par Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7
Porte-parole ces temps-ci, avec fort soutien médiatique, de l’historiographie dominante, bien-pensante, les historiens Thomas Fontaine et Denis Peschanski, « commissaires de l’exposition » Collaboration 1940-1945 en cours aux Archives nationales (institution qui apporte son soutien et sa caution à l’entreprise) et auteurs du livre qui en est tiré (même titre, chez Tallandier),
- situent le début de la Collaboration et son « point d’orgue » entre les 22 juin (armistice) et 24 octobre (Montoire) 1940 (p. 12);
- accusent le parti communiste de Collaboration avant le 22 juin 1941, réservant deux pages, hautement fantaisistes, de l’ouvrage à la « demande de reparution de L’Humanité » (p. 18-19), développement non scientifique d’autant plus notable que M. Peschanski est un éminent militant socialiste et élu local ;
- excluent de leur champ d’étude les principaux responsables de la Collaboration, particulièrement les représentants les plus éminents du capital financier. L’ouvrage consacre 4 pages (p. 70-73) à « l’empire Joinovici », prétendant que le petit « chiffonnier-ferrailleur » Joinovici « a amassé la plus grosse fortune de toute l’Occupation » (Exposition citée). Il ne cite qu’une fois en passant, et à titre annexe le nom de Louis Renault « À la Libération, Gnome et Rhône sera avec Renault l’une des rares entreprises nationalisées pour ses “faits de collaboration” » (p. 143).
Je reviendrai ultérieurement sur l’ensemble de l’opération, significative des pratiques de « l’histoire contemporaine sous influence », entre dissimulation du contenu des sources historiques ouvertes depuis vingt ans et censure féroce contre l’historiographie indépendante et critique, rayée de la bibliographie.
La parution le 8 janvier d’un article de l’Humanité Dimanche HD offre l’occasion d’aborder la question de la vraie « collaboration économique », que Collaboration 1940-1945 restreint aux petites crapules vite enrichies. L’article ci-après et sous sa forme de presse, évoque, de l’avant-guerre à l’Occupation, le rôle de la plus grande entreprise française dans la Collaboration, politique et économique, avec le partenaire impérialiste allemand.
Annie Lacroix-Riz
On célèbre le 70e anniversaire de la nationalisation de Renault peu après une vaste campagne menée, de 2011 à 2013 inclus, par les grands médias écrits et audiovisuels, répercutant les arguments des héritiers de Louis Renault à l’appui d’une action en « voie de fait » contre l’État français spoliateur (avortée le 5 février 2014 devant la Cour de Cassation). Leur grand-père patriote et démocrate, contraint à livrer le Reich vainqueur, aurait tout fait, de l’été 1940 à la Libération, pour limiter sa production au minimum possible, et servi en priorité le « marché civil ». Injustement arrêté et interné le 23 septembre 1944, il aurait, en prison, succombé le 24 octobre 1944 aux coups de brutes FTP déguisées en « gardiens ». L’alliance contre-nature entre de Gaulle et le PCF champion des proscriptions l’aurait, post mortem, spolié par l’ordonnance du 16 janvier 1945 confisquant la Société anonyme des Usines Renault (SAUR) et créant la Régie nationale des usines Renault (RNUR).
Pourquoi, alors que la France ne connut qu’une « épuration sélective qui égratign[a] à peine le monde des entreprises et des affaires », se bornant aux « cadres et même [aux] petits chefs », la SAUR fut-elle confisquée ? « Renault reste alors une exception, un cas à part parce que déjà un symbole. Il est bien plus que la figure emblématique du patronat français : il est à l’industrie ce que Pétain est à l’armée. Il incarne tout autant les répressions ouvrières de l’après-1936, que la soumission aux intérêts allemands », tranchait en 1998 l’historien de l’automobile Jean-Louis Loubet.
UN SYMBOLE DU SABOTAGE DE L’ARMEMENT FRANÇAIS ET DE LA GUERRE SOCIALE
Louis Renault et son entourage incarnèrent, plus que jamais depuis la crise des années 1930, l’acharnement du capital financier français, enthousiasmé par le modèle allemand d’efficacité économique et de guerre contre les salaires, à saboter toute capacité de résister à la guerre que le Reich prévoyait de faire. Celui que la Première Guerre mondiale avait énormément enrichi revendiqua publiquement la tendance générale fustigée en 1943 dans Les fossoyeurs par le grand journaliste conservateur Pertinax : « les “marchands de canons” [autrefois] dénoncés dans les carrefours comme avides de provoquer la guerre pour mieux placer leurs marchandises [… ont] plutôt cherché à ne plus fondre de canons ». En novembre 1939, pendant la « drôle de guerre », où les militants communistes croupissaient dans les prisons de Daladier pour présumée « trahison », Louis Renault clamait à travers ses ateliers de Boulogne-Billancourt : « “La Défense Nationale, je m’en fous ; ce que je veux, ce sont “des Primaquatre, des Juvaquatre, des voitures qui paient”, etc. »
« Pacifiste » envers le Reich hitlérien, il tournait toute son ardeur belliqueuse contre ses ouvriers. La SAUR, de longue date célèbre pour la dureté de l’exploitation d’un patron surnommé « le Saigneur de Billancourt », accidents du travail inclus, l’était aussi pour sa répression. Renault, bailleur de fonds des ligues fascistes, puis de la Cagoule qui les regroupa en 1935-1936, symbolisait l’adhésion du grand capital au plan fasciste de remplacement de la République par Laval-Pétain (choix définitif de 1934). Il fit de son neveu par alliance et directeur général, François Lehideux, l’organisateur de la guerre sociale, syndicats jaunes à l’appui, qui n’eut de cesse, après la grève du printemps 1936 – d’ampleur spectaculaire chez Renault – de casser toute résistance ouvrière.
