptant par là son contenu et ses 12 droits fondamentaux, les statuts personnels arabes permettent ou tolèrent en général le mariage des adolescentes de moins de 18 ans. Certains pays vont même jusqu’à permettre des mariages d’enfants en bas âge (entre 12 et 15 ans) ; et, à cet égard, il faut dire que les guerres et les bouleversements que vit la région arabe depuis la deuxième décennie du XXIème siècle aident à aller dans ce sens. Ainsi, en Mauritanie et au Yémen, les mariages précoces des adolescentes entre 11 et 15 ans constituent un trafic rentable. Il en va de même dans les autres pays du Golfe arabique, dans régions rurales des pays du Maghreb et du proche et Moyen Orient.
Prenons quelques exemples publiés par des études faites récemment :
– Au Yémen, par exemple, 15% des filles sont mariées de force par leurs gardiens avant l’âge de 15 ans et presque 48,4% avant l’âge de 18 ans.
– Au Maroc, les statistiques sont toujours alarmantes : certains rapports publiés par des ONG parlent de 24% de petites filles ayant subi des mariages forcés. Et, même si nous prenons en considération certaines publications donnant des chiffres en baisse[5], le nombre de ces mariages déclarés est toujours très important.
– En Jordanie, des études faites par des associations de femmes déclarent que 10% des adolescentes jordaniennes subissent des mariages forcés contre une petite réfugiée syrienne sur cinq (20%) dans les camps des populations syriennes déplacées.
– En Irak, 24% sont mariées avant l’âge de 18 ans, et les chiffres vont augmentant.
– Au Liban, une étude faite en 2020[6] montre que plus de 24% des adolescentes syriennes et quelques 13% des adolescentes libanaises subissent des mariages précoces.
Ces chiffres sont frappants, surtout si l’on considère que ces mariages, imposés par les traditions et les coutumes révolues, entrent en réalité sous le titre de la traite des êtres humains…
Les inégalités économiques
Comme nous l’avons déjà signalé, les répercussions des traditions et des statuts personnels confessionnels ne se limitent pas aux seuls mariages et autres intérêts familiaux. Nous les retrouvons dans la vie économique et le monde du travail, même si les lois du travail passent sous silence les inégalités sur les plans de l’embauche, des salaires et des prestations sociales.
Ainsi, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), les taux de chômage parmi la population active féminine dans le Monde arabe sont deux fois plus importants que ceux de la population active masculine dans les pays arabes, bien que le nombre de femmes lettrées et ayant une spécialisation se rapproche de celui des hommes[7]. De plus, la majorité des femmes actives travaillent dans « des affaires familiales » axées vers le marché. Quant aux conditions dans lesquelles elles se trouvent, elles sont caractérisées par leur précarité et, souvent, par l’absence de contrats écrits. A cela, il faudra ajouter l’absence de respect des lois et conventions collectives.
Prenons l’exemple du Liban. En l’an 2000, et à la suite d’une campagne menée par « La Rencontre nationale pour l’élimination de la discrimination contre la Femme au Liban »[8], la loi du travail a subi plusieurs modifications importantes, dont l’interdiction de la discrimination fondée sur le sexe en matière de salaire (article 26), un congé de maternité fixé à 10 semaines (article 28), le payement de l’intégralité du salaire pendant le congé de maternité et le congé annuel (article 29) et, enfin, l’interdiction de donner un avertissement ou de licencier une femme enceinte ou pendant son congé de maternité (article 52).
Cependant, les patrons font généralement fi de ces modifications sans qu’ils soient poursuivis par les inspecteurs du Ministère du travail. L’argument ? Nous n’avons pas assez d’effectifs.
Il en va de même en ce qui concerne la répression de la violence et du harcèlement sexuel sur les lieux du travail… Les affaires de harcèlement durent plusieurs années avant de trouver une issue. Voilà pourquoi nous avons décidé de consacrer les années 2021 et 2022 à promouvoir une campagne généralisée contre ces deux méfaits, invitant le gouvernement libanais à ratifier la Convention 190 mise à l’œuvre par les Nations Unies en juin 2021, même si le gouvernement libanais, comme nous l’avons déjà remarqué, s’est toujours abstenu d’appliquer certaines clauses des conventions internationales signées. Nous le faisons, parce que nous pensons que, tôt ou tard, force sera donnée aux conventions internationales, qui priment les constitutions et les lois nationales, et que les Nations Unies seront, un jour, capables d’imposer leur autorité.
Conclusion
Cet exposé succinct et axé sur seulement quelques problèmes vécus montre combien le Monde arabe est en retard en ce qui concerne la résolution des problèmes liés à la citoyenneté et aux droits humains… surtout quand il s’agit des droits de la femme et de son rôle dans la société.
Le changement est-il possible contre le pouvoir des traditions et des lois imposées par les confessions religieuses ?
Nous le pensons, surtout que le mouvement de revendications s’élargit et s’aguerrit au fil des ans, surtout depuis les soulèvements de 2010, et que ses programmes de lutte sont bien plus clairs.
Cependant, il nous faut insister sur la nécessité d’un changement à la base, représenté par le remplacement des statuts personnels actuels par des statuts civils, d’une part, mais aussi par un rôle plus déterminant des femmes arabes dans les instances du pouvoir politique, les parlements en particulier.
[1]. Présidente de l’association féminine « Egalité-Wardah Boutros »
Coordinatrice du Forum de la gauche arabe et ex Secrétaire générale adjointe du PCL.
[2]. Lénine, Œuvres, t. 30, pp. 154-155, article paru lors du quatrième anniversaire de la Révolution d’Octobre.
[3]. Loi canonique islamique régissant, en plus de la vie religieuse, tout ce qui a rapport à la vie politique, sociale et, surtout, individuelle.
[4]. Y sont affiliées des organisations des femmes du Bahrain, d’Irak, de Jordanie, du Kuweit, du Liban, de Palestine, de Syrie et du Soudan.
[5]. Média 24 (24 décembre 2021) dit que les chiffres sont passés de 33686 en 2018 à 12600 en 2020. Ces chiffres tiennent compte des mariages enregistrés ou déclarés.
[6]. Etude sur le terrain faite sur 300 personnes (dont 57,3% sont des Libanaises) et publiée sous le titre « Le mariage précoce ; causes et répercussions négatives sur les adolescentes libanaises et les réfugiées vivant au Liban» par l’association « Egalité-Wardah Boutros », dont je suis la présidente, avec l’aide de la Ligue des droits de la femme libanaise.
Cette étude avait pour but de créer une coalition visant à faire promulguer par le parlement libanais une loi imposant le mariage à 18 ans.
[7]. Cf. le rapport de l’Organisation internationale du travail paru la veille du 8 mars 2018.
[8]. Collectif créé en 1999, deux ans après la ratification par le gouvernement libanais de la CEDAW, et regroupant des associations de femmes, des syndicats ouvriers et des organisations sociales et culturelles dont j’étais une des représentant(e)s auprès de la commission des lois au parlement libanais durant la discussion sur la modification des lois discriminatoires à l’égard des femmes (loi du travail, impôts, lois de la fonction publique… etc.).