Le 24 novembre 1938, une grève contre les décrets Reynaud abolissant l’acquis des accords Matignon (juin 1936), arrêtée au bout de deux heures par l’entrée illégale (reconnue comme telle) de la police dans les ateliers, généra une agression de type militaire. La répression nocturne, à la lance à incendie, eut pour spectateurs ses organisateurs : Lehideux et le préfet de police Roger Langeron (qui lancerait « le fichier juif » de l’été 1940 à janvier 1941), sortis pour l’occasion de leurs mondanités respectives. Il fallut les luttes de la résistance pour effacer le bilan du lock-out général consécutif, conséquence de l’échec du mouvement ouvrier de 1936 dont les 38 000 salariés de la SAUR avaient été l’aile marchante. Le grand avocat Moro-Giafferi dénonça, en mars 1939 (L’Humanité, du 7 au 23), la « guerre sociale » et politique déployée par « la direction [cagoularde] de Renault », appuyée sur un réseau de délateurs tarifés, et par la police locale et nationale, contre Jean-Pierre Timbaud, secrétaire du syndicat des métaux, et les militants cégétistes « unitaires » traités en « rebelles ».
UN SYMBOLE DE LA COLLABORATION
Jean-Louis Loubet, défenseur de la famille Peugeot présumée « résistante », jugeait en 1998 que Renault et Lehideux avaient plus que tous autres incarné « la collaboration économique ». L’oncle fit nommer le neveu chef du Comité d’organisation de l’automobile, premier fondé, le 30 septembre 1940, d’une institution calquée sur les Fachgruppen (groupes par branche) pour servir l’économie de guerre du Reich : il occupa cette fonction jusqu’à son arrestation, quatre ans plus tard, la partageant de juillet 1941 à avril 1942 avec le ministère de la production industrielle. Il ne s’agissait pas seulement de « réparation des chars ennemis », comme Renault l’avait dès le 1er août 1940, proposé aux Allemands : il en fabriqua, en masse, avec une ardeur relevée au printemps 1941 par le renseignement gaulliste, dans la perspective de l’opération Barbarossa, puis plus encore après l’assaut allemand contre l’URSS (22 juin 1941). L’hebdomadaire américain Life révéla, le 24 août 1942, le déjeuner organisé le 2 mars 1942, un jour avant « le bombardement des usines Renault de Boulogne-Billancourt [, …par] M. Louis Renault, célèbre collaborationniste parisien, […pour] célébrer la livraison par son usine du millième tank de celle-ci à l’armée allemande. Participaient à ces festivités des officiers allemands, des barons de l’économie français et nazis ainsi que divers dirigeants des Usines Renault ». Renault, présumé « aphasique » négociait sans répit avec les Allemands. Il avait « dès l’armistice » rouvert Le Mans, dont la production de tanks et camions enfla au fil des ans. Il fabriqua seul le camion 3,5 t., roi du « front de l’Est », les Américains Ford et General Motors (Opel) dominant le camion 3 t.
100% de sa production allait au Reich, c’est à dire au « front de l’Est ». Ce fut certes le cas de toute l’industrie automobile, mais trois éléments désignèrent prioritairement « le plus riche […] producteur de véhicules pendant la guerre » (Loubet) aux bombardements anglo-américains puis à « l’épuration ».
1° Le COA de Lehideux dressa la SAUR en chef de file, sollicitant en novembre 1941 des Allemands « pour Renault, entreprise particulièrement importante à activités multiples », un bénéfice exceptionnel de « 12% du prix de revient » alors que ses concurrents n’auraient droit qu’à 6% pour les « petites entreprises », 8% pour les moyennes, et 10% pour les autres grandes, Peugeot, Citroën-Michelin et Berliet.
2° La SAUR fut le seul grand groupe automobile à accroître ses effectifs ouvriers de 1940 à 1942 et à retrouver leur niveau de décembre 1940 en 1943, au plus fort des « actions Sauckel » de traque des ouvriers pour le STO : à cette date, ceux des trois autres « grandes entreprises » étaient en forte baisse.
3° Louis Renault avait délocalisé hors de Billancourt pour « éviter des risques possibles de bombardement par suite d’une augmentation de fabrication ». Championne des usines souterraines (nées en Allemagne) pour échapper aux « risques », « Renault » voulait encore en juillet 1944 « marcher seule et [était] plus avancée que les autres constructeurs ». En janvier 1947, le lieutenant d’Oberg et second des chefs bourreaux de la France, Knochen, chef du Sipo-SD (Gestapo) de juin 1940 à août 1944, rappela : « la construction […] s’est poursuivie sans discontinuer et surtout sans tenir compte de la situation militaire qui évoluait défavorablement. C’est ainsi que malgré le repli de la Wehrmacht aussi bien en Russie, en Italie qu’en Afrique, et même après le débarquement allié en France, les travaux se sont poursuivis comme si de rien n’était. Au moment où il a fallu quitter le sol français, ces usines étaient prêtes à fonctionner ».
La « guerre sociale » et la répression s’intensifièrent parallèlement : la collaboration policière avec « la direction de Renault » et le mouchardage intérieur, assuré par le PPF de Doriot, s’aggrava de l’aide apportée par l’occupant. Du vidage des fonds ont surnagé à la Préfecture de police des fiches sur les arrestations par dizaines de militants communistes et cégétistes en 1941 et 1942, déportés ou livrés à l’occupant. Renault et Lehideux figurèrent logiquement, aux côtés de quelques grands pairs, sur la première « liste des personnes à arrêter pour enquête ou sanction » dressée fin août 1944 par la nouvelle Préfecture de police.
DE LA RÉSISTANCE OUVRIÈRE À L’OBLIGATION DE FAIRE UN EXEMPLE
Il n’y eut pas d’alliance contre-nature entre de Gaulle et le PCF, seulement un rapport de forces créé par la Résistance intérieure, dans laquelle les communistes avaient joué le rôle le plus précoce et le plus massif. Cette action les fit, dès le tournant de 1940, y compris à la SAUR, considérablement progresser au sein de la classe ouvrière (et au-delà). Cet essor conféra au programme du Conseil national de la résistance du 15 mars 1944 le caractère progressiste que le MEDEF, héritier de la Confédération générale du patronat français, juge désormais possible d’abattre définitivement : son vice-président Denis Kessler a enjoint, dans Challenges, le 4 octobre 2007, le gouvernement d’alors de « réformer » la France en liquidant « tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception [et…] défai[sant] méthodiquement le[dit] programme », affaire en cours. Le point 2 des « mesures à appliquer dès la Libération du territoire » prescrivait le « châtiment des traîtres et […] l’éviction dans le domaine de l’administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui aur[aie]nt pactisé avec l’ennemi ou qui se ser[aie]nt associés activement à la politique des gouvernements de collaboration ». De Gaulle et son État à l’appareil inchangé étaient partisans du statu quo socio-économico-politique et de sanctions patronales dont les préparatifs de « l’épuration » avaient annoncé la réduction à néant, depuis l’été 1943 à Alger, siège du Comité français de Libération nationale puis du Gouvernement provisoire de la République française jusqu’à la Libération de Paris.
Deux facteurs rendirent cependant inévitables les sanctions contre la SAUR : le poids des ouvriers organisés, comme chez Berliet et dans le secteur énergétique, mines de charbon comprises, où le statu quo aurait compromis la poursuite de la production ; l’incarnation par « la direction de Renault » d’une collaboration menée jusqu’au bout (bien que M. Loubet ait changé d’avis, déclarant à El País à la mi-décembre 2011 : « Toutes les entreprises ont travaillé pour l’occupant, elles n’avaient pas le choix, et surtout dans le secteur stratégique de l’automobile où se fabriquent les véhicules de guerre »).
Quand la division gagna, en 1946-1947, la lutte antisyndicale reprit à la RNUR comme ailleurs sa vigueur habituelle, mais la puissance ouvrière conservée en limita la nuisance : la nationalisation dura, alors que les forces patronales reprirent l’avantage définitif chez Berliet en 1949, et la RNUR se posa en symbole des conquêtes ouvrières d’avant crise systémique.
Pour en savoir plus
Fonds français et allemands d’Occupation, Archives nationales ; fonds RG sur Renault, GA ou BA, archives de la Préfecture de police.
Jean-Paul Depretto et Sylvie Schweitzer, Le communisme à l’usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault 1920-1939, Edires, 1984.
Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010 ; De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008 ; Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013 ; http://www.historiographie.info/ren….
Jean-Louis Loubet, Renault, Cent ans d’histoire, Paris, ETAI, 1998
Antoine Prost, Claire Andrieu, Lucette Le Van-Lemesle, dir., Les nationalisations de la Libération, Paris, PFNSP, 1987.
publié également sur le site : www.pouruneconstituante.fr